Essai sur la philosophie de Dante (10)

Francisco Javier Fernández ChentoLivres de Frédéric OzanamLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Frédéric Ozanam · Année de la première publication : 1838.
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TROISIEME PARTIE CH. 1 : Appréciation de la philosophie de Dante. Analogies avec les doctrines orientales

L’homme ne saurait apercevoir l’ordre qui règne dans la création, sans éprouver quelque chose de la joie d’un fils qui retrouverait la trace de son père. C’est pourquoi les notions les plus exclusivement spéculatives l’intéressent, par cela seul qu’elles se rapportent à d’autres connaissances, acquises ou innées : car l’intérêt n’est en nous que le sentiment des rapports. Les productions mêmes de l’esprit humain n’ont de prix à nos yeux qu’à la condition de se lier entre elles dans nos souvenirs.

Un système sans analogies serait aussi sans valeur.

-mais loin qu’il en soit ainsi, toutes les conceptions des philosophes sont dominées par un certain nombre de problèmes principaux, qui n’ont aussi qu’un certain nombre de réponses possibles ; ces réponses, nécessairement répétées, deviennent des points de ralliement autour desquels les penseurs de tous les temps se rangent en écoles, et comme autant de caractères qui servent à classer chaque doctrine, et qu’il y faut reconnaître pour la définir.

D’ailleurs, toute doctrine recueille inévitablement les travaux des âges antérieurs, qui lui servent de prémisses ; elle en doit tirer des conséquences, qui seront prémisses à leur tour pour les temps futurs ; et c’est là ce qui lui donne rang d’effet et de cause, ce qui constitue son mérite extérieur.

Enfin, en même temps qu’une doctrine se place de la sorte, à titre de filiation et de paternité, dans quelqu’une de ces grandes familles d’idées qui subsistent dans l’histoire, tantôt rivales, tantôt alliées, toujours vivantes, elle participe à cette portion de vérité qui est en elles et qui les fait vivre : il devient facile, dès lors, de pénétrer jusque dans son essence, pour savoir ce qu’elle renferme de vrai. Ainsi, quand nous aurons comparé la philosophie de Dante à celle qui régna dans les écoles illustres de l’orient et de la Grèce, du moyen âge et des derniers temps, nous l’aurons d’abord classée en la ramenant à des types connus ; nous aurons constaté ce qu’elle emprunta et ce qu’elle transmit, son origine et sa portée : on pourra sans peine prononcer sur la justesse de ses maximes, en y retrouvant celles d’autres systèmes déjà jugés. Cette appréciation, historique en sa forme, sera donc critique au fond ; le point de droit et le point de fait se confondront ensemble.

Ils achèveront de n’en faire plus qu’un, indivisible à nos yeux, quand nous arriverons à la question suprême : celle d’orthodoxie, où, la philosophie de Dante étant mesurée à une règle infaillible, de sa conformité dépendra pour nous sa légitimité.

1 deux voies ouvertes, l’une au midi, l’autre au nord, pouvaient conduire Dante aux sources du vieil orient : c’étaient les relations, alors fréquentes, de l’Europe avec les sarrasins et les mongols. On a déjà vu comment, au milieu du choc de la chrétienté et de l’islamisme en Espagne et en Palestine, les sciences, placées sous une sauvegarde hospitalière, avaient passé d’un camp à l’autre, et formé une active correspondance, qui, de Bagdad et de Cordoue, s’étendait dans toutes les contrées catholiques, et surtout en Italie. Les traductions d’Avicenne, d’Algazel, et la compilation qui portait le titre de livre des causes, circulant dans toutes les mains, n’avaient pu manquer de tomber dans celles de Dante ; des citations répétées en font foi, dans ses écrits. Une connaissance approfondie de l’état intellectuel des musulmans se reconnaît particulièrement dans le jugement qu’il porte de leurs idées religieuses. Tandis que la plupart de ses contemporains tenaient les disciples de l’Alcoran pour des païens, et Mahom pour une idole, il considère l’islamisme comme une secte arienne, et Mahomet comme le chef du plus grand schisme qui ait désolé l’église, châtié à son tour par les divisions de ses adeptes sous les bannières ennemies d’Omar et d’Ali. Or, ces mêmes sarrasins, derniers héritiers du synchrétisme alexandrin, initiés d’ailleurs aux rêveries du sufisme persan, touchaient ainsi, par deux côtés, à l’antique sagesse indienne, qui paraît avoir répandu des émanations fécondes sur la Perse et l’égypte. Elle se retrouvait aussi, avec ses dogmes fondamentaux, dans la religion de Bouddha, qui, chassée de la péninsule hindostane après des luttes sanglantes, avait envahi l’Asie septentrionale, et entraîné sous ses lois les hordes mongoles éparses entre l’Altaï et le Caucase. Ces peuples s’ébranlèrent : de redoutables irruptions, vers le milieu du treizième siècle, désolèrent les contrées slaves et germaniques. Plus tard, la politique savante du saint-siège les arrêta ; des rapports pacifiques s’établirent entre les princes chrétiens et les petits-fils de Gengis-Khan. Les ambassadeurs du bouddhisme parurent, dans la capitale et au rendez-vous de la catholicité, à Rome, et au deuxième concile de Lyon ; en retour, Rome et la France envoyèrent à leurs nouveaux alliés des missionnaires, chargés de leur porter la foi avec la paix. L’industrie eut aussi ses missions aventureuses.

Les routes tracées par Plan-Carpin et Rubruquis furent suivies par des marchands vénitiens ; de nombreuses relations de ces voyageurs, écrites ou verbales, se répandirent ; et, dans cet âge préoccupé plus que le nôtre des intérêts de la vie future, les opinions théologiques des mongols ne durent point rester inconnues à la curiosité des savants européens. Dante surtout, avide de savoir, toujours en quête de traditions et de systèmes qui pussent trouver place dans l’ensemble de sa vaste composition poétique ; lui qui, d’ailleurs, avait dû plus d’une fois rencontrer, à la cour des princes, les députés tartares, n’avait pu manquer de s’enquérir de leurs croyances. Il les rappelle aussi ; il les cite, en témoignage de ses propres assertions. Un double commerce le mettait donc en relation avec les prêtres philosophes des rives du Gange. Et, si l’on se souvient que leur science, si vantée dans l’antiquité, avait été consultée plusieurs fois par les sages de la Grèce et qu’elle avait laissé des traces même dans les écrits de quelques pères de l’église, on devra peut-être apercevoir là un troisième moyen de communication.

2 de remarquables analogies se rencontrent, d’abord, entre les notions indiennes et celles du poète florentin, sur la figure extérieure de la terre et sur les mystères recelés dans ses entrailles. Tandis que les brahmes représentent le mont Mérou comme le pivot du monde – à ses pieds rayonnent toutes les contrées habitées par les hommes et les génies ; au sommet, est fixée la demeure terrestre des dieux ; -la montagne du purgatoire, décrite dans la divine comédie, fut le centre du continent primitivement destiné à l’habitation de l’homme ; elle est couronnée par les délicieux ombrages du paradis terrestre. Le sombre empire d’Yama, comme le royaume de Satan, est creusé dans les profondeurs souterraines, composé de plusieurs cercles qui descendent, l’un au dessous de l’autre, en d’interminables abîmes, et dont le nombre, diversement rapporté par les mythologues, est souvent de neuf, ou d’un multiple de neuf. Les tortures s’y rencontrent pareilles, et affectées aux mêmes crimes : ténèbres ; sables enflammés ; océans de sang, où les tyrans sont plongés ; régions brûlantes, auxquelles succèdent des régions glaciales.

Au delà de ces points de contact superficiels, on découvre des rapports plus intimes. Telle est l’opinion singulière de Dante, d’après laquelle les âmes, détachées par la mort du corps qu’elles habitaient, sont revêtues d’un corps aérien. Cette hypothèse, plusieurs fois renouvelée dans la philosophie chrétienne, et empruntée au paganisme, ne se trouve nulle part, avec des développements plus complets et des traits de ressemblance plus constants, que dans les systèmes de l’Inde.  » si l’âme, y est-il dit, a pratiqué la vertu et rarement le vice, revêtue d’un corps qu’elle emprunte aux cinq éléments, elle savoure les délices du paradis. -mais, si elle s’est fréquemment adonnée au mal et rarement au bien, elle prend un autre corps, à la formation duquel concourent les cinq éléments subtils, et qui est destiné aux tortures de l’enfer. -lorsque les âmes ont goûté les joies, ou subi les peines, qui leur furent réservées, les particules élémentaires se séparent, et rentrent dans les éléments d’où elles étaient sorties.  » d’autres fois, la rencontre a lieu, mais elle est hostile : les idées orientales se représentent à la pensée du poète chrétien, mais, pour être combattues. Ainsi, l’une des plus graves erreurs de la théologie brahmanique, et qui tient de près au panthéisme, est celle qui suppose, dans l’homme, l’existence de deux âmes distinctes : l’une, individuelle, constituant la personnalité de chacun, mais restreinte aussi à la connaissance des faits et des individualités ; l’autre, par qui s’acquiert la connaissance des vérités universelles, raison immuable, âme du monde, Dieu même. D’où il suit que le but de la science, étant de ramener sans cesse le particulier au général, est aussi de confondre l’âme individuelle avec l’âme infinie, et de perdre la personne de l’homme dans l’immensité divine. Cette théorie, reproduite par Averrhoës, avait fait éclat au milieu des disputes scolastiques ; elle était sans doute du nombre de ces semences de corruption, que l’école anti-chrétienne de Frédéric Ii s’était empressée de recueillir et de propager. Elle avait appelé sur elle la sollicitude spéciale des docteurs catholiques. Dante se joignit à eux pour l’attaquer, et pour maintenir l’unité, l’indivisibilité, et, par conséquent aussi, la dignité, de l’esprit humain.

Mais les deux doctrines rivales semblent ne s’être heurtées que pour faire preuve d’indépendance ; elles se rapprochent, de nouveau, avec des circonstances plus favorables, et d’autant plus frappantes qu’ici les intermédiaires nous échappent.

Nous avons reconnu que le mal et le bien, isolés, ou mis aux prises, formaient les trois grandes catégories où venaient se coordonner les conceptions de Dante ; qu’il avait pensé, en décrivant l’enfer, le purgatoire, et le ciel, peindre, sous des couleurs allégoriques, les trois qualités, les trois manières d’être, de l’humanité, savoir : le vice ; la passion, qui est la lutte de la vertu et du vice ; la vertu, enfin. Or, voici ce qu’enseignent les livres sacrés qui s’écrivirent, à des époques immémoriales, à l’ombre des pagodes d’Ellore et de Bénarès :  » l’âme de l’homme a trois qualités : la bonté, la passion, et l’obscurité. -le signe distinctif de la bonté est la science ; celui de l’obscurité est l’ignorance ; celui de la passion consiste dans le désir et l’aversion. -à la qualité de bonté appartiennent l’étude des livres saints, la dévotion austère, la science religieuse, la pureté, l’accomplissement des devoirs, et la méditation de l’âme suprême. -n’agir que dans l’espoir d’une récompense, se laisser aller au gré des sens, s’abandonner au découragement, ce sont les marques de la qualité de passion. -la cupidité, l’indolence, l’athéisme, l’omission des actes prescrits : à ces signes s’annonce la qualité d’obscurité.  » cette triple division ne se borne pas aux phénomènes de la vie morale ; elle s’étend à la création tout entière, dont l’homme est l’image.  » les trois qualités accompagnent tous les êtres.  » c’est par elles qu’on distingue, sur la terre, les génies, les hommes, et les innombrables tribus des animaux et des plantes.

Bien plus, elles débordent les limites de notre séjour passager ; elles embrassent et se partagent les trois mondes : à la bonté, appartient le monde des dieux ; à la passion, est livré celui des hommes ; et l’obscurité règne dans celui des démons. -les sectes indiennes se sont multipliées à l’infini ; dans toutes, la distinction des trois qualités est demeurée comme un principe essentiel, qui donne sa forme à tout l’enseignement classique.

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