Essai sur la philosophie de Dante (07)

Francisco Javier Fernández ChentoLivres de Frédéric OzanamLeave a Comment

CREDITS
Author: Frédéric Ozanam · Year of first publication: 1838.
Estimated Reading Time:

SECONDE PARTIE CH. 2 : Le mal

Au moment d’entrer dans la région du mal, l’âme se sent pénétrée de terreur : elle hésite, en présence de sa faiblesse. Elle comprend tout ce qu’il y a de triste ou de redoutable dans cette initiation aux mystères de la perversité humaine, et que c’est tout à la fois un privilège et une épreuve réservés à ceux qu’attend une grande et rare destinée. Elle s’arrêterait donc, si deux réflexions ne venaient la secourir, en lui rappelant l’impossibilité de sortir de ses propres égarements, si ce n’est par cette issue, et l’assistance divine assurée à l’exécution d’un dessein divinement inspiré. C’est pour ceux qui, déjà morts à la vérité et à la justice, abordent cette science du mal et descendent dans ses profondeurs, entraînés par une coupable avidité ; c’est pour ceux-là seulement qu’il est écrit, sur la porte, en sombres caractères :  » vous qui entrez, laissez toute espérance.  » le mal n’est pas seulement l’absence, c’est la privation, du bien. Le bien est la perfection. La perfection absolue est l’être porté à sa plus haute puissance : c’est Dieu. Dieu appelle les créatures à se rapprocher de lui, selon des proportions diverses, selon la diversité même des tendances dont il les doua : c’est la mesure de leur perfection relative. Leur résistance à cet attrait divin, le détournement de leurs tendances naturelles, c’est ce qui constitue leur perversité.

Ce fait, aisément reconnaissable dans l’homme isolé, se représente sur une plus grande échelle dans l’histoire des sociétés, grandit encore en se reproduisant hors des conditions de la vie terrestre, se résume enfin, d’une manière souveraine, en des êtres plus qu’humains.

1 comme la vérité est le bien suprême de l’intelligence, le mal intellectuel est l’ignorance et l’erreur. L’ignorance et l’erreur varient, comme leurs causes ; de ces causes, les unes sont au dedans de l’homme, les autres au dehors.

La première classe se divise en quatre catégories.

Il y a d’abord les défauts du corps, dont il faut distinguer deux espèces : les désordres de l’organisme, qui dérivent des sources mystérieuses de la génération ; et les altérations du cerveau, déterminées par des faits accidentels. De là le mutisme et la surdité ; la frénésie et l’aliénation mentale. -viennent ensuite les infirmités natives et universelles de l’âme : faiblesse des sens, faiblesse de la raison. Si le témoignage de la vue ou de l’ouïe, sur les qualités sensibles qui sont de leur ressort, trompe rarement, les sensations multiples qu’un seul objet fait naître et qu’il faut rassembler ne se combinent pas toujours avec bonheur. D’ailleurs, la sphère des sens est restreinte ; et si la raison s’y renferme, elle se fait des ailes bien courtes. Mais, encore qu’elle prenne tout son essor, elle arrive à des limites qu’il lui est interdit de franchir ; au terme de sa route laborieuse, elle voit s’ouvrir devant elle la voie infinie des mystères, qui monte et s’élève de toute la hauteur des cieux. -il est une autre sorte d’infirmités moins générales, mais plus graves, parce qu’elles sont volontaires : la jactance, la pusillanimité, la légèreté. La jactance fait que beaucoup présument de leurs forces, jusqu’au point de prendre leurs conceptions personnelles pour mesure de toutes choses ; dédaignent d’apprendre, d’écouter, d’interroger ; rêvent sans sommeil, et rêvent tout haut, et s’en vont philosophant par des sentiers téméraires que chacun se fraie à son gré, s’isolant pour être vu. La pusillanimité fait qu’un grand nombre croient la science au dessus de la portée de l’homme : incapables de la chercher eux-mêmes, insouciants des recherches d’autrui, obstinés dans leur inertie, comme des animaux ombrageux, ils demeurent ensevelis dans le matérialisme d’une vie grossière, parce qu’ils ont désespéré de la vérité.

La légèreté entraîne ces imaginations trop promptes qui toujours vont au delà des bornes logiques, concluent avant d’avoir raisonné, volent d’une conclusion à l’autre, nient ou affirment sans distinction, et pensent être subtiles parce qu’elles sont superficielles. -enfin, si l’on veut pénétrer jusqu’aux derniers replis de la corruption humaine, on rencontre des vices du coeur ennemis des bonnes pensées ; on aperçoit de honteuses jouissances, qui fascinent l’âme jusqu’à lui faire tenir pour vil tout ce qui n’est pas elles : l’intelligence se laisse voir captive, dans les chaînes de la sensibilité révoltée.

La seconde classe, où se rangent les obstacles extérieurs, peut se diviser aussi en deux catégories distinctes. -il y faut compter premièrement les nécessités de la vie domestique et civile ; la difficulté des temps et des lieux ; l’absence des moyens d’étude, des conseils, et des exemples ; les opinions vulgaires. -mais, au delà de ces circonstances, matérielles pour ainsi dire et faciles à reconnaître, qui nous dérobent la vérité, se cachent d’autres ennemis, perfides, insaisissables ; esprits jaloux d’une science qu’ils ont perdue, envieux de faire partager à d’autres les ténèbres qui sont leur apanage. L’action de ces puissances étrangères et mauvaises explique seule ces faits involontaires, inévitables, qu’on ne saurait considérer comme providentiels, puisqu’ils ont toujours quelque chose de funeste, et qu’on nomme tentations. La tentation, dans l’ordre logique, prend deux formes. Elle suscite, sur le chemin de nos recherches, des fantômes qui nous semblent le fermer ; des craintes, des tristesses, qui ne se raisonnent point ; un découragement douloureux, qui, nous ramenant sur nos pas, nous ferait rentrer dans la nuit honteuse de l’ignorance. Ou bien, si elle ne peut détruire le désir de savoir qui est en nous, elle cherche à l’égarer par des apparences mensongères, elle nous engage dans une direction dont le terme est l’erreur.  » or, la fin de ces diverses maladies de l’entendement, c’est la mort ; car la vie est la manière d’être des êtres vivants ; végétative dans les plantes, sensitive chez les animaux, chez l’homme elle est essentiellement rationnelle. Et, comme les choses empruntent leur nom de ce qu’elles ont d’essentiel, vivre, pour l’homme, c’est raisonner ; et, se départir du légitime usage de la raison, c’est mourir. Et si quelqu’un dit :  » comment peut-on appeler mort celui qu’on voit encore agir ? Il faut répondre que l’homme est mort, et que la bête est restée.  » 2 la perfection de la volonté consiste dans la vertu. Le mal moral est donc le vice : le vice est la disposition de notre vouloir, contraire au vouloir divin.

Il y a trois dispositions que le ciel ne veut pas : l’incontinence, la malice, et la brutalité. -sous le nom d’incontinence, se placent la luxure et la gourmandise, qui asservissent la raison aux appétits de la chair ; l’avarice et la prodigalité, issues toutes deux d’un usage déréglé des biens temporels ; la colère et cette mélancolie coupable qui énervent l’âme, et la retiennent dans une paresseuse inaction.

La malice est plus odieuse : la fin qu’elle se propose est l’injustice ; les moyens dont elle use sont la violence et la fraude. On peut exercer la violence contre trois sortes de personnes : Dieu, soi-même, et le prochain ; et, de deux manières, selon qu’on les attaque dans leur existence, ou dans les choses qui leur appartiennent. La violence, qui porte atteinte au prochain, se résout en meurtre et brigandage ; celle qu’on tourne contre soi-même se traduit en suicide, ou en dissipation : celle qui s’adresse à la divinité s’annonce, soit par le blasphème, qui est un déicide moral ; soit par des actions lubriques, qui outragent la nature ; soit par l’usure enfin, qui implique le mépris de l’industrie, fille de la nature, comme la nature est fille de Dieu. La fraude, encore plus criminelle, parce que nulle autre créature n’en donne l’exemple à l’homme, peut s’employer contre ceux avec lesquels on n’est uni que par le lien général de l’humanité, ou ceux dont la confiance est captivée par les liens plus étroits de la parenté, de la nationalité, de la bienfaisance, de la subordination légale ; alors, parvenue à son degré le plus odieux, la fraude s’appelle trahison. Enfin, on a déjà vu l’homme, par l’abdication de sa raison, descendre au rang de la brute. Or, n’est-ce pas abdiquer, que renoncer à l’empire de soi pour subir l’esclavage des passions ? Comme donc, en dehors des limites ordinaires de la nature humaine, il est un point sublime où la vertu devient héroïsme, il est aussi un point infime où le vice devient brutalité. Tel est le sens de la fable de Circé, si célèbre dans la poésie antique. Mais l’enchanteresse, devenue invisible, n’a pas cessé d’être présente ; ou, du moins, avec d’autres apparences, ses transformations magiques ne cessent pas de s’accomplir. Sous des figures, derrière lesquelles une âme pensante semble devoir habiter, se développent les instincts vils et méchants des animaux ; il n’est pas besoin de pénétrer bien avant dans les moeurs des peuples, pour y reconnaître ces types hideux : les habitudes immondes du porc, l’humeur colère du chien, la perfidie du renard.

Des effets du vice, si l’on remonte aux causes, on rencontre une nouvelle et peut-être plus savante division. L’amour, principe nécessaire de toute activité, peut errer dans son objet, en s’écartant vers le mal ; il peut errer aussi dans l’excès ou l’insuffisance de son énergie, en demeurant dirigé vers le bien. Or, comme l’amour ne saurait cesser de tendre à la conservation de l’être en qui il réside, nul ne peut se haïr soi-même ; et, comme aucun être ne saurait se concevoir entièrement détaché de l’éternelle essence d’où tout émane, la haine de Dieu est aussi une heureuse impossibilité. Il ne reste donc à aimer d’autre mal que celui du prochain ; et cet amour corrompu se forme, de trois manières, dans le limon du coeur. Tantôt, c’est l’espérance de s’élever, qui fait souhaiter l’abaissement d’autrui ; tantôt, c’est la crainte de perdre puissance, honneur, ou renom, qui fait s’attrister des succès d’un autre ; ou bien encore, c’est la blessure laissée dans le coeur par une offense imméritée.

Orgueil, envie, colère, voilà les trois modes de l’amour du mal. -l’amour pressent confusément l’existence d’un bien véritable, dans lequel il trouverait le repos ; il s’efforce d’y atteindre : si l’effort est insuffisant, la paresse est son nom.

Enfin, il est d’autres biens qui ne font pas le bonheur ; richesses, plaisirs sensuels, jouissances, qui laissent toujours la rougeur au front ; l’amour qui s’y abandonne sans réserve devient coupable : il est avarice, gourmandise et luxure. Or, comme ces sept vices capitaux descendent d’un même principe, c’est à eux aussi que se rattache, par une funeste généalogie, la foule des vices subalternes.

Mais, encore que rien ne soit plus libre que l’amour, son premier mouvement ne lui appartient pas. Ce mouvement, quand il est mauvais, se nomme concupiscence, et l’on en distingue trois sortes : la concupiscence des sens, qui est la volupté ; la concupiscence de l’esprit, qui est l’ambition ; et la dernière, qui tient de l’une et de l’autre, parce qu’elle a pour objet les moyens de les satisfaire, la cupidité. Ce sont là les trois monstres menaçants que l’homme rencontre, à mesure qu’il s’enfonce dans la forêt de la vie : la volupté, pareille à la panthère légère et lascive, et qui ne cesse pas de fasciner les regards qu’une fois elle a captivés ; l’ambition, qu’on peut comparer au lion superbe ; la cupidité, semblable à la louve, dont la maigreur accuse les insatiables désirs ; c’est elle qui fait les plus nombreuses victimes. Mais ces bêtes redoutables ne sont point originaires du monde qu’elles ravagent : filles de l’enfer, l’envie leur en ouvrit les portes ; ou plutôt, pour parler un langage plus rigoureux, la concupiscence est encore un de ces faits impersonnels, universels, constants, dont la présence annonce un pouvoir étranger. Ce pouvoir s’exerce à des degrés inégaux : d’abord, comme simple inspiration, contre laquelle la résistance est facile ; puis, comme préoccupation dominante, après que la volonté s’y est abandonnée. Et lorsque enfin la volonté s’est laissé conduire aux derniers abîmes du vice, elle semble, en quelque sorte, y périr : la vie morale expire, avant que la vie physique ait accompli sa dernière heure ; on peut dire que l’âme est déjà ensevelie dans la prison infernale, à laquelle elle s’est condamnée. Le corps où elle résidait est désormais comme possédé d’une autre âme, d’une autre vie, d’une autre volonté sataniques. Ce n’est pas seulement la mort ; c’est une damnation anticipée : à la place de l’homme, ce n’est plus un animal qui reste, c’est un démon.

La multiplication de l’individu dans l’espace forme la société, et l’évolution de la société dans le temps est l’objet de l’histoire. Les mêmes faits qui viennent d’être étudiés, au point de vue psychologique, doivent donc se retrouver, au point de vue historique, mais sous des proportions plus vastes.

Le mal de l’intelligence et celui de la volonté, l’erreur et le vice, s’y sont formulés, l’une, dans les doctrines philosophiques et religieuses ; l’autre, dans le gouvernement temporel et spirituel des nations.

1 les égarements du genre humain commencent, au sortir de son berceau, et dans ce trouble qu’avait fait en lui le péché du premier père. Alors, déchu du bonheur de converser ici-bas face à face avec la divinité, l’homme la chercha dans les astres du firmament, dont il ressentait les influences en même temps qu’il admirait l’éclat de leurs feux.

C’est pourquoi les noms de Jupiter et de Mercure, de Mars et de Vénus, furent salués par des voeux et des sacrifices. C’est l’origine de l’idolâtrie, la première erreur des premiers peuples. Plus tard, le besoin de la vérité absente s’empara de quelques nobles intelligences. Après les sept illustres grecs qui reçurent le titre de sages, un autre se rencontre, qui, plus pénétré du sentiment de l’infirmité humaine, se fait appeler ami de la sagesse . Les écoles se forment, et la philosophie est née. Ces efforts ne demeurent pas sans résultat, mais ils viennent échouer au pied des questions qu’il importait le plus de franchir.

La souveraine raison attend, pour se révéler, l’avènement du fils de Marie. Dieu, méconnu du plus grand nombre, ne reçoit point, de ceux à qui il se laisse entrevoir, les hommages qui lui sont dus. Tandis que cette obscurité générale couvre toutes les écoles, plusieurs s’entourent encore de ténèbres qui leur sont propres.

Il serait long d’énumérer toutes leurs aberrations ; depuis Parménide et ces présomptueux éléatiques qui s’enfoncent dans les profondeurs du raisonnement sans savoir où ils vont, jusqu’à Épicure et ses sectateurs, qui font mourir l’esprit avec le corps ; depuis Pythagore, qui fait descendre les âmes, à travers tous les degrés de la création, jusqu’à Platon qui les voit remonter aux étoiles dont elles sont émanées. Le monde moderne n’a point voulu laisser à l’ancien monde le triste privilège de croire et d’enseigner le faux : le faux y a son expression théologique dans l’hérésie, son expression rationnelle dans de nombreux systèmes. Les grands citoyens des républiques chrétiennes, les souverains du saint-empire, et les cardinaux même qui leur servaient de conseillers, ont professé des dogmes impies. La foule, désertant l’étude des arts qu’on nomme libéraux, parce que le culte en est désintéressé, s’empresse, ignorante et sordide, aux leçons des décrétalistes, ou à la suite des médecins qui lui montrent le chemin de la fortune. L’écriture et les pères demeurent ensevelis dans leur poussière.

La fable, la spéculation audacieuse, s’insinuent jusque dans la chaire sacrée, et sollicitent pour salaire l’étonnement stupide ou le rire sacrilège d’un auditoire digne d’elles.

2 mais, si affligeants que soient, aux regards du poète philosophe, les écarts de la raison publique, il en trouve du moins la cause avec une sorte de consolation dans la fragilité de la nature déchue ; il réserve toutes ses tristesses et toutes ses colères pour déplorer la corruption des moeurs, dont il reconnaît l’origine dans la corruption des lois et des pouvoirs. Il voit les pasteurs des peuples conduire leurs troupeaux à des pâturages grossiers, où ils oublient la justice dont ils avaient faim.

Il compte le petit nombre des bons rois, et les agitations des cités populaires, et les déchirements intestins, et les flots de sang versés. Et, comme si sa parole mise au défi était vaincue par ces sinistres spectacles, il emprunte le langage des prophètes de l’un et de l’autre testament. -le gouvernement des nations, considéré dans ses altérations successives, est comparable à la vision de Daniel. C’est la statue gigantesque d’un vieillard à la tête d’or, à la poitrine et aux bras d’argent, au tronc de cuivre, aux jambes de fer, aux pieds d’argile. Debout dans un antre du mont Ida, il tourne le dos à l’Égypte et regarde Rome. Chacune des parties qui le composent, la tête exceptée, est sillonnée d’une fente qui distille des larmes ; et ces larmes réunies, se faisant une issue à travers les parois de la grotte, vont former, dans l’intérieur de la terre, les quatre fleuves infernaux. La statue, c’est la monarchie, telle que les mauvais princes l’ont faite ; l’Égypte est l’image des institutions du passé ; Rome est le type des temps nouveaux. La succession des métaux représente celle des empires, des formes politiques, des âges qui vont dégénérant. Les blessures du corps social sont vraiment des sources de crimes et de douleurs, dont le débordement doit remplir l’enfer. La décadence religieuse ne se présente pas sous de moins funestes aspects. La cour romaine est devenue pareille à cette femme que vit l’évangéliste prophète, assise au bord des eaux et se prostituant aux rois. Jadis, le pontife son époux, fidèle aux règles de la vertu, sut contenir la bête aux sept têtes et aux dix cornes, le péché qui aujourd’hui n’a plus de frein. L’or et l’argent sont érigés en idoles qui ne manquent pas de prêtres. Les clefs apostoliques se sont changées en armoiries ; on les a vues sur des drapeaux qui combattaient contre des croyants. La guerre se fait, aujourd’hui, en retirant aux populations chrétiennes le pain spirituel que le père céleste a préparé pour tous. Sachent pourtant ceux qu’affligent ces scandales attendre l’heure providentielle qui doit y mettre fin. Le schisme déchire et ne guérit pas ; et ceux-là se préparent d’éternels remords, qui profitent des nuits sombres de l’église pour semer l’ivraie dans son champ.

-mais la dépravation des deux puissances ecclésiastique et séculière est moins périlleuse encore que leur confusion. La crosse et l’épée se sont unies dans des mains violentes. Le respect mutuel s’est perdu dans un rapprochement forcé. Si l’ordre est le souverain bien de la société, la confusion, le désordre, est pour elle la dernière expression du mal.

Jusqu’ici, le mal ne s’est révélé que d’une manière doublement imparfaite, limité, dans l’homme, par la liberté qui ne périt jamais entièrement ; dans la société, par les protestations toujours retentissantes de la conscience publique. Il faut le voir maintenant dégagé des obstacles que lui opposent le retour possible et la présence simultanée du bien ; il faut le voir élevé à la double condition d’universalité, d’immutabilité. La cité des méchants, invisible en ce monde où elle est confondue avec la cité de Dieu, va devenir visible dans le monde des morts.

1 la tradition populaire, inspirée peut-être par les phénomènes volcaniques, a placé l’enfer dans les entrailles du globe terrestre. La science antique représentait ce lieu, comme le plus bas de l’univers et le plus éloigné de l’empyrée ; il était naturel d’y reléguer les âmes que le péché éloigne pour toujours du séjour de la divinité. Toutefois, l’enfer garde encore les vestiges de l’omniprésence divine. La puissance, l’intelligence, et l’amour le préparèrent, dès le commencement : l’amour lui-même, car il est juste que des douleurs éternelles soient le partage de ceux qui méprisèrent l’éternel amour ! Si l’enfer est un accomplissement de l’oeuvre de réprobation dont l’ébauche est déjà tracée sur la terre, les principaux traits doivent se trouver communs, et les mêmes divisions convenir. Les réprouvés de l’autre vie se rangeront donc dans les mêmes catégories que les pécheurs de la vie présente. Neuf cercles creusent l’abîme, se resserrant à mesure qu’ils s’enfoncent. Le premier reçoit, dans sa large circonférence, ces hommes qui ne furent jamais vivants, qui passèrent ici-bas sans infamie et sans gloire, neutres entre Dieu et ses ennemis, et qui ne furent que pour eux-mêmes. Au dessous d’eux, se presse la foule de ceux qui coulèrent hors du christianisme des jours irréprochables, mais à qui manqua la connaissance de la vérité, ou le courage de la servir. L’absence d’un bonheur infini, auquel ils aspirent sans espoir, jette un voile de tristesse sur leur destinée, qui n’est du reste ni sans consolation, ni sans honneur. Les quatre cercles qui suivent contiennent les victimes de l’incontinence ; sur les confins de l’incontinence et de la malice, est châtiée l’hérésie, qui tient de l’une et de l’autre. Le septième cercle, subdivisé en trois zones, renferme ceux qui furent violents.

Le huitième est sillonné par dix larges fosses, où la fraude est punie. Dans le neuvième, gémissent les traîtres.

2 c’est dans cet espace que va se développer l’appareil des douleurs physiques, intellectuelles, morales. La douleur, issue du péché, garde son caractère primitif et demeure un mal, quand elle n’est pas expiatoire. -mais la souffrance physique suppose l’existence des sens, qui semblent à leur tour ne se point concevoir séparés de leurs organes.

Ainsi, avant que la résurrection générale ait rendu aux réprouvés la chair en laquelle ils se polluèrent autrefois, des corps provisoires leur sont donnés : ombres, si on les compare aux membres vivants qu’ils remplacent, et pourtant réalités visibles ; ne déplaçant pas les objets étrangers qu’ils rencontrent, et dérobant l’aspect de ceux devant lesquels ils s’interposent ; vanités en eux-mêmes, mais donnant prise aux tortures. Ils perdent quelquefois la forme humaine pour en revêtir de plus sinistres, ramper sous des figures de serpents, se ramifier sous une écorce trompeuse, s’agiter en tourbillons de flammes. Dès lors, tout ce qu’il y a de plus terrible dans la nature, tout ce qu’a pu inventer de plus affreux l’imagination des hommes, tout ce qu’a dû se réserver d’inénarrables rigueurs la vengeance divine, se réunit pour des supplices dont chacun représente, symbole infernal, le vice auquel il correspond. Ces souffrances s’accroîtront encore lorsque les tombeaux ouverts auront rendu les morts à une vie qui ne finira point. Car, plus un être est complet, plus complètement s’exercent ses fonctions : plus l’union de l’âme et du corps se resserre, plus vive doit devenir la sensibilité qui en résulte.

Maintenant, comment dire la peine des intelligences ? La mémoire leur reste du passé ; mais la mémoire du crime, sans repentir, n’est qu’un malheur de plus. Le présent leur est inconnu, bien que souvent l’avenir se découvre à leurs regards : pareils à ces vieillards, dont la vue affaiblie aperçoit les choses éloignées, et ne saurait les saisir lorsqu’elles s’approchent. Mais cette clarté prophétique, seul reflet qui tombe jusqu’à eux de la lumière éternelle, s’éclipsera, lorsque, les temps étant finis, se fermeront les portes de l’avenir.

Alors, en eux, toute connaissance sera morte. Les notions même qui y subsistent encore à l’heure présente, confuses, ténébreuses, n’y sont point à l’état de science, encore moins à l’état de philosophie ; car la philosophie se compose d’amour, et, là, l’amour est éteint. Les esprits infernaux sont donc privés de la contemplation de cette chose si belle, qui est la béatitude de l’entendement, et dont la privation est pleine d’amertume et de tristesse.

L’absence de l’amour, c’est le dernier supplice des volontés coupables. De là, cette haine mutuelle qui les fait s’entre-maudire ; cette haine d’elles-mêmes, qui les presse comme l’éperon et les fait se précipiter au devant des tourments ; cette haine de la divinité, qu’elles bravent au milieu de leurs peines. De là, ces blasphèmes contre le créateur, contre le genre humain, contre le lieu, le temps, les auteurs de leur naissance ; et ce désir du néant, qui ne s’exaucera jamais. Leurs passions de ce monde les ont accompagnés : avides, comme autrefois, de louanges, de voluptés, et de vengeances, elles ne cessent pas de mériter des châtiments qu’elles ne cesseront pas de subir ; et ces douleurs, qui touchent à l’infini par leur durée, y touchent aussi par leur intensité, puisque toutes procèdent de la perte du souverain bien, c’est-à-dire, de Dieu.

Nous avons reconnu, dans les erreurs et l’iniquité de la vie, l’origine des châtiments qui suivent la mort. Le mal s’est trahi tour à tour, comme cause et comme effet, sous sa forme volontaire et sous sa forme pénale. En dehors de cette alternative de la mort et de la vie, il est des êtres en qui se réunissent plus étroitement la cause et l’effet, la malice et la peine ; qui dominent l’humanité coupable par l’antériorité de leur crime ; provocateurs de ses fautes en ce monde, exécuteurs de ses supplices dans l’autre, types achevés de la perversité : ce sont les démons.

Il semble qu’en tombant des hauteurs du monde spirituel où ils étaient au premier rang, ces anges déchus aient subi la honte d’une transformation matérielle, et que des corps aussi leur aient été donnés. En même temps, on leur attribue un empire presque souverain sur la nature. Les tempêtes leur obéissent, la foudre et les eaux s’assemblent à leur gré ; ils assouvissent quelquefois leur vengeance sur les restes des morts, quand les âmes leur échappent. à cette intervention surnaturelle se rattachent les coupables entreprises de la magie. Mais ils exercent une action plus générale et plus constante sur les destinées humaines : la tentation est leur ouvrage. Nous les avons vus couvrir de pièges les chemins périlleux de la science. Nous les avons vus ouvrir aux trois concupiscences les portes de l’enfer. Pareils à des pêcheurs qui ne se fatiguent jamais, ils cachent, sous de perfides appâts, l’hameçon qui attire les volontés flottantes. Ils poursuivent leur proie jusqu’au delà du tombeau : ils ne craignent pas de la disputer aux anges, et de renouveler ainsi leurs combats des anciens jours.

Le châtiment est leur second ministère. Ils règnent sur le peuple perdu, dans les régions infernales, dont chacune est placée sous les auspices de quelques-uns d’entre eux. Ainsi, dans le vestibule, parmi la foule des égoïstes, se trouvent ces anges ingrats, qui, au temps de la révolte des cieux, restèrent neutres. Ainsi, par une réminiscence de la poésie païenne, que la théologie catholique ne désavouait pas, Caron, Minos, Cerbère, Plutus, Phlégias, les Furies, les Centaures, les Harpies, Géryon, Cacus, les géants, transformés en démons, sont établis les gardiens d’autant de zones successives. D’innombrables légions sont répandues, soit sur les remparts de la cité douloureuse, soit dans ses diverses parties, et se jouent parmi les terribles spectacles qui s’y donnent. -mais ces légions sont les esclaves d’un seul maître. Celui-là est le premier né, et jadis le plus beau, des esprits : aujourd’hui, c’est le mauvais vouloir qui ne cherche que du mal, celui de qui toute douleur procède, l’antique ennemi de l’humanité. Divinité de triste et mensongère parodie dis, empereur du royaume des souffrances, il a son trône de glace en un point qui est tout ensemble le milieu et le fond de l’abîme : autour de lui, s’échelonnent les neuf hiérarchies de la réprobation ; sur lui repose tout le système de l’iniquité. Le péché et la douleur, qui sont pour les âmes ce que la pesanteur est pour le corps, l’ont précipité au lieu qui est le centre même de la terre, où tendent tous les corps graves. La gravitation générale l’enveloppe, pèse sur lui, le presse de toutes parts : son crime fut de vouloir attirer à lui toute créature ; son supplice est d’être accablé sous le poids de la création.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *