1. La famille : enfance et jeunesse
Les Durando étaient une famille considérée et aisée de Mondovi, dans laquelle on compta huit enfants survivants, sur les dix mis au monde. Marcantonio naquit le 22 mai 1801. Dans le milieu familial on respirait un air libéral teinté de laïcisme, voire même purement et simplement d’anticléricalisme. Mais sa mère, Angela Vinaj, était très religieuse et riche en vertus chrétiennes. Sans aucun doute son influence sur son fils Marcantonio, qu’elle élevait de la plus délicate éducation, fut efficace, parce qu’elle trouvait en lui une intense communion.
L’orientation de la vie de Marcantonio fut clairement marquée par cette présence maternelle, c’est pourquoi à l’âge de 14 ans il entra au séminaire diocésain de Mondovi, où il commença ses études philosophiques et théologiques. Sa maturité exceptionnelle fait supposer que déjà à cette période de formation il évalua aussi d’autres possibilités d’offrir sa vie pour le Règne du Seigneur. En réalité, presque subitement, se produisit son départ pour le noviciat des Prêtres de la Mission, à l’âge de 17 ans.
Pour preuve de son esprit d’intériorité et de réflexion, on sait que sa décision d’entrer dans la Congrégation de la Mission fut provoquée par son désir d’aller en mission en Chine, où les Lazaristes avaient alors une très vaste et florissante mission, où des mouvements de persécution contre la religion chrétienne éclataient souvent.
Au terme de la première année de noviciat, le Bienheureux fut envoyé au collège ecclésiastique de Sarzana, dirigé par les Missionnaires, pour continuer ses études de théologie. Nous avons à son sujet un jugement écrit de son supérieur à celui de Sarzana :
Le Frère Durando est un sujet de grande qualité en tout et vraiment envoyé de Dieu pour le besoin actuel de la Congrégation… Serein, rangé dans ses affaires, respectueux, humble ; enfin j’espère que vous serez très content de lui.
Une brève interruption de ses études, en 1822, causée par sa santé fragile, la mort de sa mère, plus douloureuse pour lui que pour ses autres frères, le fortifièrent encore plus et le préparèrent à l’ordination sacerdotale qui eut lieu dans la cathédrale de Fossano le 12 juin 1824.
Sa demande des missions étrangères, réitérée plusieurs fois, ne fut pas acceptée par ses Supérieurs qui le destinèrent, dans son pays, aux missions populaires et rurales ainsi qu’à la prédication des exercices spirituels pour le Clergé.
Son zèle équilibré et infatigable, sa préparation, sa vie intérieure et son éloquence, contribuèrent de façon décisive à faire refleurir dans le Piémont ces deux ministères essentiels de la Congrégation.
Voici un témoignage de la mission de Sommaria, au diocèse de Turin :
Les prédications ont été faites par Monsieur Durando. Au cours de la mission la participation aux cérémonies fut très importante ; les bistrots furent pour ainsi dire fermés pendant tout ce temps ; les confessions commencèrent le quatrième jour de la mission, et les pénitents furent si nombreux que 17 confesseurs permanents ne purent satisfaire leurs demandes et beaucoup furent contraints de se rendre dans des villages extérieurs […]. Le 9 février, Monsieur Durando prêcha sur la persévérance ; il ne fut pas possible d’exprimer l’émotion qui se voyait dans la foule immense lorsque le prédicateur faisait ses adieux. Toute l’assistance ne put retenir ses pleurs ; les larmes et les sanglots étouffés pour un temps éclatèrent de façon à ne plus pouvoir entendre une parole de celui qui prêchait.
Après avoir passé six années dans ce ministère, il fut nommé Supérieur de la maison de la Mission de Turin en 1830. Les difficultés à résoudre étaient nombreuses, à commencer par l’aménagement de la résidence des Missionnaires. La suppression des Instituts religieux et la confiscation de leurs bâtiments, durant la période napoléonienne, avaient bouleversé l’organisation de la vie religieuse : les prêtres et les frères avaient dû trouver un aménagement quelconque pour pouvoir se maintenir. Une fois passée la bourrasque, le calme revenu, il fut nécessaire de recueillir les réfugiés et les dispersés et de leur offrir une résidence où ils puissent reprendre la vie communautaire. Le Père Durando réussit à donner un aménagement définitif à la résidence de Turin, qui est l’actuelle, et à la compléter par un bâtiment qui permît une des activités les plus chères à saint Vincent et les plus typiques de sa Compagnie : les conférences au clergé et les exercices spirituels au clergé et aux laïcs.
Son œuvre de conseiller et de directeur de conscience à Turin fut vaste et apprécié. L’Archevêque, le Roi Carlo Alberto et des hommes éminents recoururent à lui comme conseiller et guide. Il fut défini avec justesse comme « le petit saint Vincent d’Italie ».
La Maison de la Mission, établie dans l’ex monastère de la Visitation devint un point de référence pour le clergé turinois et piémontais : elle était connue et fréquentée, pour se recueillir en prière, pour recevoir des conseils, pour prendre des décisions, par les plus grands protagonistes de l’admirable période des saints turinois : saint Benoît Cottolengo, saint Joseph Cafasso, saint Jean Bosco, saint Léonard Murialdo, le bienheureux Joseph Allamano et tant d’autres qui ont enrichi le diocèse et le Piémont d’une myriade d’œuvres charitables et saintes.
Saint Benoît Cottolengo, par ses œuvres et sa spiritualité, s’inspirait du modèle « Saint Vincent » : il avait même consacré à son nom le groupe principal des Sœurs et celui des Frères. Et saint Jean Bosco, parmi les premières publications, par lesquelles il commença l’activité typographique qui devait enseigner un métier à ses jeunes de Valdocco et être un instrument de vulgarisation populaire, imprima la brochure : « Le chrétien conduit à la vertu et à la bonne éducation selon l’esprit de saint Vincent de Paul, œuvre qui peut servir à consacrer le mois de juillet en honneur du même saint ». Ce n’est pas une observation arbitraire de dire que le Père Durando diffusait avec simplicité et humilité l’esprit du grand saint.
2. Directeur des Filles de la Charité : un « quasi fondateur ».
Il mit tout en œuvre pour introduire en Italie les Filles de la Charité de saint Vincent de Paul.
Sa demande fut acceptée et le 16 mai 1833 arrivèrent à Turin les deux premières Filles de la Charité françaises, avec la caractéristique « cornette » blanche empesée, suivies d’autres envois au mois d’août et ensuite au fur et à mesure des besoins. Les vocations augmentaient rapidement en nombre.
Le Père Durando s’appropria l’esprit avec lequel saint Vincent avait conduit ses Filles, et il afficha l’aspect innovateur et courageux de la culture respirée en famille avec son père et ses frères révolutionnaires : il ne refusa aucune proposition d’intervention charitable, même les plus « risquées ».
Carlo Alberto lui avait demandé des sœurs pour l’hôpital militaire : il les y envoya, au grand scandale de beaucoup de prêtres et il les envoya aussi dans les hôpitaux de campagne des guerres du Risorgimento, à partir de la première, durant laquelle les Sœurs s’occupaient des blessés et son frère Général, Giovanni, combattait aux côtés du roi Carlo Alberto. Les Filles de la Charité furent aussi présentes dans l’expédition de Crimée.
Ces mérites des Filles de la Charité, et d’innombrables autres, touchèrent fortement le cœur du roi Carlo Alberto, qui augmenta sa considération envers le Père Durando et envers les Sœurs. À la surprise générale, on vit le roi Carlo Alberto aller au grand couvent San Salvario, précédemment habité par les Servites de Marie, pour remettre les clés aux Filles de la Charité. Ce couvent devint leur maison provinciale, grande et spacieuse pour toutes les œuvres internes et externes : c’est une espèce de Palais du Vatican et il dit encore aujourd’hui la reconnaissance du roi pour la communauté vincentienne et son supérieur.
3. Les « Miséricordes »
Ce que furent les « charités » au temps de saint Vincent à Paris, c’est ce que furent les « Miséricordes » à Turin au dix-neuvième siècle ; et de même que les premières Sœurs tirèrent leur nom de ces centres d’assistance, Filles de la Charité, les mêmes Sœurs à Turin furent surnommées les sœurs de la Miséricorde.
Les Miséricordes furent l’œuvre principale des Associations des Dames, qui les soutenaient financièrement ; mais le bras qui les poussa en avant ce furent encore les Filles de la Charité ; le bienheureux Durando en fut l’esprit.
Les Miséricordes furent de vrais centres privés d’aide sociale, où le pauvre ne trouvait pas seulement une soupe chaude en hiver, une armoire de vêtements à disposition, un soin médical de base, mais souvent aussi un travail ; il y trouvait surtout beaucoup de fraternité et de charité chrétienne. Ce n’était pas une assistance soudoyée, mais un amour chrétien qui annulait les différences sociales.
Autour de ces centres se développèrent progressivement des œuvres variées, comme des crèches pour enfants pauvres ou de quelque façon privés de l’assistance des mamans qui travaillaient, orphelinats, petites infirmeries pour les personnes âgées, visites à domicile aux pauvres et aux malades etc…
La première Miséricorde fut celle de S. Francesco da Paola (1836), qui assistait aussi les pauvres de la paroisse Sant’Eusebio, dite ensuite de San Filippo, quand elle fut confiée aux Pères Philippins ou de l’Oratoire. Depuis le début, cette Miséricorde eut une troisième dénomination et fut dénommée aussi des « Cascine » (des fermes) parce qu’elle était installée dans les annexes du palais Alfieri-Carrù, non loin du centre de Turin.
Les Sœurs qui vivaient en permanence au siège de la Miséricorde, pour être continuellement à la disposition de ceux qui avaient besoin d’elles, étaient pauvres comme ceux qu’elles assistaient :
Ce bon Père (Durando) – écrivit l’une d’elles de nombreuses années après – , venait toutes les semaines nous faire une visite. Un jour il m’a vue un peu de mauvaise humeur. Il m’a prise avec sa bonté habituelle et m’a demandé ce que j’avais. Je lui répondis : – Mon Père, nous n’avons même pas une serviette pour nous laver le visage !… Nous n’avons pas de chiffons pour nettoyer les meubles ; pas de torchons pour essuyer les marmites : il faut que nous utilisions du papier et encore s’il y en a ! – Le bon Père me dit : Ma pauvre fille, je vous plains ! Soyez sûre que moi je penserai à tout cela ! – Le lendemain arriva un porteur chargé de vieilles soutanes pour faire des chiffons, un morceau de toile épaisse pour faire des torchons afin d’essuyer les marmites et douze belles serviettes, fines, pour nous laver le visage. Qui peut comprendre ma joie et celle de mes compagnes ?…
La visite à domicile aux pauvres fit découvrir aux Filles de la Charité d’autres misères auxquelles il fallait porter remède. Il y avait en particulier deux catégories de personnes qui avaient surtout besoin d’une maison et d’une famille : les femmes âgées, privées d’assistance, et les jeunes dont les mamans ne pouvaient pas s’occuper pour le travail.
La Comtesse Alfieri fut bien contente de pourvoir à ces nécessités, sur la suggestion du Bienheureux, et elle organisa, toujours dans sa maison, un « petit hôpital » pour les personnes âgées et une crèche-école-atelier pour les enfants et les jeunes filles.
L’âme de toute cette activité de bienfaisance était le Père Durando et souvent aussi le bienfaiteur le plus généreux :
Il était le président de la maison de la Miséricorde – écrit sœur Mattaccheo relatant les commencements –. Je me rappelle que toutes ces dames, occupées par les œuvres de la Miséricorde, ne levaient pas le petit doigt sans l’avis du Père.
L’une des Miséricordes les plus complètes et les plus bénéfiques fut la première Miséricorde de San Massimo et de la Madonna degli Angeli, fondée en 1854 et confiée à la direction de la servante de Dieu Sœur Marie Clarac. Dans la période hivernale cette Miséricorde arriva à distribuer jusqu’à 14.000 rations de soupe. Sa crèche accueillit jusqu’à 400 enfants.
Après la première Miséricorde de San Massimo, une autre fut ouverte à San Salvario (1856) et en 1865 ce fut la Miséricorde de San Carlo, devenue indépendante de celle des Cascine. La Servante de Dieu Luigia Borgiotti, qui justement en cette même année travaillait avec le Père Durando à la fondation des Sœurs Nazaréennes, contribua généreusement à cette fondation.
Dix ans après, en 1874, s’ouvrit une autre Miséricorde dans une zone très éloignée du centre de Turin, au-delà du Pô, vers la Gran Madre di Dio, à l’Institut des SS. Angeli.
Le dernier centre d’assistance enfin fut ouvert par le Père Durando peu avant sa mort, en 1879, de nouveau dans la paroisse San Massimo, rue S. Lazzaro, aujourd’hui rue des Mille et fut appelée seconde Miséricorde de San Massimo. À son inauguration, autour du P. Durando, on compta bien 200 Dames de la Compagnie de San Massimo.
Ainsi Turin avait un vrai réseau d’œuvres de charité, auquel les pauvres pouvaient recourir avec une pleine liberté, certains d’être accueillis fraternellement et aidés.
Dans le livre des Procès-Verbaux de la Miséricorde de San Carlo de 1880, on trouve ces paroles écrites à l’occasion de la mort du Bienheureux : Ce fut lui le véritable initiateur à Turin des associations de Miséricorde.
On ne peut que souscrire avec joie à cette affirmation. Le bien accompli en tant d’années d’un travail assidu par ces centres de charité vincentienne réfléchit en quelque sorte une traînée lumineuse sur la source dont elle a jailli.
4. Les Filles de Marie (1856)
Cette association avait été demandée par la Vierge à Catherine Labouré, dans les apparitions de la Médaille Miraculeuse à Paris en 1830. Le Pape Pie IX l’approuva seulement en 1846 et elle fut introduite en Italie par le Père Durando en 1856, pour les filles internes et pour celles de l’atelier de la Miséricorde des Cascine ou Institut Alfieri-Carrù.
Donc, le but de cette association n’était pas directement la charité envers les pauvres, mais la formation chrétienne et mariale de la jeunesse. Après le premier groupe, il en surgit de nombreux autres et le Père Durando bénéficia dans ce ministère de la collaboration précieuse de ses Missionnaires. On peut dire que dans toutes les institutions pour la jeunesse, dirigées par les Filles de la Charité, les Filles de Marie furent établies. Ces associations eurent une influence profonde sur la formation spirituelle des jeunes. Elles furent de vraies semences de vocations religieuses, de saintes mères de famille et d’apôtres dans le monde.
5. Visiteur de la Province de Haute-Italie
En 1837 il fut nommé Visiteur de la province de Haute Italie, dénommée alors « province de Lombardie ». En ces temps-là, une telle nomination, à un si jeune âge, était vraiment un cas inhabituel, qui révélait l’estime qui s’était créée autour de sa personne dans le bref temps où il gouverna la maison de Turin.
Les maisons des Missionnaires étaient au nombre de sept et on y travaillait à plein rythme: Missions populaires, exercices spirituels, formation des novices et des étudiants, à Turin, à Gênes, à Casale Monferrato ; formation du clergé au Collège Alberoni de Plaisance et au collège de la Mission de Sarzana, le Collège de Savone.
À la mort du Père Durando, les maisons de la Province avaient quasiment doublé. S’y ajoutaient Mondovì, Scarnafigi, le Collège Brignole-Sale de Gênes, la Maison de la Paix de Chieri, Casale Monferrato, Cagliari et Sassari.
La liste est vite faite, mais le pauvre P. Durando dut parcourir un angoissant et très douloureux chemin de croix causé par la bourrasque de la suppression des communautés religieuses le 3 juillet 1866 !
À cette suppression était évidemment liée la confiscation de toutes les propriétés : maisons et biens…de sorte que le Bienheureux dut racheter une à une les maisons confisquées, sous diverses formes d’acquisition.
De plus, on note que cette œuvre de rachat de chaque maison, outre la dépense économique considérable qu’elle comportait, fut une préoccupation énorme pour le Père Durando. En effet, il n’était pas possible de mettre les maisons et les biens au nom de la Communauté, légalement supprimée, mais il fallait les mettre au nom de personnes physiques particulières, avec tous les risques connexes et les frais liés aux successions.
6. Dans les « agitations » du Risorgimento italien
Les vicissitudes du Risorgimento impliquèrent le Père Marcantonio Durando, frère du général Giovanni, (général désobéissant qui conduisait l’Armée pontificale durant la première guerre d’indépendance, combattant glorieux sur la Cernaia en Crimée, à San Martino della Battaglia, à Custoza), et du général Giacomo, (journaliste, partisan de la longue série de lois répressives sur les biens ecclésiastiques et sur l’organisation des communautés religieuses, Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Rattazzi de mars à décembre 1862). Le Père Marcantonio ne lésina jamais sur les conseils et les reproches à ses frères quand ils prenaient des positions extrémistes, souvent anticléricales :
Je désire du fond du cœur la paix entre le gouvernement et l’Eglise, écrivait-il à son frère Giacomo, que cesse cet état d’agitation dans lequel nous nous trouvons continuellement et qu’on cesse donc de combattre l’Église, ses institutions, ses réglementations, et qu’on nous permette donc de vivre et de respirer.
Et quand, en 1870, le soutien de la France venant à manquer, arriva l’occupation de Rome par la force, le Père Marcantonio lui écrivit une longue lettre, dans laquelle il manifestait beaucoup de perplexité sur le fait accompli et sur les intentions des politiciens et des gouvernants de l’époque. Il pensait que son frère avait les mêmes sentiments que lui mais qu’il n’avait pas le courage de prendre position :
Réfléchis, écrivait-il, et si ton cœur, comme je le pense, désapprouve, empêche, au moins hausse la voix avec franchise… À ton âge, avec tout ce que tu as fait, tu ne dois pas craindre les racontars de quelque journal, ou de quelque exalté…
Et il concluait :
J’aime et je désire la grandeur italienne et je dirai encore l’unité procurée dans les formes légitimes, et je le désire, et je vois l’importance de l’indépendance absolue, intrinsèque et essentielle à la splendeur du Vatican, comme à la grandeur et à l’unité italienne !
La voix ne fut pas haussée, ou ne fut pas haussée suffisamment.
Gouvernement et Parlement continuaient leur pression anticléricale. Sous le prétexte que certains prêtres empiétaient sur la politique, on voulait limiter la liberté de ministère au clergé. Le Père Durando avait l’impression que le clergé n’avait pas le courage de réagir : les laïcs au contraire l’avaient, et même les libéraux qui n’avaient pas de préjugés antireligieux.
Il ne supportait pas ce manque de liberté d’expression, d’autant plus que le premier article de la Constitution soutenait que la religion chrétienne était la religion dominante :
O bienheureuse Amérique des États-Unis, écrivait-il, où la liberté est étendue à tous, et où le clergé, les communautés religieuses, les protestants, les dissidents et les catholiques, ne forment qu’une grande nation unie et compacte. Entre nous d’ordinaire on ne voit et on n’entend que des idées, des projets, des règlements et petitesses mesquines qui n’élèvent pas la nation, qui ne la rendent pas grande, qui n’encouragent pas la moralité, puisqu’en tous manque le sentiment religieux.
Ses frères, cependant, lui demeurèrent toujours attachés, et ils cherchèrent aussi à l’aider. Cela arriva spécialement quand l’Administration de l’Italie Unie estima pouvoir étendre les lois de l’État de Savoie à toute l’Italie, y compris les normes répressives. Elles furent aussi appliquées pour les résidences des Missionnaires des Provinces religieuses de Rome et de Naples. Le Père Marcantonio, à l’invitation de la Curie généralice, intéressa son frère Giacomo à ces faits. Toutefois, avec peu de résultats.
7. À l’école de Jésus crucifié, fondateur des Nazaréennes
Il n’est pas exagéré de présenter cette fondation comme l’œuvre principale du Bienheureux ou de l’appeler, plus affectueusement, l’œuvre de son cœur.
La situation législative ecclésiastique du temps empêchait l’entrée dans la vie consacrée aux personnes nées en dehors du mariage religieux : c’était la classique « irrégularité de naissance ». Le Père Durando, étant en contact avec diverses institutions de filles orphelines ou illégitimes, (en ces temps-là les filles y demeuraient jusqu’à vingt et un ans), se trouva plusieurs fois devant d’excellentes enfants qui, éduquées par les sœurs, ressentaient le désir de se faire religieuses. Naturellement, elles se tournaient vers le prêtre qu’elles connaissaient plus et c’était justement notre Bienheureux. En diverses occasions il tenta inutilement de faire accepter ces filles dans divers Instituts. Avec le même courage et la même capacité innovatrice, démontrés en envoyant les sœurs sur les champs de bataille, il résolut aussi cette situation. À l’occasion de la prise d’habit des premières sœurs il en parla lui-même avec des paroles qui aujourd’hui encore, à 136 ans de distance, touchent le cœur et émeuvent :
27 septembre 1866
C’est depuis quelques années, voyez-vous, que certaines de vous s’adressent à ma pauvre protection pour avoir un appui afin de pouvoir être admises dans quelque communauté religieuse ; moi je me suis employé autant qu’il me fut possible pour y parvenir en faisant des recommandations, des propositions, donnant des conseils, mais toutes mes tentatives auprès de n’importe quelle communauté qui m’ont été recommandées, aussi bien à Turin qu’à l’extérieur, prenant à cœur votre bien spirituel, furent inutiles. N’ayant pas réussi avec succès, je me mis à réfléchir sur les circonstances d’une telle affaire, de telle sorte que j’avais du mal à la chasser de mon esprit ; je me rendis compte que passant, quasi sans m’en apercevoir, d’une idée à une autre, la chose me resta imprimée dans le cœur de sorte que je crus me résoudre, en m’offrant au Seigneur, pour cette œuvre à son service.
Comme je réfléchissais en moi-même : ces pauvres filles, ne devraient-elles pas être aidées en quelque façon dans le dessein qu’elles forment de vouloir se séparer du monde pour se donner au service de Dieu ? Ne devrait-il pas y avoir un lieu de retraite, une institution de communauté religieuse parmi les nombreuses qui existent à Turin et ailleurs, qui puisse ou veuille les accepter ? Et s’il s’agissait de fonder pour elles une Compagnie en particulier où elles soient accueillies pour se retirer afin d’y passer chrétiennement une vie pieuse et vertueuse, en se sanctifiant elles-mêmes et en édifiant le prochain, et même ne pouvait-on pas fonder une communauté religieuse ? Et pourtant de qui ces pieuses jeunes filles reçoivent-elles la bonne inspiration ? Qui leur suggère la bonne volonté de se donner à Dieu ? Elles sont certainement mues par la bonté et le vouloir de Dieu… et si la chose vient de Dieu, elles devront donc être aidées dans leur pieuse intention.
Ces filles ne sont-elles pas destinées, elles aussi au paradis ? Mieux, si elles vivent pieusement un beau prix les attend au ciel, peut-être qu’elles n’auront pas tant et tant, qu’elles sont aussi quelque chose sur la terre et qu’elles ont pu entrer avec toute facilité dans les communautés religieuses !
Ah si, ces filles pouvaient être et devenir des âmes élues et chères à Dieu plus que ce que je ne mérite moi misérable, dernier parmi les ministres sacrés de Dieu. Derrière ces considérations et poussé par les requêtes réitérées que vous m’en faisiez, je résolus d’espérer dans la Divine Providence en suivant la bonne inspiration, en en réalisant l’exécution. Oh ! disposition vraiment admirable de la miséricordieuse bonté de Dieu pour vous, mes bonnes filles ! Oh ! la grande grâce de la vocation religieuse ! Je vous encourage donc, mes filles, à accueillir cet amoureux trait de la divine Providence avec une très grande reconnaissance, puisque, grâce à Dieu, toute difficulté de vous consacrer au service de Dieu étant aplanie, vous puissiez maintenant le faire avec grande ferveur et zèle persévérant.
C’est ainsi qu’est née, vivante et active, la Communauté des Filles de la Passion de Jésus Nazaréen, appelée ensuite, plus simplement, Sœurs Nazaréennes. La nouvelle communauté n’était pas née pour une nécessité extérieure particulière et c’est pourquoi le Bienheureux fondateur ne lui donna pas immédiatement une finalité opérationnelle. Conformément à son projet initial, qui était celui de les ouvrir à la vie consacrée, il les lança avec ces paroles : Priez, obéissez et devenez des saintes !
Selon le style de saint Vincent, il attendit les signes de la divine providence, qui indiquèrent l’assistance, de jour et de nuit, aux malades à domicile. On remarquera la situation pastorale différente de ce temps là : les pauvres terminaient leur vie à l’hôpital, où ils trouvaient une assistance religieuse assidue, alors que les nantis étaient soignés à la maison et ne voyaient pas habituellement un prêtre ou une sœur. L’œuvre des Sœurs Nazaréennes se révéla tout de suite très efficace pour le salut de l’âme de leurs assistés ; plusieurs conversions d’illustres personnages qui terminèrent leur vie dans une parfaite conversion sont célèbres et historiques.
En plus de l’apostolat envers les malades et les enfants abandonnés, le Bienheureux leur transmit le culte de la Passion de Jésus, qui était déjà son patrimoine spirituel ; en effet il avait aussi vulgarisé ce culte parmi les fidèles et constitué dans l’église des Missionnaires de Turin un Sanctuaire de la Passion qui est toujours en honneur.
À ses Filles il voulut laisser un riche enseignement de dévotion et de spiritualité et il les engagea à cette dévotion par un quatrième vœu.
8. L’engagement missionnaire
…ce n’était pas la volonté de Dieu que j’aille en Chine. Je mis mon cœur en paix… Ce qui veut dire : dans son âme ce désir qui l’avait guidé dans son choix de jeunesse d’appartenir à une congrégation religieuse qui lui aurait permis d’aller dans les missions à l’étranger, et non au clergé diocésain, continuait d’être présent et de déterminer ses choix, quand l’occasion s’en présentait. Il soutenait et faisait soutenir par les siens l’œuvre de la Propagation de la Foi : il réussit à y envoyer aussi 20.000 lires que ses frères Camillo, le politicien, et Gustavo Cavour, un saint homme plein de crainte de Dieu, ne savaient pas à qui d’entre eux elles auraient appartenu.
Dans la direction de la Province il donna une grande place à favoriser les Missions étrangères, acceptant toutes les demandes de ses confrères qui souhaitaient partir à l’étranger, et les stimulant à le lui demander. Il n’avait pas pu accepter de se joindre au Père Justin de Jacobis, aujourd’hui saint Justin, en Éthiopie ; il y avait la perspective d’être nommé Préfet apostolique. Dans cette région il accepta que partent les Pères Giuseppe Sapeto et Giovanni Stella : malheureusement ils ne firent pas les missionnaires, mais l’un l’explorateur et l’autre le conquérant.
Dans l’histoire de l’Italie on se souvient d’eux comme les initiateurs des entreprises coloniales de la nation italienne en Érythrée. Mais face à ces « échecs » il faut rappeler que 27 de ses Missionnaires partirent pour la Syrie, l’Abyssinie, l’Amérique du Nord, le Brésil, la Chine, avec des résultats très positifs : les missionnaires turinois, avec Felice de Andreis, furent parmi les fondateurs des Provinces religieuses des Missionnaires de saint Vincent aux USA.
Et quand le Marquis Brignole Sale, ambassadeur du Piémont, maire de Gênes, retiré de l’activité publique à cause de la tournure anticléricale du Piémont, put consacrer ses attentions et ses biens à ses projets, avec l’aide de la noble dame Artemisa Negroni, il voulut fonder un séminaire pour les vocations missionnaires, et il le confia aux Missionnaires de saint Vincent de Gênes. Le Père Durando, comme Visiteur, y apporta toute sa collaboration. En 1854 le collège Brignole Sale Negroni put commencer son activité. Trois des vingt-quatre séminaristes, accueillis gratuitement, le cursus de formation terminé, et, ordonnés prêtres, partirent pour la Californie en 1858. En une trentaine d’années 110 en partirent. Par la suite, des séminaristes étrangers, venus en Italie pour suivre les études, furent reçus dans le Collège. Parmi les anciens élèves, plusieurs devinrent des Évêques et des prélats éminents.
9. Un beau portrait de saint Vincent
De 1830 à 1880, la présence du P. Marcantonio Durando à Turin fut celle du protagoniste de nombreuses initiatives d’une personne à qui on s’adressait, ou à qui on devait s’adresser, pour avoir des conseils ou des chemins à suivre, d’un modèle de vie de qui s’inspirer. Par ses capacités naturelles, par la richesse de sa vie intérieure, par le rôle joué par ses proches dans la vie politique où il s’impliquait lui aussi, et qui lui conférait du prestige, par les amitiés dont il se sentit entouré, il se trouva mêlé à une série infinie de situations à démêler à l’intérieur de sa communauté, dans la vie du diocèse, dans les institutions religieuses, dans les difficiles relations avec les institutions civiles.
Il devait posséder les vertus de douceur, de bonté, d’humilité, mais aussi de force et de sévérité, et on sait que ces dernières vertus sont moins prisées que les premières.
Et parfois il fut peu apprécié.
Ceci le place dans une dimension réaliste, qui s’y connaît en histoire et non en panégyrique ; comme beaucoup d’autres personnes, il a dû goûter l’amertume des incompréhensions, des interprétations peu bienveillantes ; et les moments de découragement ne lui ont pas manqué.
Heureusement, il ne perdit jamais le contrôle de lui-même. Sa santé avait tous les symptômes de la fragilité ; cependant il réussit presque à atteindre les 80 ans.
Il aurait voulu être dispensé des fonctions de Visiteur et de directeur des Filles de la Charité, parce que le poids des ans avait élevé le niveau de ses infirmités : il obtint seulement la présence d’un confrère qui se chargeait d’une grande partie des tâches.
De cette manière, il lui restait plus de temps pour prier et pour se recueillir intérieurement. Courbé par les ans, assis sur une chaise haute, il conservait toujours son visage joyeux et suave. Son bureau continuait à être surchargé de correspondance à expédier.
Au cours de l’été 1880 il eut encore la force de se rendre à Casale Monferrato et au collège de Virle, une des nombreuses institutions dans lesquelles il s’était engagé. Il avait voulu être présent à la consécration des Filles de Marie, l’association qu’il avait introduite en Italie.
Puis son état s’aggrava. Il expira vers une heure trente le 10 décembre.
Nous avons perdu un autre saint Vincent, dit le P. Giovanni Rinaldi, supérieur de la Maison de la Paix de Chieri.
L’expression fut acceptée par tous les Vincentiens et ce fut une conviction commune que le Père Marcantonio Durando dut être considéré comme un autre saint Vincent.
Effectivement, à bien considérer sa personnalité, le style de ses interventions, sa façon de faire, sa capacité d’interpréter la pensée de saint Vincent et de le rendre actuel, à un siècle de distance, on ne peut que confirmer cette expression.
À l’occasion des célébrations qui eurent lieu pour sa mort, quelques inédits ressortirent : celui, par exemple, que Mgr Fransoni, Archevêque de Turin, s’adressa au P. Durando pour la révision des Règles des Salésiens de Don Bosco et de l’Institut de Charité fondé par Antoine Rosmini, grand ami des Missionnaires de saint Vincent.