Introduction
Depuis un certain temps, on parle dans la Congrégation de la Mission et dans d’autres milieux de la Famille Vincentienne de deux thèmes, l’un se réfère à « l’être » et l’autre à la « tâche » vincentienne. D’une part, nous sommes tous entièrement d’accord sur le fait que le charisme, « l’être », l’identité, la marque caractéristique des vincentiens a été, est et sera toujours d’une actualité brûlante. D’autre part, notre manière de vivre et de transmettre cet « être » vincentien n’est pas aussi claire. Il s’agit, en définitive, de la confrontation entre notre identité et notre manière de la projeter, de la vivre.
Souvent dans les réunions, les assemblées, les conversations privées, nous nous plaignons aussi que, dans nos ministères, nous faisons à peu près la même chose que les prêtres diocésains, il y a peu de différence. Nous pensons que notre mission n’arrive pas à porter la marque vincentienne, que notre « tâche » ne transmet pas ou presque rien de vraiment vincentien.
Le Père Eli Chaves dos Santos, Conseiller Général de la Congrégation de la Mission, disait à la réunion des Visiteurs du monde entier, à New York au début du mois de juillet : « on sent une inquiétude chez de nombreux confrères, ils se demandent : est-ce que les évêques, le clergé et les gens nous identifient comme de vrais missionnaires ? Pourquoi la Congrégation est-elle en grande partie absente des initiatives, des organismes missionnaires et caritatifs de l’Eglise ?… Nous risquons de centrer presque toutes nos forces sur ce qu’on appelle la «pastorale ordinaire», une pastorale en lien avec le territoire (paroisse), centrée surtout sur la liturgie, la catéchèse et les services paroissiaux. Une pastorale qui absorbe les meilleures énergies de nos confrères et qui peut devenir un obstacle à l’élan que nous devons donner à l’évangélisation pour qu’elle soit plus décidée et plus missionnaire ». Quand j’évoque cela à propos de la Congrégation de la Mission, cela s’appliquer aussi à l’ensemble de la Famille Vincentienne.
Ce n’est ni le moment, ni le lieu, pour réfléchir à ces plaintes, à ces interrogations. Il s’agit plutôt, en ce moment, de soulever une série de questions fondamentales pour notre présent et notre futur, afin d’y réfléchir : nous, les vincentiens, pouvons-nous apporter quelque chose à la nouvelle évangélisation qui est urgente ? Sommes-nous capables de faire fructifier notre charisme, notre spiritualité, notre être dans cette tâche de la nouvelle évangélisation ? Quelles sont les caractéristiques vincentiennes qui peuvent contribuer au succès de ce projet planétaire de la nouvelle évangélisation ? Dans quel domaine de l’évangélisation devons-nous travailler nous, aujourd’hui, les vincentiens ?…
L’évangélisation, mission de tous les chrétiens
Donc, il s’agit de voir si nous, les vincentiens (quand je parle de vincentien, je me réfère à la Famille Vincentienne), nous avons quelque chose à dire dans le domaine universel de l’évangélisation. Il est évident qu’elle est urgente et que c’est une tâche, un commandement universel qui concerne toute l’Eglise. Le Pape Paul VI, dans l’Exhortation Apostolique « Evangelii nuntiandi » nous dit : «Evangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser» (N°14).
En réalité, on ne peut pas parler d’une « évangélisation vincentienne » en tant que telle, ni d’une évangélisation ignacienne ou franciscaine, parce que le vaste domaine de l’évangélisation appartient à tous les chrétiens, ce domaine est commun à tous. Il concerne toute l’Eglise et ce n’est pas une tâche de plus parmi d’autres, c’est la tâche fondamentale et la raison d’être de l’Eglise, et il faut souligner cet article : l’Eglise.
L’arc-en-ciel est un ensemble de couleurs variées, c’est pourquoi il est beau. Cet ensemble de couleurs n’a aucune couleur concrète, il rassemble toutes les couleurs de façon égale, ainsi chaque couleur contribue à la beauté de l’ensemble. On pourrait dire que ce dont il s’agit, c’est de trouver la couleur nettement vincentienne qui contribuera à la beauté de l’arc-en-ciel de l’évangélisation, c’est-à-dire qui peut apporter à l’évangélisation universelle le charisme vincentien.
Eclaircissement de quelques points au sujet de la nouvelle évangélisation
Le titre de cette conférence parle de « nouvelle évangélisation », c’est l’expression que nous employons le plus souvent ces dernières années, depuis que le Pape Jean-Paul II, dans une visite pastorale en Pologne en 1979, a parlé d’une « évangélisation nouvelle par rapport au zèle, à sa méthode et à son expression ». Le Pape émérite, Benoît XVI, a mis la nouvelle évangélisation au centre de tout son pontificat et il a fondé le « Conseil Pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation ». Le dernier synode des Evêques a traité le sujet de la nouvelle évangélisation. Pour le Pape François, ce thème est fondamental. Donc, aujourd’hui, quand on parle d’évangélisation, on lui ajoute toujours l’adjectif « nouvelle ».
Je ne vais pas m’attarder sur l’emploi du terme « évangélisation » avec ou sans adjectif. Je pense qu’en définitive, c’est la même chose. Ce qui est vraiment important c’est le terme en lui-même, mais il ne faut pas oublier que :
- La nouvelle évangélisation veut dire deux choses, d’abord il est évident que cette expression signifie qu’il faut à nouveau évangéliser, car la sécularisation, en Occident, va vers une déchristianisation galopante. Les valeurs de l’Evangile telles que l’amour, la fraternité, l’égalité, la solidarité… ont cédé de façon lamentable face à la montée en puissance de nouvelles valeurs «séculières» comme le progrès, l’efficacité, le succès, la consommation… Car, si on parle encore de valeurs chrétiennes, il y a longtemps qu’elles ne sont plus dans le cœur. Elles ne sont plus les références des comportements de notre personne, sinon certains jours comptés sur les doigts de la main.
- Mais la nouvelle évangélisation signifie aussi et surtout, qu’il faut évangéliser à nouveau, d’une manière nouvelle, avec de nouvelles méthodes, de nouveaux objectifs, de nouvelles stratégies, pour ne pas tomber dans les mêmes erreurs que par le passé. Le nouvel objectif ne peut pas être celui de former une autre chrétienté, mais de construire le royaume de Dieu. Cela n’a rien à voir avec la conquête du monde mais plutôt la présence de notre témoignage de vie dans le monde. Il ne s’agit pas de baptiser une culture ou un territoire, mais de baptiser celui qui croit, c’est-à-dire, celui qui voudra assumer et partager le message de Jésus de Nazareth.
- N’oublions pas non plus ce que le Pape François répète avec insistance dans tous ses discours, concrètement dans sa récente Exhortation Apostolique « Evangelii gaudium » : que l’Evangélisation (ou la nouvelle évangélisation) doit mettre l’Eglise, toute l’Eglise, en « état de mission » et elle doit aller vers les périphéries de la vie, les périphéries matérielles, morales, géographiques, existentielles, spirituelles… et que cette évangélisation doit passer par le dialogue, la guérison, l’espérance et la joie (Cf. Evangelii gaudium, n° 20, 30, 46, 191). Il avait déjà dit la même chose aux membres du « Conseil Pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation », le 13 octobre dernier : « l’Eglise est la maison dont les portes sont toujours ouvertes non seulement pour que chacun puisse y être accueilli, mais aussi pour qu’il puisse y respirer l’amour et l’espérance. L’Esprit Saint nous pousse à sortir de nos murs et nous guide vers les périphéries de l’humanité ».
C’est pourquoi, après tout cela, je me permets de vous donner quelques clés, de vous tracer quelques lignes spécifiquement vincentiennes qui puissent nous donner des indications sur ce que pourrait être aujourd’hui, notre contribution authentique à l’évangélisation nouvelle et urgente.
Cadre général de la mission vincentienne
Nous devons partir d’une toile de fond, c’est-à-dire d’un cadre général vincentien. Sat Vincent de Paul lui-même nous le donne dans une conférence aux Missionnaires, le 6 décembre 1658, qui traite précisément de « la fin de la Congrégation de la Mission » : « (Notre mission consiste à) faire connaître Dieu aux pauvres, leur annoncer Jésus-Christ, leur dire que le royaume des cieux est proche et qu’il est pour les pauvres » (Coste XII p. 80). C’est curieux que cette phrase si importante, fondamentale de St Vincent, c’est à peine si nous, Lazaristes nous la citons et nous l’employons, par contre les Filles de la Charité l’ont reprise dans leurs Constitutions, aussi bien dans les précédentes que les actuelles.
Cette phrase, pour moi, est le meilleur résumé de ce que doit être la caractéristique vincentienne de l’évangélisation. Elle est en consonance avec les grandes lignes de «Evangelii nuntiandi» de Paul VI, le document le plus complet sur l’évangélisation dans le monde actuel.
Toutes nos actions évangélisatrices doivent partir de ce cadre général, c’est là qu’elles doivent chercher leur inspiration, leur orientation, leur programme. C’est aussi vers ce cadre général que toutes nos attitudes et nos dispositions doivent se tourner.
Ce programme général nous présente l’essentiel de l’inspiration vincentienne : Dieu, Jésus-Christ et les pauvres. Ce sont comme les trois colonnes qui sont à la base de la spiritualité et la pratique de Vincent de Paul et de ceux qui le suivent :
- La primauté de Dieu : Dieu est le premier, l’absolu. Nous, nous transmettons la bonté et la miséricorde de Dieu. Mais le Dieu que doit annoncer un vincentien est le Dieu « protecteur des pauvre s» comme dirait Vincent de Paul (Coste X p. 512), le Dieu de l’amour, de la miséricorde. Dieu est le premier qui fait le choix des pauvres. C’est pourquoi, la cause des pauvres est la cause de Dieu et le problème des pauvres est le problème de Dieu. Alors, nous pouvons donc dire que l’option pour les pauvres, avant d’être un commandement ou un engagement, est une réalité de foi et une vérité théologique.
- La centralité du Christ : toute la vie de Vincent de Paul est christocentrique et sa christologie n’est pas théorique, elle est vivante et existentielle. L’identité vincentienne est donc christocentrique et par le fait même, son option pour les pauvres ne peut se comprendre que parce que la cause des pauvres est la cause du Christ, il suit et il annonce « Jésus-Christ, évangélisateur et serviteur des pauvres » comme le souligne aussi Vincent de Paul. Le vincentien doit lui aussi porter son regard vers le chapitre 4, versets 18 et 19 de l’évangile de St Luc (« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres… ») Là, il trouve la raison principale de son option pour les pauvres, de sa vocation et de sa mission dans l’Eglise et dans la société.
- La passion pour les pauvres : il ne s’agit pas seulement de se soucier des pauvres, d’être près d’eux, c’est quelque chose de plus. Il s’agit de vivre ce que disait Vincent de Paul : » Les pauvres qui ne savent où aller ni que faire, qui souffrent déjà et qui se multiplient tous les jours, c’est là mon poids et ma douleur « (Collet I, 479). Les pauvres doivent être notre passion principale, face à cela, tout passe au second plan. Vincent de Paul, poussé par cette passion pour les pauvres, ira même jusqu’à dire : « Il nous faudrait vendre nous-mêmes pour tirer nos frères de la misère » (Coste IX p. 497).
Fil conducteur de la mission vincentienne
Ce « cadre général vincentien » est organisé et maintenu par une espèce de « fil conducteur » qui donne unité et cohérence à la mission vincentienne. Cela est nécessaire car nous risquons de voir notre spiritualité vincentienne spécifique se diluer et perdre de sa force et de sa vie au milieu de tant de groupes et de spiritualités ecclésiales. C’est pourquoi, il nous faut toujours tenir compte de ce « fil conducteur » qui tisse et entrelace la mission ou l’évangélisation à partir de la sphère vincentienne.
Il est la « structure diaconique » du charisme vincentien. Avec cette expression, je me réfère à la « charité », au « service de la charité », à la « mission de la charité », à la « diaconie » selon son sens étymologique d’amour serviable, parce qu’en elle, cohabitent en parfaite union : la charité, la communion, le service, la mission, le don total.
Toutes les actions, les pensées et les intuitions de Vincent de Paul et de Louise de Marillac ont pour origine et pour but, la charité comme mission, et la mission comme charité, c’est pourquoi il est urgent de passer à l’action. C’est aussi la raison pour laquelle il recommande avec insistance à ses fils et à ses filles de vivre en «état de charité». En outre, la perfection chrétienne à laquelle doivent aspirer ceux qui le suivent, c’est la « perfection de la charité ».
Vincent de Paul unit et recommande d’unir, l’amour affectif et l’amour effectif comme deux réalités qui doivent ne faire qu’une, comme l’union inséparable entre la charité et la mission (cf. Coste IX p. 592, 594-595, 598-599). En outre il affirme que l’amour affectif sans engagement évangélisateur, c’est-à-dire la charité sans la mission, est assez suspect : « Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages. Car bien souvent tant d’actes d’amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, et autres semblables affections et pratiques intérieures d’un cœur tendre, quoique très bonnes et très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n’en vient point à la pratique de l’amour effectif… Et c’est à quoi nous devons bien prendre garde ; car il y en a plusieurs qui, pour avoir l’extérieur bien composé et l’intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s’arrêtent à cela ; et quand ce vient au fait et qu’ils se trouvent dans les occasions d’agir, ils demeurent court. Ils se flattent de leur imagination échauffée ; ils se contentent des doux entretiens qu’ils ont avec Dieu dans l’oraison ; ils en parlent même comme des anges ; mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d’instruire les pauvres, d’aller chercher la brebis égarée… hélas ! il n’y a plus personne, le courage leur manque. Non, non, ne nous trompons pas : Totum opus nostrum in operatione consistit » (Coste XI p. 40).
C’est pourquoi, on peut dire que le charisme vincentien est habité par un feu brûlant qu’on ne peut pas éteindre : le feu de la charité qui nous donne de la cohésion, qui nous presse et nous brûle dans la mission. Si nous n’entrons pas dans cette structure « diaconique » du charisme vincentien, en cette union indissoluble de charité et de mission, nous risquons de tomber dans un spiritualisme peu recommandable pour un chrétien et pour un vincentien.
L’évangélisateur vincentien
Quand nous parlons « d’évangélisation » ou de « nouvelle évangélisation », cela veut dire qu’il y a des évangélisateurs. Pour qu’ils donnent cette couleur vincentienne à l’évangélisation, ils doivent être imprégnés du charisme vincentien, animés par la spiritualité vincentienne.
Il convient donc de tracer brièvement, une sorte d’image, de portrait de « l’évangé-lisateur vincentien » en soulignant les traits les plus importants :
a) Cette personne doit avoir une expérience de Dieu authentique, c’est beaucoup plus que de la simple piété.
b) Une personne profondément unie au Christ, évangélisateur des pauvres. C’est ainsi que St Vincent dit aux Missionnaires : « Oh ! quel bonheur, quel bonheur, Messieurs, de faire toujours et en toutes choses la volonté de Dieu! N’est-ce pas faire ce que le Fils de Dieu est venu faire sur la terre, comme nous avons déjà dit? Le Fils de Dieu est venu pour évangéliser les pauvres ; et nous autres, Messieurs, ne sommes-nous pas envoyés pour le même sujet ? Oui, les missionnaires sont envoyés pour évangéliser les pauvres. Oh ! quel bonheur de faire sur la terre la même chose que Notre-Seigneur y a faite, qui est d’enseigner le chemin du ciel aux pauvres ! » (Coste XI p. 315). Dans les conférences de St Vincent nous trouvons de très nombreux textes qui disent la même chose ou à peu près.
c) Une personne dont le sens de l’appartenance à cette vocation vincentienne spécifique soit très fort. Elle doit s’alimenter à la spiritualité vincentienne qui doit être très claire pour elle, afin d’en vivre. Vincent de Paul disait aux missionnaires en insistant : « Nous sommes les prêtres des pauvres. Dieu nous a choisis pour eux. C’est là notre capital, tout le reste n’est qu’accessoire » (Collet VII, 168).
d) Une personne qui s’efforce de lire la volonté de Dieu dans les « signes des temps » et qui les lit en fonction des nécessités et des événements qui ont un rapport avec les pauvres, les malheureux, les marginalisés, les exclus…
e) Une personne pleine de zèle (vertu vincentienne), avec tout ce que cela comporte de tension pour l’évangélisation, d’audace et de créativité pour ouvrir de nouveaux chemins d’évangélisation.
f) Une personne qui comprend que la formation est nécessaire et urgente de façon permanente pour elle. Elle est bien convaincue que la « formation pour l’évangélisation » est une question de justice pour les pauvres qu’il faut évangéliser. La bonne volonté ne suffit pas, de même que la phrase bien souvent entendue : on a toujours fait comme cela.
Le destinataire de la mission vincentienne
Le Synode sur la nouvelle évangélisation a consacré la «Proposition 50» à la Vie Consacrée et il a affirmé : « La vie consacrée, pleinement évangélique et évangélisatrice, en profonde communion avec les pasteurs de l’Eglise, dans la coresponsabilité avec les laïcs et dans la fidélité aux charismes respectifs, offrira une contribution significative à la nouvelle évangélisation. Le synode demande aux Ordres et Congrégations d’être pleinement disponibles pour aller vers les frontières géographiques, sociales et culturelles de l’évangélisation. Le synode invite les religieux à se déplacer vers le nouvel aréopage de la mission ».
Dans l’Instrumentum laboris du Synode sur la nouvelle évangélisation, on a donné une grande importance à une série de « scènes », de « nouveaux aéropages » où l’évangélisation est la plus urgente et la plus nécessaire aujourd’hui. On a parlé de scènes culturelles, de phénomène migratoire, des moyens de communication, de l’économie globale, des recherches scientifiques et technologiques, du monde de la politique… (Instrumentum laboris, n° 52-60).
Il est certain que l’affirmation, maintes fois répétée au sujet des consacrés, qu’ils doivent être à l’avant-garde de la mission, est bien connue : à la périphérie, avec les plus pauvres et les exclus, là où les appels des pauvres sont les plus urgents; à la frontière, là où l’Eglise affronte les problèmes nouveaux et difficiles, les défis missionnaires présents dans les nouveaux aéropages; dans le désert, là où l’évangile est peu connu, là où l’Eglise est pauvre, minoritaire ou bien fait ses premiers pas.
Evidemment, ce que je viens de citer au sujet des « consacrés » est valable, en notre cas, pour toute la Famille Vincentienne, pour toutes les branches de cette grande famille. Si on applique tout cela à l’évangélisateur vincentien, immédiatement, quelques questions se présentent : de quel groupe sommes-nous les vincentiens ? Où nous placer ? Comment évangélisons-nous ? Sur quoi devons-nous insister dans l’évangélisation ? Quels sont les scènes ou les aéropages de la nouvelle évangélisation sur lesquels nous devons centrer nos réflexions, nos inquiétudes évangélisatrices ? Par où commencer à évangéliser? Où sommes-nous placés, à l’avant-garde de la mission ? ou bien nous sommes-nous habitués à une pastorale sacramentelle et de conservation ? Sommes-nous là où nous devons être selon notre charisme et notre spiritualité ?…
A travers toutes ces questions, nous pouvons facilement voir qu’elles se réfèrent à ce qu’on pourrait appeler « les destinataires » de l’évangélisation, c’est-à-dire, ceux qui font l’objet de notre mission vincentienne. Si nous voulons définir un peu plus ces personnes, ou celles qui doivent être les « destinataires » pour l’évangélisateur vincentien, on pourrait tracer une série de traits :
- Les pauvres, selon tout ce que recouvre ce terme, selon toute l’étendue de la réalité de la pauvreté : depuis la pauvreté économique jusqu’à la pauvreté culturelle, morale, psychologique et sociale. Depuis les pauvres de toujours jusqu’aux nouveaux pauvres générés par les « mécanismes pervers » et les « structures de péché » comme disait Jean-Paul II dans son encyclique “ Sollicitudo rei socialis ”. Depuis les victimes d’un système mondial et global intrinsèquement inhumain et injuste jusqu’aux collectifs appauvris et de plus en plus vulnérables, fruit de la crise économique, sociale, crise des valeurs que nous vivons.
- Ceux qui ont besoin de formation chrétienne et d’attention spirituelle et qui, en plus, sont pauvres, et à cause de cette pauvreté ils sont doublement pauvres. Le Pape François dit dans son Exhortation Apostolique “ Evangelii gaudium ”, au N° 200 : « la pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle. L’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction, sa Parole, la célébration des Sacrements et la proposition d’un chemin de croissance et de maturation dans la foi ». Mais, il faut faire très attention avec l’emploi inadéquat de ce qu’on appelle les « pauvres spirituels ».
- Les pauvres qui ne voient personne et dont personne ne veut s’occuper. C’est-à-dire, ceux qui ne comptent même plus dans les statistiques de la pauvreté, de la misère et de la marginalisation sociale. Ceux qui ont perdu même la visibilité ou ceux dont il ne convient pas qu’ils se manifestent. En définitive, ceux dont parlait Sainte Louise de Marillac quand elle expliquait le service de la Compagnie des Filles de la Charité : « O! quel bonheur, si … la Compagnie n’eût plus que à servir les pauvres destitués de tout! » (Ecrits – Sr Charpy – A100 p. 821).
Le message vincentien (quelques points importants tirés du charisme vincentien)
L’évangélisation ou la nouvelle évangélisation comporte un « message », une « annonce », une « bonne nouvelle du salut ». En réalité, le message évangélisateur essentiel, fondamental est le message de Jésus-Christ. C’est annoncer, en paroles et en actes, ce que nous appelons le «Kérygme» : « Si tu affirmes de ta bouche que Jésus est Seigneur, si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, alors tu seras sauvé » (Rm. 10, 9).
Mais, dans ce message universel, il peut y avoir des points d’insistance spécifiques. Nous, les vincentiens, nous pouvons en apporter quelques-uns qui viennent de notre charisme et de notre spiritualité. Je vais en citer quatre qui peuvent faire partie de ce message universel de l’évangélisation :
- Le Dieu vivant et vrai révélé par Jésus-Christ. Si nous allons à l’Evangile, nous voyons qu’il s’agit du « Bon Dieu ». C’est-à-dire, Dieu en tant que Père, Dieu Amour, Dieu miséricorde, Dieu pardon gratuit, protecteur et défenseur des pauvres. Monseigneur Oscar Romero, en commentant une phrase de St Irénée de Lyon, disait : « Gloria Dei pauper vivens » (La gloire de Dieu c’est que le pauvre vive).
- Jésus-Christ sauveur et libérateur. Jésus-Christ incarné, qui se met à la dernière place, le serviteur, qui nous offre sa vie, sa mort et sa résurrection. Jésus-Christ qui se présente comme le Messie oint par l’Esprit pour libérer les captifs, briser les pièges, libérer les pauvres… Jésus-Christ qui nous apporte le Royaume et ce Royaume est, principalement, pour les pauvres.
- La charité, comme colonne vertébrale de notre existence de foi. L’amour affectif et effectif comme centre névralgique du croyant et comme preuve authentique de la foi : « ce qui importe, c’est la foi agissant par la charité » (Ga. 5,6).
- Le pauvre comme « sacrement du Christ » (Mt. 25, 31-46) et comme « Maître et Seigneur ». C’est vraiment ce qui est le plus vincentien, et pour que nous ne risquions pas de l’oublier, Vincent de Paul nous le dit et le redit sur tous les tons, par exemple, quand il s’adresse aux Dames des Confréries de la Charité (actuellement AIC) : « lui-même(le Christ) a voulu naître pauvre, recevoir en sa compagnie des pauvres, servir les pauvres, se mettre à la place des pauvres, jusqu’à dire que le bien et le mal que nous ferons aux pauvres, il le tiendra fait à sa personne divine… Et quel amour, je vous prie, pouvons-nous avoir pour lui, si nous n’aimons ce qu’il a aimé! Tant y a, Mesdames, c’est l’aimer de la bonne sorte que d’aimer les pauvres; c’est le bien servir que de les bien servir » (Coste XIII p. 811).
Une attitude fondamentale et des critères vincentiens
L’Exhortation Apostolique « Evangelii nuntiandi » nous dit : « L’importance évidente du contenu de l’évangélisation ne doit pas cacher l’importance des voies et des moyens. Cette question du “ comment évangéliser ” reste toujours actuelle parce que les façons d’évangéliser varient suivant les diverses circonstances de temps, de lieu, de culture, et qu’elles offrent par là un certain défi à notre capacité de découvrir et d’adapter » ( Evangelii nuntiandi, N°40).
C’est pourquoi, je vais essayer de découvrir quels seraient les critères dont un membre de la Famille Vincentienne devrait tenir compte pour évangéliser selon son être et sa mission de vincentien. Autrement dit, quelle serait sa « façon » de collaborer à l’évangélisation de toute l’Eglise.
Je vais vous décrire une attitude fondamentale qui doit être notre point de départ dans notre tâche évangélisatrice; je vous donnerai une série de critères dont on doit tenir compte pour mener à bien cette évangélisation, une attitude et des critères qui sont entièrement vincentiens :
a) Attitude de base : « un état de mission permanent et généralisé ».
Plusieurs fois, le Pape François a employé un mot peu courant dans notre langage pastoral, je veux parler du terme « missionarité » c’est-à-dire : un état de mission permanent et généralisé (discours au Comité de Coordination du CELAM à Rio de Janeiro, le 28 juillet 2013). Il se réfère à une attitude missionnaire qui imprègne toute notre vie, qui donne du sens à notre être chrétien et ecclésial, qui oriente toutes nos actions évangélisatrices. Une attitude qui va beaucoup plus loin que de simples célébrations ou des programmes missionnaires.
Cette attitude est comprise dans le charisme, dans la spiritualité et dans la meilleure tradition vincentienne. Quelqu’un a dit que le témoin missionnaire inventif : Saint Vincent, nous invite à donner la priorité au travail missionnaire parmi les pauvres, à l’approfondir, il nous invite à être à l’avant-garde de la mission.
b) Critères vincentiens pour l’évangélisation.
Je vais citer quelques critères vincentiens qui peuvent rendre un grand service à la nouvelle évangélisation. Je les appelle « critères vincentiens » parce qu’ils font partie du cœur même de notre charisme, parce qu’ils traduisent et actualisent aujourd’hui le charisme légué par Vincent de Paul. Evidemment, je ne fais que citer quelques critères, il y en a davantage :
- Une préférence claire et nette pour l’apostolat parmi les pauvres, ou ce qui revient au même une option convaincue, lisible pour l’évangélisation des pauvres. Si ce critère n’existe pas, tout le reste ne sert à rien.
- Proximité et attention à la réalité humaine, surtout, à la réalité de souffrance des victimes du système. Le commencement de l’engagement missionnaire part de l’expérience, et l’implication vient de l’impact produit par la réalité.
- Récupérer une spiritualité de « l’incarnation ». On pourrait penser qu’il peut y avoir un engagement « à distance ». C’est pourquoi, nous pouvons établir une règle d’or : il n’y a pas de mission sans incarnation; il n’y a pas de mission sans incarnation dans le monde des pauvres.
- Communion avec les pauvres. Cela veut dire une vraie connaissance des problèmes et des nécessités des pauvres; un échange authentique avec eux, un véritable accueil, une participation réelle à leurs vicissitudes, une attention particulière à leurs droits, de la docilité au service de leurs exigences, de l’écoute et du dialogue pour découvrir leurs valeurs et les aider à prendre conscience de leur capacité libératrice.
- Evangélisation complète c’est-à-dire par la parole et par les actes. Vincent de Paul disait : « s’il s’en trouve parmi nous qui pensent qu’ils sont à la Mission pour évangéliser les pauvres et non pour les soulager, pour remédier à leurs besoins spirituels et non aux temporels, je réponds que nous les devons assister et faire assister en toutes les manières, par nous et par autrui… Faire cela, c’est évangéliser par paroles et par œuvres, et c’est le plus parfait, et c’est aussi ce que Notre-Seigneur a pratiqué » (Coste XII p. 87-88).
- Promouvoir, stimuler, accompagner, former le laïcat, surtout pour tout ce qui concerne le charisme, la spiritualité et la mission vincentienne.
- Former et être formé à la Doctrine Sociale de l’Eglise, elle est la traduction vivante et actuelle de l’esprit vincentien. Il y a quelques années, le Supérieur Général de la Congrégation de la Mission de cette époque, le P. Robert Maloney, disait que tous les programmes de formation vincentienne du XXème siècle devraient comprendre une formation intensive à cette doctrine, et qu’au XXIème siècle, il espérait que quelques laïcs vincentiens seraient des experts en la matière.
- Donner plus d’importance à ce qu’on appelle la « mission partagée » dans et avec la Famille Vincentienne.
- Privilégier la « mission populaire » avec audace, créativité, une nouvelle imagination et de l’enthousiasme. C’est un des composants de l’identité évangélisatrice des vincentiens.
- Organiser la charité de telle manière qu’elle soit le signe distinctif de nos centres d’évangélisation. C’est une autre partie de l’héritage vincentien que nous ne pouvons pas perdre. Vincent de Paul recommandait d’ériger une Confrérie de la Charité là où se déroulait une mission populaire. C’était le fruit visible de l’action évangélisatrice.
- Appliquer la méthode du « changement systémique ». Il y a quelques années, Paul VI écrivait : « Entre évangélisation et promotion humaine — développement, libération — il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques. Liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. Liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : Comment en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de l’homme ?» (Evangelii nuntiandi, N°31). Le pape François, comme une suite aux paroles de Paul VI, écrit : « À partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice » (Evangelii gaudium, N° 178).
Conclusion
Evangéliser à partir de l’engagement avec les pauvres, à partir du service caritatif, est la plus authentique clé vincentienne de l’évangélisation. C’est ce que nous, les vincentiens, nous pouvons apporter de plus et de mieux à la nouvelle évangélisation. Dans la perspective vincentienne, l’option pour les pauvres devient le point central, l’axe de la nouvelle évangélisation.
Pour évaluer notre engagement vital dans cette évangélisation, nous vincentiens, nous devons le faire à partir des pauvres. C’est pourquoi, il convient de terminer cet exposé de la même façon que nous l’avons commencé, avec quelques questions : Est-ce que ce sont les pauvres qui orientent nos services et nos ministères? Est-ce que les pauvres interviennent dans la formation de notre mentalité et de nos critères ? Nos structures, sont-elles adaptées au service d’évangélisation des pauvres? Est-ce que l’amour du Christ nous presse vraiment ? et est-ce cet amour qui nous pousse à aller vers les pauvres ?
C’est la réponse que nous donnerons à ces questions qui nous fera mesurer notre véritable contribution à la nouvelle évangélisation.