Vincent de Paul : Sa vision du sacerdoce

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Christian Sens, c.m. · Year of first publication: 2000 · Source: Vincent de Paul, un prêtre pour notre temps. Quatrième centenaire de l’Ordination sacerdotale de saint Vincent. 1600 - 2000. Colloque, Paris, 20 - 22 octobre 2000..
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vdp246Pour présenter la vision de Monsieur Vincent, nous ne disposons pas de traités du sacerdoce ou de traces de réflexions bien élaborées et approfondies. Il reprend simplement la doctrine classique, sans grands développements. Nous pouvons toutefois nous référer à sa propre expérience de prêtre et de missionnaire, à ce que nous savons de la pratique des missions et à ce qu’il dit de la formation du clergé.

Il connaît la doctrine parce qu’il a une bonne formation. Mais il est aussi un homme d’expérience. Il a acquis, par expérience, la conviction que l’Église a besoin de “ bons pasteurs ”, de “ charitables pasteurs ”. Il voit les campagnes abandonnées par les prêtres et affirme que “ les pauvres gens se damnent faute de connaître les vérités propres à salut ” et de recevoir les sacrements. La réforme pastorale engagée par le Concile de Trente et, en France, par l’École Française de Spiritualité, nécessite l’action d’un clergé digne, instruit, charitable et zélé pour le salut des hommes. Monsieur Vincent en a conscience, aussi aborde-t-il sans doute davantage la question du sacerdoce sous l’angle pastoral, tout en affirmant la doctrine.

1 – Le Christ et les pauvres

La rencontre des pauvres à été déterminante pour Monsieur Vincent. Elle est pour lui le lieu d’une orientation décisive de sa vie et de son ministère : suivre le christ évangélisateur des pauvres, continuer ce que le Fils de Dieu est venu faire sur terre, “ Il m’a envoyé évangéliser les pauvres ”. Il reçoit l’appel du Christ par les pauvres et désormais, dans son expérience, le Christ et les pauvres seront indissociables. “ Tournez la médaille et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu qui a voulu être pauvre nous est représenté par les pauvres ” (XI, 32). Pour comprendre sa vision du sacerdoce, du prêtre, il faut donc nécessairement inclure les pauvres.

Celui qui est reconnu comme un grand témoin de la charité est un homme de foi et sa charité est l’expression d’une authentique expérience spirituelle, mystique. Profondément enraciné en Dieu, il se nourrit de sa Parole, comme l’écrit Jean-Pierre Renouard dans son livre “ 15 jours en prière avec Monsieur Vincent ”. Il est habité et animé du désir d’agir par fidélité à Dieu pour correspondre à “ son bon vouloir ”, faire “ son bon plaisir ”. Passionné de Dieu qui est Amour, il a aussi la passion du salut des hommes et de l’annonce de l’Évangile aux pauvres.

Avec l’École Française, il contemple le Christ incarné, mais avec une insistance sur l’Envoyé du Père, le missionnaire du Père venu sur terre pour évangéliser les pauvres. En Christ, il voit aussi le Rédempteur et le Sauveur. Dans une étude sur la grâce, il affirme que Dieu veut le salut de tous les hommes. Il offre pour cela les grâces suffisantes et le moyen universel qu’il a donné, c’est la passion et la mort de Notre Seigneur. Le Christ est réellement au centre de son expérience spirituelle et il peut écrire à Monsieur Portail, son premier compagnon : “ Ressouvenez-vous, monsieur, que nous vivons de Jésus-Christ par la mort de Jésus-Christ et que nous devons mourir en Jésus-Christ par la vie de Jésus-Christ et que notre vie doit être cachée en Jésus-Christ et pleine de Jésus-Christ et que pour mourir comme Jésus-Christ, il faut vivre comme Jésus-Christ ” (I, 295).

Son expérience spirituelle et sa contemplation du Christ incarné, Rédempteur, Sauveur, évangélisateur des pauvres ne peuvent que colorer profondément sa vision du sacerdoce et d’abord même de l’Église. Aussi peut-il dire à ses missionnaires : “ Nous sommes en cette vocation fort conformes à Notre Seigneur Jésus-Christ qui, ce semble, avait fait son principal, en venant au monde, d’assister les pauvres et d’en prendre le soin. Et si on demandait à Notre Seigneur ”qu’êtes-vous venu faire en cette terre ? ” “ assister les pauvres ” – “ autre chose ? ” “ assister les pauvres ”. Ainsi ne sommes-nous pas bien heureux d’être en la mission pour la même fin qui a engagé Dieu à se faire homme ? Et si l’on interrogeait un missionnaire, ne lui serait-il pas un grand bonheur de pouvoir dire avec Notre Seigneur “ il m’a envoyé évangéliser les pauvres ? ”. (XI, 108).

2 – Une vision du sacerdoce

Dans un premier temps, je présenterai ses affirmations doctrinales et ensuite, sa vision pastorale et missionnaire.

2.1 – Le caractère des prêtres, une participation du sacerdoce du Christ

“ Le caractère des prêtres est une participation du sacerdoce du Fils de Dieu qui leur a donné le pouvoir de sacrifier son propre corps et de le donner en viande (sens de nourriture) afin que ceux qui en mangent vivent éternellement. C’est un caractère tout divin et incomparable, une puissance sur le Corps de Jésus-Christ que les anges admirent et un pouvoir de remettre les péchés des hommes qui est pour eux un grand sujet d’étonnement et de reconnaissance. Y-a-t-il rien de plus grand et de plus admirable ? Oh ! messieurs, qu’un bon prêtre est une grande chose. Que ne peut faire un bon ecclésiastique ? Quelles conversions ne peut-il procurer ! (…) Des prêtres dépend le bonheur du christianisme, car les bons paroissiens, voient-ils un bon ecclésiastique, un charitable pasteur, ils l’honorent et suivent sa voie, il tâchent de l’imiter ”. (XI, 7).
Dans ces lignes, nous reconnaissons la doctrine de Trente avec l’affirmation du “ caractère ” qui est “ puissance ” de consacrer et de remettre les péchés. Monsieur Vincent explicite quelque peu la signification du caractère en le présentant comme une marque imprimée par le Christ lui-même dans la personne du prêtre qui est ainsi habilité à accomplir des gestes, dire des paroles et agir en son Nom. Pour préciser sa pensée, il aime utiliser des images et c’est ainsi que pour parler du caractère, il se réfère à la greffe, au sauvageon sur lequel on a enté un franc et qui porte de ce fait des fruits de la nature de ce franc. Et il poursuit : “ Ainsi, nous, misérables créatures, quoique nous ne soyons que foin, que chair et qu’épines, toutefois, Notre Seigneur imprimant en nous son caractère et nous donnant, pour ainsi dire, la sève de son esprit et de sa grâce, et étant unis à lui comme les pampres de la vigne aux ceps, nous faisons le même qu’il a fait sur terre, je veux dire que nous opérons des actions divines et enfantons, comme Saint Paul, tout plein de cet esprit, des enfants à Notre Seigneur ”. (XI, 344).

Vincent de Paul sait qu’il participe du sacerdoce de Jésus-Christ et que le “ pouvoir ” qu’il a reçu au jour de son ordination ne peut venir que du Christ qui le modèle et le façonne comme un “ instrument ”. C’est le Christ qui fait les prêtres et les envoie comme lui-même a été envoyé par le Père. S’il peut dire qu’il n’y a rien de plus grand qu’un prêtre, ce n’est nullement en raison d’une quelconque supériorité, mais seulement parce que le Christ lui “ donne tout pouvoir sur son corps naturel et sur le mystique, le pouvoir de remettre les péchés etc. ” (XII, 85). Dans un texte où il parle de la messe, Monsieur Vincent précise que le prêtre n’est que le ministre de Jésus-Christ. Celui qui agit, par les prêtres, c’est le Christ qui continue ainsi de faire ce qu’il avait fait durant sa vie terrestre “ pour sauver toutes les nations par les instructions et l’administration des sacrements ” (XII,85).

Je me permets un rapide détour par une étude sur la grâce où Vincent de Paul reprend des opinions condamnées par l’Église, celle de Pélage ou de ceux qui disent que le Christ n’est pas mort pour tous ou encore que l’homme ne peut résister à la grâce de Dieu qui le justifie. Il rappelle ce qu’il nomme l’ancienne opinion de l’Église en se référant à l’Écriture, aux Pères, à Augustin, à Thomas d’Aquin, à la Tradition, notamment le Concile de Trente. Dieu donne les grâces suffisantes à tous les hommes pour être sauvés mais Il leur a donné aussi la liberté et ils peuvent consentir à la grâce ou la refuser. Si la grâce est refusée, ce n’est pas son efficacité qui est en cause, mais la liberté et la volonté de l’homme. Et il compare au soleil. Si nous ne le voyons pas, ce n’est pas de sa faute, mais en raison d’un défaut de vue ou bien parce que nous avons fermé les fenêtres ou les yeux. La justification est l’œuvre de Dieu et non des hommes qui ne peuvent se justifier par leurs propres forces, mais ils peuvent y contribuer avec la grâce de Dieu.

Je crois que nous pouvons appliquer ces affirmations sur la grâce à la théologie du ministère ordonné. Le prêtre agit au Nom du Christ qui imprime en lui sa marque et son caractère. Monsieur Vincent connaît la doctrine traditionnelle : lorsque Pierre baptise, c’est le Christ qui baptise, lorsque Judas baptise, c’est le Christ qui baptise. Il peut donc dire que tout pouvoir est donné au prêtre par le Christ sur son corps naturel et sur le mystique et pour remettre les péchés. Mais nous avons pu noter dans les textes cités qu’une fois posée l’affirmation doctrinale, il en vient très vite aux implications pastorales en évoquant les conversions possibles, le bonheur du christianisme, la portée du témoignage d’un charitable pasteur. Cela exige du prêtre qu’il se laisse modeler, façonner par le Christ pour agir non seulement en son Nom mais comme Lui. L’imitation du Christ est d’ailleurs un thème fréquent chez lui, tant pour les laïcs que pour les prêtres. Si le prêtre ne peut se modeler sur le Christ, se configurer à lui qu’avec la grâce, il peut aussi y faire obstacle. C’est pourquoi sans doute, sans méconnaître la dimension cultuelle du ministère, Monsieur Vincent insiste tant sur la dimension pastorale et le témoignage d’un bon pasteur, d’un charitable pasteur.

Dans ses propos sur la grandeur du sacerdoce ou lorsque qu’il affirme que “ l’office des ecclésiastiques est relevé par dessus toutes les autres dignités de la terre, même la royauté ” (XII, 99), rien ne donne à penser que le sacerdoce serait pour lui une carrière ou que le prêtre serait placé sur un piédestal d’honneur. Ce qui paraît en jeu pour lui n’est rien d’autre que les besoins de l’Église, le salut des hommes et l’urgence de l’annonce de l’Évangile aux pauvres. Alors, devenir prêtre ne peut être que la résultante d’un appel. Il en fut même ainsi pour le Christ qui n’a commencé sa mission qu’après le témoignage donné par le Père, “ celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez le ”. La nécessité de l’appel ressort de ce qu’il écrit le 5 mars 1659 à un avocat de Laval envisageant d’entrer dans le sacerdoce comme en une carrière. “ Je ferais conscience de contribuer à vous faire entrer dans les ordres sacrés, particulièrement en celui de la prêtrise, parce qu’il y a malheur pour ceux qui y entrent par la fenêtre de leur propre choix et non par la porte d’une légitime vocation. Cependant le nombre de ceux-là est grand, parce qu’ils regardent l’état ecclésiastique comme une condition douce, en laquelle ils cherchent plutôt le repos que le travail ; et de là sont venus les étranges ravages que nous voyons en l’Église, car on attribue aux prêtres l’ignorance, les péchés et les hérésies qui la désolent. ” (VII, 462).

2.2 – Le prêtre, un pasteur, un missionnaire

Comme bien des réformateurs de l’époque, Monsieur Vincent porte sur le clergé un regard parfois très sévère, ainsi dans cette lettre que je viens de citer ou encore dans une conférence de septembre 1655 :

“ O messieurs et mes frères, que nous devons bien prier pour cela et faire quelque effort pour le grand besoin de l’Église qui va ruinée en beaucoup de lieux par la mauvaise vie des prêtres, car ce sont eux qui la perdent et la ruinent, et il n’est que trop vrai que la dépravation de l’état ecclésiastique est la cause principale de la ruine de l’Église de Dieu (…) Ce sont donc les prêtres, oui, nous sommes la cause de cette désolation qui ravage l’Église, de cette déplorable diminution qu’elle a souffert en tant de lieux. ” (XI, 308-309).

Je n’ai pas l’intention de développer la situation du clergé au XVIIème siècle, ne serait que par manque de compétence. Était-elle aussi déplorable que certaines relations de l’époque pourraient le laisser croire ? Il est peut-être permis de penser que des jugements sévères ont pu être portés et même généralisés pour mieux accentuer la nécessité d’une réforme et justifier le rôle et l’action de ceux qui voulaient l’entreprendre, notamment les Fondateurs de Congrégations. Les comptes-rendus de visites pastorales du début du siècle sont de fait plus positifs que ceux qui on été rédigés après 1640 ou 1650. Cela se vérifie à Châtillon, selon une étude de Bernard Koch. Le compte-rendu de la visite pastorale de 1614, trois ans avant l’arrivée de Monsieur Vincent, est dans l’ensemble, plutôt positif. C’est en fait un document rédigé en 1665, cinq ans après la mort de Vincent de Paul, par l’abbé Charles Dénia avec les souvenirs de témoins, qui décrit l’état déplorable de la paroisse en 1617. L’objectif de Charles Dénia est évident, à savoir : la canonisation de Vincent de Paul. La description qu’il fait de la situation ne peut que mettre en lumière et en valeur l’action pastorale et la charité de Vincent qui sont de fait bien réelles. Bernard Koch note que le compte-rendu d’une autre visite pastorale, en 1656, présente par contre des points négatifs. Il n’est pas interdit de penser que la situation d’un moment ait pu être projeté sur tout le siècle, avec aussi une exagérations des abus et des excès et même leur généralisation. Cela serait-il une pratique du seul XVIIème siècle ? D’éminents cardinaux de la Curie n’ont-ils pas succombé à la tentation de majorer et de généraliser, dans des documents, des abus ou des déviances constatés dans l’exercice du ministère ordonné ou dans l’exercices de responsabilités par les laïcs ?

Il n’en est pas moins vrai que bien des prêtres connaissent de moins en moins le latin qui est pourtant la langue des célébrations sacramentelles. Le pouvoir de chapitres de chanoines, d’abbayes ou de laïcs sur bon nombre d’églises ou de chapelles limite l’autorité des évêques. La répartition du clergé est inégale entre les villes où les prêtres sont nombreux et les campagnes où bien souvent le curé nomme un desservant, un vicaire pour le remplacer ; Vincent de Paul a fait ainsi à Clichy. Le compte-rendu d’une visite pastorale dans le diocèse de Toulouse mentionne que dans 87 des 159 paroisses visitées, le curé ne réside pas. Des prêtres n’ont pas un ministère bien défini. Les paroissiens reprochent essentiellement l’absentéisme des prêtres qui les prive des sacrements et la méconnaissance des rites.

Une réforme pastorale s’imposait donc. Le Concile de Trente l’a engagée, notamment en ce qui concerne la mission des évêques et des prêtres et l’École Française veut la mettre en œuvre. Bérulle aspirait à redonner au clergé le triple fleuron de son ancienne couronne : autorité, science et sainteté.

Vincent de Paul s’engage lui aussi dans cette réforme. Une rencontre l’a certainement marqué et il la relate plus tard aux missionnaires. À Montmirail, en 1620 ou 1621, un huguenot lui dit ne pouvoir croire que l’Église de Rome soit conduite par le Saint Esprit parce que les catholiques de la campagne sont abandonnés à des pasteurs vicieux et ignorants et même pour certains de la religion chrétienne, alors que les villes sont pleines de prêtres et de moines qui ne font rien. Monsieur Vincent répond à cette objection et nous découvrons alors une autre perception de la situation du clergé, plus nuancée. Le huguenot est sans doute mal informé parce qu’il y a en beaucoup de paroisses de bons curés et de bons vicaires. Parmi ceux qui sont en ville, plusieurs vont catéchiser et prêcher dans les campagnes, d’autres prient Dieu et chantent ses louanges jour et nuit, écrivent, enseignent ou administrent les sacrements. Si certains sont inutiles et ne font rien, ce sont des hommes particuliers et qui ne sont pas l’Église. Le huguenot n’est pas convaincu par ces arguments. Il le sera l’année suivante lors d’une mission prêchée par Vincent de Paul avec d’autres prêtres et religieux, à Montmirail et dans les villages environnants. Par curiosité, il est venu écouter les sermons et les catéchismes et il se convertit parce qu’il voit que le Saint Esprit conduit l’Église romaine puisqu’elle prend soin de l’instruction et du salut des pauvres villageois. Et Monsieur Vincent de conclure : “ Oh ! quel bonheur a nous missionnaires, de vérifier la conduite du Saint Esprit sur l’Église, en travaillant, comme nous le faisons, à l’instruction et sanctification des pauvres. ” (XI, 34).

L’Église est réellement l’Église du Christ, animée par l’Esprit, lorsqu’elle évangélise les pauvres… Église non seulement pour eux, mais avec eux. Telle est la conviction de Monsieur Vincent et c’est pourquoi elle a besoin de “ bons pasteurs ”, de “ charitables pasteurs ”, “ d’ouvriers ” qui travaillent. Il écrit cela à un confrère tenté d’entrer chez les Chartreux. Et il se réjouit lorsque ce confrère lui confirme qu’il reste : “ Certes, monsieur, je pense que le ciel même s’en réjouit, car hélas ! l’Église a assez de personnes solitaires, par sa miséricorde, et trop d’inutiles et plus encore qui la déchirent ; son grand besoin est d’avoir des hommes évangéliques qui travaillent à la purger, à l’illuminer et à l’unir à son divin Époux ; et c’est ce que vous faites par sa divine bonté. ” (III, 202). S’il utilise le langage sacerdotal, cultuel, pour parler du sacerdoce : pouvoir de consacrer et de remettre les péchés, offrande du sacrifice… il aime recourir au langage ministériel, pastoral, celui du service : pasteur, ouvrier, instrument, ministre de Jésus-Christ, homme évangélique…

L’Église et les pauvres demandent des pasteurs, des missionnaires, des hommes évangéliques, charitables. L’expérience lui montre aussi que le travail des missionnaires dans les campagnes risque bien de n’être qu’un feu de paille si des pasteurs zélés et instruits, témoins de la charité pastorale du Christ ne continuent d’en entretenir la flamme. Cette conviction qui l’habite transparaît jusque dans la manière dont il s’engage dans la formation du clergé et la conçoit. Ce seront au début les exercices des ordinands, dès 1628 à Beauvais, à la demande de l’évêque et dans d’autres diocèses par la suite. Il s’agit en fait d’une retraite de dix à quinze jours avant l’ordination où l’objectif semble d’aller à l’essentiel pour former des pasteurs, de bons curés de paroisses pour les campagnes : l’oraison, les cérémonies et des éléments pratiques de théologie et de morale.

En 1633, débutent les Conférences du Mardi, à Paris, puis dans d’autres villes. Ce sont des rencontres spirituelles et pastorales. Bossuet y participe. Un extrait du règlement en indique la visée et même un peu le contenu : “ On commencera la conférence par l’invocation du Saint Esprit, puis on traitera de quelques vertus propres aux ecclésiastiques, dont on aura donné le sujet dans l’assemblée précédente et sur lequel chacun rapportera humblement et simplement, de parole et par écrit, les pensées que Dieu lui a données sur les motifs de cette vertu, sa nature et les moyens de la bien pratiquer ”. Il y a aussi dans ces Conférences une ouverture missionnaire et bon nombre de membres participent à des missions.

Vincent de Paul s’est également engagé dans la mise en place des séminaires demandés par le Concile de Trente. Depuis la fin du XVIème siècle, des séminaires ont été créés en France. Les jeunes y sont en général reçus vers l’âge de douze ans. Vincent porte un jugement assez sévère sur ces séminaire tridentins. Il constate leur peu de résultats, voire leur échec en raison de l’âge des candidats. Il en cite quatre encore ouverts en 1644 dont celui d’Agen qui va bientôt fermer. En définitive, les séminaires vont réussir, après ces tentatives sans lendemain, lorsque les objectifs seront plus clairement définis, avec la distinction entre petit et grand séminaire et que des Congrégations vont s’y engager. Six mois, un an, puis deux ans, le temps de formation est limité et la ratio formationis n’existe pas encore. Le projet de Vincent de Paul est donc d’aller à l’essentiel, à l’utile comme il le dit, dans une situation d’urgence où il faut former des pasteurs, de bons curés de paroisses, notamment pour les campagnes, capables de prêcher, de catéchiser, d’administrer les sacrements et de résoudre les cas de conscience. On y donne donc un enseignement assez pratique, en liturgie, en théologie, en morale et en pastorale. On y apprend aussi la pratique de l’oraison et des vertus. Il faut aller à l’utile et c’est pourquoi au Collège des Bons Enfants Monsieur Vincent fait même supprimer l’enseignement de la philosophie scolastique parce qu’elle est peu ou point utile et qu’on peut aller l’entendre en Sorbonne ; “ Je sais que cela fera de la peine à monsieur Watebled (le supérieur) mais quoi, il faut aller à l’utile. ” (XIII, 185). Il n’accepte en général la direction d’un séminaire par les Prêtres de la Mission que si une maison de mission peut-être établie à côté ou au moins si les confrères ont la charge d’une paroisse. Les séminaristes peuvent ainsi participer à des missions ou au travail pastoral. “ L’expérience nous a fait connaître que là où il y a un séminaire, il est bon que nous ayons une paroisse pour y exercer les séminaristes qui apprennent mieux les fonctions curiales par la pratique que par la théorie. ” (VII, 253).

À cela, il faut encore ajouter son action importante au Conseil de Conscience et notamment pour la nomination d’évêques qui soient des pasteurs ainsi que son engagement dans la lutte contre le jansénisme jusqu’à écrire plusieurs lettres à des évêques qui n’ont pas encore signé la condamnation de la doctrine de Jansénius. Sans doute perçoit-il dans l’insistance du jansénisme sur le néant de l’homme devant Dieu et sa radicale impuissance, un obstacle, un danger, pour tout entreprise de réforme tant de la société que de l’Église.

Un pasteur, un ouvrier, un homme évangélique habité par la passion du Christ, de l’Église et des pauvres à évangéliser, tel est donc le prêtre pour Monsieur Vincent. Il doit administrer les sacrements et bien le faire, mais il est appelé à accomplir également un ministère d’enseignement par le catéchisme, les prédications et “ les bonnes paroles dites en toutes occasions ”. Certes ce ministère n’est pas réservé aux seuls prêtres, je le préciserai dans la dernière partie de mon exposé. Il accomplit aussi un ministère d’unification du corps ecclésial, par le sacrement de réconciliation mais également en travaillant aux réconciliations au sein des familles et de la paroisse. Abelly décrit le travail des missionnaires lors des missions dans les campagnes : prédications, catéchismes pour les enfants et les adultes, confessions, œuvres de miséricorde et de charité, visites et soulagement des malades, établissement d’une Confrérie de la Charité. Il note aussi que les missionnaires s’appliquent à “ moyenner (servir de médiateurs) les réconciliations et accommodements de ceux qui sont en quelques inimitiés ou discorde ”.

Le prêtre est aussi un priant et la prière, l’oraison sont au cœur de son expérience pastorale et missionnaire. Il serait trop long de développer ici ce que Monsieur Vincent dit de la prière et de l’oraison qui sont au cœur de l’expérience chrétienne. Il rappelle aux missionnaires qui sont en Pologne qu’ils n’ont aucune raison de s’abstenir de l’office divin au chœur. C’est refuser aux fidèles le témoignage de la prière et l’occasion de s’y unir que de s’en abstenir comme ils le font. Le prêtre est un priant appelé à susciter d’autres priants.

Le regard de Vincent de Paul n’a jamais cessé de s’élargir, au delà des diocèses de France, vers l’France, la Pologne, l’France, la Barbarie et Madagascar. Aussi voit-il le prêtre comme un missionnaire. Il est vrai qu’il s’adresse à une Congrégation missionnaire. “ Nous sommes choisis de Dieu comme instruments de son immense et paternelle charité, qui se veut établir et dilater dans les âmes. Notre vocation est donc d’aller, non en une paroisse, ni seulement en un évêché, mais par toute la terre ; et quoi faire ? Embraser les cœurs des hommes, faire ce que le Fils de Dieu a fait, lui qui est venu mettre le feu au monde, afin de l’enflammer de son amour (…) Il est donc vrai que je suis envoyé, non seulement pour aimer, mais pour le faire aimer. Il ne suffit pas d’aimer Dieu si mon prochain ne l’aime. ” (XII, 262). Missionnaire en France ou missionnaire au loin, le prêtre est envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle de même d’ailleurs que tout baptisé parce que l’Église est missionnaire… “ Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ”… “ Allez… ”.

3 – Configurés au Christ Prêtre

Le Concile de Trente distinguait entre le sacerdoce intérieur (baptismal) et le sacerdoce extérieur et visible (ministres ordonnés) qu’il développe bien davantage.

Avec Trente et l’École Française, Vincent de Paul n’ignore pas que tout baptisé participe du sacerdoce du Christ. Par son baptême, il est configuré au Christ. Il peut donc offrir sa propre vie, comme le Christ a offert la sienne et s’il ne peut consacrer le Corps du Christ, il peut offrir le sacrifice eucharistique. Il le dit aux Filles de la Charité : “ Que pensez-vous faire en y étant (à la messe). Ce n’est pas le prêtre seul qui offre le saint sacrifice, mais ceux qui y assistent… ” (IX, 5).

Tout baptisé est également appelé à prendre sa part du ministère d’annonce et Monsieur Vincent le dit aux Frères de la Mission, aux Filles de la Charité et aux membres des Confréries. Il leur rappelle souvent, et c’est là sans doute une marque typiquement vincentienne, que leur service des pauvres comporte une double dimension : service corporel et spirituel. Quelles que soient leurs conditions de vie et leurs vocations, les baptisés sont appelés à se conformer au Christ, à l’imiter, à aimer avec cet amour évangélique, cette charité qui ne sont pas de simples émotions passagères mais se font toujours actes, engagements et notamment avec et pour les pauvres. “ Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages. ” (XI, 40). Aux missionnaires, il précise que l’évangélisation est “ par paroles et par œuvres ” ; c’est là, comme pour le service tout à la fois corporel et spirituel, une marque vincentienne. “ Les pauvres ne sont-ils pas les membres affligés de Notre Seigneur ? Ne sont-ils pas nos frères ? Et si les prêtres les abandonnent, qui voulez-vous qui les assiste ? De sorte que s’il s’en trouve parmi nous qui pensent qu’ils sont à la Mission pour évangéliser les pauvres et non pour les soulager, pour remédier à leurs besoins spirituels et non aux temporels, je réponds que nous les devons assister et faire assister en toutes les manières, par nous et par autrui. (Monsieur Vincent cite alors la parabole du jugement dernier et poursuit). Faire cela c’est évangéliser par paroles et par œuvres, et c’est le plus parfait, et c’est ce que doivent faire ceux qui le représentent d’office et de caractère, comme les prêtres ; et j’ai ouï dire que ce qui aidait les évêques à se faire saint, c’était l’aumône. ” (XII, 87-88). Pour se conformer au Christ, aimer, être-charité, il faut se vider de soi même pour se revêtir de l’esprit du Christ et Monsieur Vincent précise que l’esprit de Jésus-Christ est un esprit de parfaite charité.

À ces quelques éléments brièvement évoqués d’une spiritualité baptismale et donc aussi sacerdotale, il faut ajouter les vertus que Vincent de Paul recommande aux missionnaires : simplicité, humilité, douceur, mortification et zèle, sans oublier la note missionnaire. Aux Frères de la Mission, aux Filles de la Charité tout autant qu’aux Prêtres de la Mission, il ne cesse de dire qu’ils sont envoyés par le Père, par le Christ et son Église, et même au loin, à ceux qui sont loin de Dieu comme loin géographiquement. Ils sont envoyés aux pauvres, aux vraiment pauvres, partout, pour porter le feu de l’amour de Dieu, embraser le cœur des hommes, des pauvres de ce feu que le Christ est venu allumer sur la terre. “ Si nous avons de l’amour, nous le devons montrer en portant les peuples à aimer Dieu et le prochain, à aimer le prochain pour Dieu et Dieu pour le prochain (…) Il ne suffit pas d’aimer Dieu si mon prochain ne l’aime. ” (XII, 261-262). N’est-ce pas là l’un des fondements d’une spiritualité missionnaire ?

Chemin pour tous les baptisés, la conformité au Christ n’est pas pour autant uniforme parce qu’elle s’accomplit dans la diversité des étapes d’une vie, des existences et des vocations. Ainsi les prêtres, pour se conformer au Christ Prêtre, sont-ils conduits à “ exercer les deux grandes vertus de Jésus-Christ, c’est à savoir la religion vers son Père et la charité vers les hommes. ” (VI, 293). La religion vers le Père se manifeste notamment dans la célébration de l’eucharistie “ nous conformant autant qu’il est en nous, avec sa grâce, à Jésus-Christ s’offrant lui-même, lorsqu’il était sur terre, en sacrifice à son Père éternel. ” (XI, 93). La charité vers les hommes provoque à partager la sollicitude du Bon Pasteur, sa charité pastorale pour annoncer aux pauvres la Bonne Nouvelle par paroles et par œuvres, en les aimant aux dépens de nos bras et à la sueurs de nos visages. En définitive, c’est en accomplissant fidèlement et avec amour son travail pastoral et missionnaire que le prêtre se sanctifie.

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Bien qu’il évoque la grandeur du sacerdoce qui dépasse toutes les dignités humaines, Vincent de Paul ne situe pas pour autant le prêtre au dessus des autres fidèles qui peuvent même être plus saints que lui s’ils ont plus de charité. Il le dit aux missionnaires :

“ Quand un prêtre dit la messe, nous devons croire et savoir que c’est Notre Seigneur le principal et souverain prêtre qui offre le sacrifice ; le prêtre n’est que le ministre de Notre Seigneur qui s’en sert pour faire extérieurement cette action. Et l’assistant qui sert le prêtre et ceux qui entendent la messe participent-ils, comme le prêtre, au sacrifice qu’il fait et qu’ils font avec lui comme il le dit lui-même en son orate fratres…Sans doute, ils y participent et plus que lui, s’ils ont plus de charité que le prêtre…Ce n’est pas la qualité de prêtre ou de religieux qui fait que les actions sont plus agréables à Dieu et méritent davantage, mais bien la charité s’ils l’ont plus grande que nous. ” (XII, 375-376).

La grandeur du sacerdoce ne vient pas de mérites personnels du prêtre, mais seulement de ce que le Christ accomplit en lui et par lui pour qu’il agisse en son Nom.

Monsieur Vincent présente la figure traditionnelle du prêtre, mais il semble plus encore intéressé par la figure du bon pasteur au milieu de son peuple, attentif aux petits, aux pauvres, aux souffrants, aux blessés, empli de sollicitude et de charité à la manière du Christ, travaillant sans compter pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Profondément enraciné en dieu, nourri de sa Parole, il est un homme évangélique, un missionnaire disponible pour aller porter partout le feu de l’amour de Dieu.

Finalement, dans la pratique, il retrouve la ligne augustinienne : “ Avec vous je suis chrétien, pour vous je suis évêque ”. “ Pour vous ”, dans son expérience, évoque les fidèles sans doute, mais plus encore les pauvres, visages de Jésus-Christ.

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