12. L’Ivraie et le bon grain
La persécution a éclaté dans la province de Kou-Tcheng sur ordre du Vice-Roi. Les mandarins sont chargés de procéder aux arrestations des chrétiens, qui une fois jugés, doivent être frappés d’exil. Quant aux missionnaires qui n’ont aucunement le droit d’entrer sur le territoire, ils sont passibles de la peine de mort. Chacun sait cela. D’ordinaire, les mandarins se montraient très circonspects dans ces arrestations car certains avaient des amis ou des parents chrétiens, d’autres encore avaient quelque crainte secrète d’arrêter tout un village. Ils se contentaient donc bien souvent de simples amendes ou de quelques bastonnades. Cette fois-ci, cependant, il n’y a aucune hésitation possible car leur charge peut leur être ôtée ou non renouvelée. Les dignitaires s’emploient à obéir aux ordres : le Vice-Roi était bien déterminé à arracher les épis de la moisson chrétienne, à raser le champ de l’Évangile et à le rendre à l’ivraie. C’est ainsi qu’après les arrestations dont furent victimes Jean-Gabriel Perboyre et son petit troupeau, le persécution pousse sa herse dans tout le Houpé. Les chrétiens doivent fuir, se cacher, vivre clandestinement ou encore changer de province, en laissant tous leurs biens sur place. Les familles se trouvent divisées devant l’adversité quoiqu’on laissât volontiers une certaine liberté aux femmes. Le Vice-Roi ordonne des perquisitions, visant les prêtres et les catéchistes, dans les trois villes adjacentes : Hankow, Hanyangfou et bien sûr Ou-Tchang-Fou. Mais les chrétiens s’épaulent et s’avertissent mutuellement face à ce vent de mort qui soufflait sur le territoire. C’est ainsi que dispersés, les prêtres ont pu échapper aux griffes des mandarins. Le père Rizzolati, déguisé en marchand, s’exila d’Ou-Tchang-Fou pendant trois semaines. Les lazaristes chinois, qui pouvaient plus facilement passer inaperçus, se réfugièrent dans des barques-maisons appartenant aux chrétiens et promptes à la fuite si le gong de l’urgence sonnait l’hallali.
A présent, le Vice-Roi enjoint de diriger les chrétiens déjà aux arrêts à Ou-Tchang-Fou pour y être emprisonnés et jugés par l’instance supérieure. La malheureuse troupe prend alors place à l’intérieur de quelques barques sur le fleuve Hankian pour remonter jusqu’à la métropole. Jean-Gabriel est isolé dans une autre barque. Tous les captifs gardent leurs lourdes chaînes qui déchirent la peau des pieds et des mains. Le pénible voyage dure neuf jours, périple au cours duquel les gardiens privent parfois leurs prisonniers de nourriture tout en les obligeant à rester debout. Un des compagnons de captivité dira plus tard du missionnaire : « je l’aperçus de loin, sur sa barque, debout, au milieu des satellites, les yeux baissés, la figure paisible et souriante, il semblait comme perdu dans une profonde méditation. »
Le triste cortège arrive à Ou-Tchang-Fou début décembre. Des chrétiens clandestins se trouvent à proximité du passage de la troupe. Certains, qui ont été envoyés par le père Rizzolati, donnent de la scène une navrante description. Les prisonniers revêtus de la robe rouge des coupables marchent péniblement sous les poids de leurs chaînes. Les barres qui les relient les uns aux autres freinent considérablement leurs gestes devenus lents et incertains. Ils sont sales et misérables avec leurs chevelure hirsute et leur barbe sauvage. Leurs visages ne semblent plus rien exprimer tant la douleur se fait profonde.
Le soldats les regroupent d’abord dans une auberge. Les laissant enchaînés, autour du missionnaire, celui-ci profite de l’occasion, pour les exhorter à tenir ferme dans leur foi. Un de ceux qui étaient là, s’agenouille soudain et demande pardon pour avoir apostasié sous l’effet de la torture. Jean-Gabriel, dépositaire de la miséricorde du Christ, trace sur le repenti un large signe de croix, gage de la réconciliation et de l’amour retrouvé de Dieu. Cet homme, réintroduit ainsi dans la communion ecclésiale, sera de nouveau soumis à la torture mais ne reniera plus sa foi. Il s’appelait Fam-Tsé-Sin. Trois autres personnes suivent son exemple et demandent à leur tour la réconciliation. Le missionnaire torturé dans sa chair pose sur eux un geste de bénédiction et les invite à être fort dans leur faiblesse. Eux aussi, plus tard resteront fermes dans leur foi et seront exilés dans une autre province.
Après une rapide comparution devant un mandarin de second ordre chargé d’enregistrer les identités des prisonniers, les soldats conduisent Jean-Gabriel jusqu’à la prison du Tribunal Suprême des Crimes, la plus horrible de toutes, celle réservée aux grands criminels. Par cette mesure injuste, les mandarins expriment ouvertement leur désir de jeter le déshonneur sur la religion chrétienne et en même temps font de Jean-Gabriel un exemple pour semer la panique parmi les autres missionnaires européens.
Le prisonnier français doit prendre sa place : à côté des ordures. De toutes façons, des ordures jonchent le sol de toute la prison. Les odeurs soulevées par leur pourrissement empêchent une respiration normale et saine. De multiples insectes et des scorpions pullulent à foison sur le sol et sur les murs gris et humides. Les prisonniers ainsi entassés n’ont guère la possibilité de rester propre car, pour comble de leur malheur, ils restent solidement enchaînés les uns avec les autres, et personne ne peut bouger sans infliger une souffrance à son voisin et réveiller la chiourme. Les malfrats dorment à même l’humidité pénétrante du sol et ne peuvent prévenir les diverses infections qui attaquent leurs pieds fragilisés. Jean-Gabriel en est ainsi réduit à constater qu’un de ses doigts de pied tombe en pourriture et que la peau de ses jambes se dessèche.
Inutile de crier sa colère en cet endroit sans nom, tout ce qui reste à Jean-Gabriel se trouve dans la force de la prière et de la méditation. Il communie maintenant aux souffrances du Christ, condamné injustement pour avoir donné la Bonne Nouvelle de l’Amour du Père. Les geôliers réputés insensibles, devant son visage resté serein et doux, s’émeuvent pourtant. Ils décident, une nuit, de délivrer ses pieds des infernales entraves. Une clameur de récriminations venant des autres détenus et une supplication de l’intéressé de ne pas le favoriser les poussent alors au recul et contre leur gré, à remettre les attaches.
L’arrestation de Jean-Gabriel est à cette époque connue de tous. On savait, pour l’avoir entendu de la bouche des témoins cachés ça et là, ce qu’avaient vécu le pauvre missionnaire et ses infortunés compagnons de galère. Le père Rameaux, qui vient d’apprendre son élévation à l’épiscopat lors d’un passage à Hankow, reste bouleversé par la cruauté du destin. Il écrira, au père Jean-Baptiste Etienne en mars 1840 ces quelques mots emplis de douleur : « Vous aurez reçu sans doute les premiers détails de la persécution qui désole le Houpé, et qui a jeté M. Perboyre dans les fers. Je n’ai pas eu le bonheur de me trouver exposé au même sort en ce moment. J’étais alors dans nos missions du Honan. C’était M. Perboyre qui devait y aller ; mais par compassion pour ses pauvres jambes, j’avais pris le parti de faire moi-même cette campagne. Ce service que j’ai voulu lui rendre lui vaudra sans doute le martyre. Cette faveur me serait sans doute échue en partage. Le bon Dieu ne m’en a pas jugé digne. » Et c’est avec une certaine désolation dans le cœur et la tristesse de ne plus revoir Jean-Gabriel qu’il s’en va joindre sa nouvelle mission dans le Kiangsi et le Tchékiang. Il laisse dans la région qu’il administrait, les lazaristes chinois, encore en clandestinité, sous la conduite du père Rizzolati qui devient en quelque sorte le fer de lance d’un magnifique mouvement de soutien aux prisonniers. Ce « Secours aux Prisonniers » essayera tant bien que mal de visiter les détenus chrétiens, de les soutenir afin que leur foi ne chancelle pas, et tout cela, à l’exemple de la Primitive Église qui déjà s’y employait.
Durant son internement à Ou-Tchang-Fou, Jean-Gabriel est quatre fois convoqué devant les tribunaux. Il y paraît dans sa robe rouge de condamné et les chaînes aux pieds et aux mains.
Le premier de ces tribunaux est le Tribunal Suprême de la Justice que l’on appelle le Ganzafou. Le président commence par faire préciser à Jean-Gabriel sa raison d’être en Chine. Le missionnaire est bien venu ici pour « faire connaître Dieu et non point amasser fortune ou rechercher les honneurs parmi les hommes ». La seconde question du mandarin se veut maintenant très claire. Il demande au prisonnier s’il ne regrette pas ce qui lui arrive maintenant. Celui-ci répond que cette pensée n’est pas la sienne et que ce qu’il advient de son corps est pour lui « un grand honneur ». Tout regret exprimé par le missionnaire aurait été interprété par le mandarin comme un reniement de sa foi mais rien dans ses réponses ne put laisser envisager une telle hypothèse. « Mais ce Dieu que vous adorez, l’avez-vous vu ? » ironise-t-il alors. « Nos Livres Saints, assure Jean-Gabriel, nous offrent la vérité autant que nos yeux. ». Le mandarin fait aussitôt apporter un missel et se moque de la parole du prêtre : « Votre parole ne veut rien dire et vous seriez digne de pitié si vous n’étiez imbu de cette fausse doctrine et n’aviez trompé par elle nos Chinois ». Persuadé de sa victoire, le président du tribunal condamne Jean-Gabriel à s’agenouiller et à soutenir, pendant de longues heures, à main levée, une pièce de bois. Chaque fois qu’il faiblit, que ce soit à cause du froid ou de la fatigue, les soldats se ruent sur lui pour le rouer de coups.
Moins d’une semaine plus tard, il comparaît une deuxième fois. Cette fois-ci, il est accompagné d’autres prisonniers chrétiens. Le père Yang, lazariste chinois, qui viendra voir plus tard Jean-Gabriel dans sa prison, a émis un jugement un peu sévère à leur égard : « Parmi les chrétiens arrêtés, le plus grand nombre a renié la foi… Ils sont au nombre de plus de soixante dont dix seulement ont constamment professé la foi de Jésus-Christ ». Le mandarin semble s’apitoyer sur leur sort, constatant que leurs souffrances présentes sont dues à la prédication de ce prisonnier étranger. « Injuriez-le et frappez-le » leur ordonne-t-il. Le domestique de la Mission, Tien Sin Ly Siang, dira plus tard : « Les chrétiens et moi n’osions pas frapper notre missionnaire. Le juge m’ordonna de lui arracher les cheveux. A genoux près de lui, je demandai au vénérable Serviteur de Dieu, à voix basse la permission d’en prendre un, dans la pensée de le conserver comme relique. « Comme tu voudras ! » me dit-il. Alors faisant semblant de me plier à l’ordre du mandarin, je posai la main sur la tête du missionnaire et pris seulement un de ses cheveux, que je cachai aussitôt dans ma manche. Le juge en colère m’ordonna de le jeter ; j’en simulais le geste. Aucun de nous ne frappa le missionnaire. » Pourtant, Tien Sin Ly Siang finira par renier sa foi. Sous la peur et la menace, quelques prisonniers se sentent contraints de frapper le prêtre qui pendant ce temps, trouve encore la force intérieure de prier pour eux. Lorsqu’ils seront libérés, certains reconnaîtront leur faute et en demanderont publiquement pardon. Quant à Jean-Gabriel, le mandarin ne pouvant plus rien en tirer pour l’instant, le fait ramener dans sa cellule poisseuse pendant un mois.
Le père Perboyre prend toute la mesure de sa souffrance pour la foi et c’est concrètement qu’il médite sur la Passion du Christ. Il se souvient de la trahison de Judas et de la miséricorde de Jésus à son égard. Il lui semble communier comme jamais à ce mystère du don parfait de la Vie pour l’Amour du Père. Il revoit en son âme les défections de ses frères chrétiens : celle de son propre serviteur, Tien-Sin-Ly-Siang, puis celle du vieux Ly-Tsé-Ling, le chef de la famille chrétienne qui lui a donné l’asile le soir de sa fuite éperdue, et qui mourra en prison, épuisé par les sévices et la fatigue. Jean-Gabriel revoit aussi ses amis qui ont gardé la foi face à l’adversité barbare de certains mandarins et des soldats fiers de leur domination.
En ce début de janvier 1840, on appelle le missionnaire chrétien à comparaître une nouvelle fois devant un tribunal. Il s’agit maintenant du Tribunal Suprême des Crimes. Quelque temps plus tôt, un ordre du Vice-Roi était parvenu au mandarin, président de ce tribunal. Il s’agissait de faire avouer au prêtre français qu’il était entré illégalement sur le territoire de l’Empire Céleste, qu’il y avait propagé une religion étrangère et qu’il devait donc la renier publiquement, car on voulait l’accuser de fautes d’inconduite allant en opposition avec sa doctrine. Le Vice-Roi réussirait ainsi à jeter le discrédit et la honte sur le Christianisme. La rigueur de ce haut personnage était trop connue pour que les mandarins ne la respectent pas. Le président du tribunal va subtilement s’y employer.
Il commence par questionner Jean-Gabriel sur les localités qu’il a visitées. Cela, pense-t-il, lui donnera un indice sur la présence des autres missionnaires et catéchistes. Peine perdue, le prisonnier ne dit mot. Le mandarin lance alors à terre quinze jetons, ordonnant ainsi à ses sbires d’infliger au malheureux à genoux quinze coups de lanière de cuir. Sournois, le questionneur reprend la parole afin de savoir si les missionnaires n’administrent pas un remède aux chrétiens les empêchant ainsi d’apostasier. « Aucun », répond le prêtre, qui reçoit en sanction dix coups de lanière. Le mandarin montre ensuite l’Huile Sainte : « N’est-ce pas ce remède ? ». Jean-Gabriel redresse la tête et s’exclame sans plus de détails : « Ce n’est pas un remède ! ». Pour cette « mauvaise » réponse, le prêtre est projeté au sol et reçoit vingt coups de bambou sur les cuisses dénudées, qui le font hurler de douleur. Dans le même temps, un soldat jette avec mépris un crucifix à terre. Le mandarin, pensant le prêtre à bout de force, lui intime l’ordre de marcher dessus. Les soldats relèvent le malheureux et commencent alors à le faire marcher vers le crucifix. Dans un soudain regain de vigueur, Jean-Gabriel se défait de ses geôliers et malgré les lourdes chaînes qui l’entravent, il s’agenouille devant le Christ à terre, prend la croix, la porte à son visage en larmes et à ses lèvres tuméfiées puis l’embrasse avec amour. Revenus de leur surprise, les hommes de mains du mandarin le saisissent de nouveau et sous une pluie d’invectives, s’efforcent de lui faire fouler le crucifix. Rassemblant encore une fois ses maigres forces restantes, Jean-Gabriel se met à crier d’une voix sûre : « Je ne veux pas ! Ce n’est pas moi, c’est vous qui foulez la Croix ! » Le président regarde la scène avec un certain cynisme, ordonne pour le punir de ce refus, qu’il soit attaché par les pouces à une colonne, les mains en hauteur de manière à ce que l’on puisse balancer sa tête de droite à gauche en le tirant par les cheveux. L’un des satellites, furieux, se met à esquisser sur le crucifix des gestes obscènes qui font alors hurler de plus belle le prêtre torturé. Rien ne peut ébranler l’homme intérieur qui habite maintenant le prisonnier.
Le mandarin, lui ne s’avoue pas vaincu. Il est persuadé de gagner ce combat contre ce qu’il croit être de l’ivraie alors que son aveuglement lui masque la vue du bon grain.
Inexorablement, il reprend son interminable interrogatoire. Prenant encore en mains l’Huile Sainte, il dit : « Vous êtes un criminel et un impudique. Appelé auprès des moribonds… vous leur arrachez les yeux ». Devant la protestation de Jean-Gabriel, il poursuit : « Vous mentez… Les Européens arrachent les yeux des mourants » et le menaçant une nouvelle fois : « Je vous ferai subir d’autres tourments si vous n’avouez pas ! » Le prisonnier garde silence. Le mandarin le fait alors de nouveau dénuder au niveau des jambes et ordonne de lui appliquer trente coups de fouets de bambou sur les cuisses. Jean-Gabriel n’a plus la force de redresser sa tête ni d’ouvrir les yeux. Les soldats remédient cruellement à la situation en lui ouvrant les paupières pour le forcer à regarder le président : « Alors, vous avouez maintenant ? » Fermement, le supplicié lâche un non qui lui vaut dix autres coups de fouet.
Désirant trouver la faille qui fera craquer le prisonnier, le mandarin l’accuse à présent d’inconduite avec les chrétiennes. Là encore, son échec est cuisant. Le père Perboyre ne veut même pas relever ses accusations ignominieuses et reste cloisonné dans son silence. Furieux, le mandarin fait de nouveau fouetter ses cuisses ensanglantées de quinze autres coups de bambou.
Cet homme a quelque sortilège pour résister à toutes ces tortures sans avouer. Tel est le sentiment qu’ont maintenant les gens du tribunal face à une si grande résistance. On inspecte le prisonnier et on découvre alors le bandage qui le protège de la hernie. « Voilà l’instrument de son art magique » s’exclame, triomphant, le mandarin. Jean-Gabriel se voit dans l’obligation de lui expliquer les raisons du port de ce bandage mais en vain car le juge reste persuadé du subterfuge. Celui-ci traite maintenant le prêtre de magicien et selon les rites chinois, fait égorger un chien pour en faire boire le sang à l’accusé puis en asperger sa tête pour conjurer le mauvais sort. Jean-Gabriel, épuisé, laisse agir sans mot dire. Là-dessus, le mandarin marque de son sceau au fer rouge les cuisses du prisonnier gisant à demi-mort sur le sol froid de la salle d’audience puis sans plus attendre, le fait traîner en prison.
Le catéchiste Fong, venu le voir peu après reçoit cette confidence : « Les souffrances que j’endure en mon corps sont peu de chose. Mais l’affreuse injure infligée par le mandarin au Crucifix, voilà ce qui cause ma douleur et ce que je ne puis supporter ».
Le surlendemain, une nouvelle comparution devant le Tribunal Suprême des Crimes est organisée. On lui demande s’il reconnaît enfin les crimes qu’on lui impute. « Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit », répond Jean-Gabriel. Cette réponse jugée insolente vaut à l’accusé dix coups de rotin histoire de le terroriser et de lui raviver ses plaies encore bien douloureuses.
Le mandarin avait pour mission de jeter l’opprobre sur les missionnaires en les reconnaissant coupables de débauche avec les femmes chrétiennes et en particulier celles qui, fidèles à leur vœu de chasteté, restaient vierges pour la foi. Dans cet effet, les mandarins tenaient prisonnières dans leurs geôles des vierges chrétiennes. On leur avait maintes fois demandé si elles étaient au service des missionnaires. Il s’avéra qu’à part les plus âgées qui de temps à autre, prenaient le linge de leurs prêtres pour le laver, il n’y avait pas de servantes auprès d’eux car, les missionnaires, prudents, n’employaient que des hommes pour le service de la maison. Une de ces femmes, Anna Kao, qui avait proclamé son attachement au Christ, avait même subi un test de virginité en usage dans le pays. Il fut donc impossible de la taxer d’inconduite et le mandarin qui la questionna fut même rempli d’admiration pour elle.
Il existe un autre test pour prouver les actes d’inconduite d’un individu. Le mandarin du Tribunal décide de le pratiquer sur Jean-Gabriel pour certifier ainsi devant tous qu’il n’a pas gardé sa chasteté. On lui impose sur la tête des herbes devant des docteurs compétents, qui de plus, le soumettent à une simagrée d’examen médical pour en arriver à la conclusion qu’il a conservé son innocence. Malgré cet échec, le mandarin est bien décidé à soutirer des aveux d’inconduite. « La vierge Anne Kao est-elle votre servante ? ». Une fois de plus, le prisonnier garde le silence ; ce qui a pour conséquence une nouvelle bastonnade avec un gros bambou. Le malheureux est suspendu à une colonne puis les soldats le martèlent avec cette grosse branche de bambou qui déchire la peau du dos provoquant d’horribles souffrances. Devant le refus constant de reconnaître une faute qu’il n’a pas commise, le prisonnier est maintenant attaché par les cheveux à une corde que l’on tire à l’aide d’une poulie. Le raffinement de la cruauté consiste à soulever le corps et à le laisser retomber violemment sur le sol. Le pauvre homme a maintenant perdu toute capacité de s’exprimer, de se redresser et d’ouvrir les yeux. Il n’est plus qu’une loque humaine, couverte de sang, à deux doigts de la mort. « Êtes-vous bien, maintenant ? » ironise encore le mandarin devant ce spectacle barbare. Plus aucun signe de vie n’émane du supplicié. Le mandarin quitte la salle du tribunal et il faut transporter le prêtre dans une corbeille de rotin pour le ramener à la prison.
Une vieille femme chrétienne réussit à apercevoir le missionnaire au visage défiguré par les nombreux coups et ruisselant de sang. Dans un élan de compassion, elle court raconter cette vision insupportable au père Rizzolati qui, tout bouleversé, s’empresse de prendre des mesures pour secourir l’infortuné. Le catéchiste André Fong, quant à lui, surprend les gardiens qui s’emploient à nettoyer ses vêtements en lambeaux. Jean-Gabriel, dans un instant de lucidité, demande à voir un prêtre, pensant sa dernière heure toute proche. Informé de cette sainte demande, le père Rizzolati lui envoie rapidement le jeune père Yang que Jean-Gabriel ne connaît pas. Pour approcher le prisonnier, le lazariste chinois, venu avec deux compagnons chrétiens, doit se faire passer pour un marchand qui connaît le détenu. Moyennant un petit pourboire donné aux geôliers, il arrive sans problème jusqu’à lui pour le confesser aussitôt. L’entretien est rapide. Les soldats, trop méfiants, ordonnent aux trois visiteurs de quitter la prison. Le père Yang précisera plus tard que « en nous séparant de lui, M. Perboyre se recommanda à haute voix à nos prières ».
Quelques jours plus tard, Jean-Gabriel est de nouveau confronté à ce juge inique qui lui avait infligé tant de souffrances. Cette fois-ci, il se fait présenter les ornements sacerdotaux réquisitionnés lors de la mise à sac de la résidence de la Mission. Il pose une question au condamné : « A qui sont-ils et à quoi servent-ils ? » Le prêtre ne peut que répondre : « Ce sont les miens et ils me servent aux fêtes pour les sacrifices en l’honneur du vrai Dieu ». « C’est une farce, rétorque le mandarin, c’est un moyen pour vous faire adorer par les chrétiens ». Constatant la finesse des broderies dorées, il renchérit : « C’est ainsi que vous voulez vous emparer de la Chine ». Jean-Gabriel ne peut que démentir une telle proposition mais il sait que le mandarin est en droit de se tromper car, sur le sol impérial, il est une secte de pénitents austères dite du « Nénuphar Blanc » qui ne vise à rien moins qu’à détrôner l’Empereur.
Voulant se moquer de lui, le mandarin ordonne au prêtre de revêtir ses ornements. Jean-Gabriel acquiesce et exécute l’ordre reçu. Avec un infini respect, il passe la lourde chasuble dorée et son visage sale laisse soudain transparaître une belle majesté rayonnante qui étonne le tribunal. Certains poussent des cris : « C’est le dieu Fouo, voilà le dieu Fouo vivant ! ». On croit reconnaître en l’homme du Dieu de Jésus-Christ, une nouvelle incarnation divine du Bouddha !
Dans l’émotion, deux chrétiens qui ont, auparavant, résisté aux supplices et qui, à présent, sentent leur dernière heure venir, se précipitent à genoux devant le prêtre afin de lui demander l’absolution. Le mandarin et les gardes ne comprennent pas. Stupéfaits, ils restent murés dans une attitude d’expectative et laissent agir le missionnaire. Lorsque l’image de cette singulière scène arrivera aux oreilles de père Rizzolati, celui-ci s’écriera : « Qu’il est beau de voir ce prêtre, témoin du Christ dans les tortures et administrateurs des sacrements divins ! » et soulignant que sagesse de Dieu et folie des hommes sont toujours le lot étrange des chrétiens, il poursuivra : « Lui qui à genoux sur des chaînes et jugé par un homme, délivre les âmes des chaînes spirituelles et exerce le pouvoir du Souverain Juge ». Quant aux deux chrétiens qui reçurent l’absolution au tribunal, ils devaient décéder d’épuisement quelques jours après dans leur prison.
Le mandarin constatant qu’il ne peut rien obtenir de son prisonnier, clôt le procès. Reconnaissant son échec, il ne peut que s’en remettre à l’autorité supérieure. Le Vice-Roi prend alors lui même l’affaire en main, bien décidé à la mener à son terme. Ennemi déclaré des européens et en particulier de ceux qui importent leur religion, il se fera l’instrument de mort qui répandra le sang du grain de Dieu au milieu de l’ivraie florissante.