10. La moisson fauchée
Les grandes fêtes de la Nativité de Marie approchent. Après, les missions reprendront suivant l’état de santé de chacun et on irait à la moisson de Dieu. En attendant, la maison offre un havre de paix réconfortant.
Le 15 septembre arrive. La fête est à son comble. Plus de 1500 fidèles affluent de tous les coins de la Mission vers l’église. Le père Rizzolati, franciscain envoyé comme provicaire pour visiter les chrétientés du Honan, préside la célébration au milieu des chants d’action de grâce et d’une démonstration fervente de foi. La messe terminée, chacun se réjouit du partage fraternel des nombreuses agapes apportées par tous. Ce midi, Jean-Gabriel prend son déjeuner avec Jean-Henri Baldus et le père italien, au milieu de tous, quand un chrétien tout affolé accourt vers eux et avertit la communauté chrétienne rassemblée de l’approche d’une bande armée qui ne parait pas avoir de bonnes intentions. Les soldats peuvent être là d’un instant à l’autre. Pourtant, un des catéchistes présent à la fête s’empresse de rassurer les prêtres : « les mandarins devaient se diriger ailleurs. Tout au plus, s’arrêteraient-ils pour prendre quelque réconfort, à leur habitude ». L’inquiétude disparaît alors et le repas se poursuit sereinement. Le calme est malheureusement de courte durée. D’autres chrétiens angoissés viennent à leur tour aviser les missionnaires, à leurs yeux trop insouciants. Vite, il faut fuir. La cohorte, conduite par des mandarins, a pour mission d’arrêter les missionnaires sur ordre du Vice-roi. Les pères Rizzolati et Baldus prennent alors leurs jambes à leur cou et s’enfuient à tout va à travers la forêt de bambous. Jean-Gabriel, s’attarde vainement à verrouiller la porte de l’église. Souffrant des jambes il ne peut courir. Il sort par la porte de derrière et part se cacher dans la forêt. Pris de panique, les chrétiens fuient en tous sens et la communauté éclate en multiples étoiles éparpillées.
En cette période de troubles, les choses allaient mal pour les Européens. Par leur trafic, les Anglais avaient sans aucun doute attisé la haine des Chinois envers les occidentaux. La contrebande de l’opium battait, en effet, son plein sur les rivages de la Chine qui s’employait par tous les moyens à la faire cesser. C’est ainsi, que par voie de conséquence, les autorités impériales lancèrent une persécution contre les chrétiens, qui en plus, introduisait sur le sol sacré, une « secte étrangère ». Appuyés par leur hiérarchie, certains mandarins se déclarèrent alors ouvertement contre les chrétiens et organisèrent une chasse à l’homme. Par la menace, ils obtinrent des jeunes chrétiens, les noms des endroits où résidaient les missionnaires et ainsi, ils organisaient une expédition militaire pour les arrêter.
Lorsque l’escorte armée arrive aux portes de la Mission, il n’y a plus personne à la résidence. Mécontents, les soldats, vêtus d’habits de paysans, défoncent avec véhémence la porte de l’église. La fureur s’empare du groupe. On saccage, on pille, on prend les objets de culte comme pièces à conviction. Les soldats débusquent aussi quelques chrétiens, disséminés ça et là, cachés ou encore en prière et qui n’ont pas pris le temps de fuir. On les maltraite et certains en meurent. Les survivants sont emmenés comme prisonniers. Lors de la mise à sac de la résidence, le feu éclate accidentellement mais cela n’empêche guère la bande armée d’égorger le bétail et de festoyer avec les provisions de la communauté.
Tant bien que mal, Jean-Gabriel se fraie un chemin à travers les hautes branches de bambous coupants. Dans sa fuite, il croise un chrétien qui voulait s’enquérir de la situation. Il en est dissuadé par le missionnaire : « c’est trop dangereux ». Le soir venu, éreinté par sa fuite en avant, le père Perboyre décide de gagner la maison d’un de ses catéchistes, Ly-Tsou-Hoa. Il s’y réconforte un moment puis tous deux vont ensemble à quelques centaines de mètres plus loin, dans la demeure d’un cousin offrant plus de sécurité. Jean-Gabriel coupe alors un peu de sa barbe pour paraître moins européen.
Le lendemain à l’aube naissante, il faut trouver un abri plus sûr. L’épaisse forêt bordée d’une impénétrable bambouseraie ferait sans problème l’affaire pour l’instant. Les fugitifs sont à deux kilomètres de la résidence mise à sac. La journée se passe calmement dans ce refuge de fortune. Les mandarins et les soldats, quant à eux, ont encerclé la maison et les hauteurs voisines. C’est alors qu’ils arrêtent un catéchiste nommé Kouan-Lao-San, qui réside à quelques pas de là. Effrayé, il est injurié et frappé jusqu’à ce qu’il indique la cachette des missionnaires. A bout de forces, il s’écroule sous les menaces et se met à guider les soldats vers le lieu où se terre Jean-Gabriel qui ne peut fuir car la forêt s’arrête net au bord d’une falaise abrupte et infranchissable. Le missionnaire prie. Les hommes des mandarins mettent alors la main sur lui, le ligotent et l’insultent. Tout se passe très vite. Un catéchiste tente de s’interposer mais les envoyés du mandarin, les satellites, interviennent et l’en dissuadent par la force ; on l’arrête à son tour, ainsi qu’un vieil homme, père d’un autre catéchiste. La troupe armée a réussi à capturer un missionnaire. Sa joie sauvage se fait entendre comme un écho déchirant le ciel et franchissant les sommets pour parvenir aux oreilles des chrétiens cachés dans les alentours.
Après avoir quasiment dévêtu leur prisonnier français, les soldats le chargent de chaînes au cou, aux mains et aux pieds. Ils le poussent en le bousculant pour le faire courir durant quatre trop longs kilomètres. La troupe s’arrête enfin. On fait étape dans une auberge tenue par un païen, M. Hang, où se trouvaient déjà d’autres chrétiens captifs. Jean-Gabriel est enfermé dans une chambre pour la nuit mais ses pieds et ses mains restent solidement liés. Profitant du sommeil des geôliers, quatre chrétiens réussissent à s’échapper non sans avoir – sans succès – tenté de défaire les chaînes de leur missionnaire.
Au matin du 17 septembre, ces évadés retrouvent le père Rizzolati, qui lui, avait réussi à semer ses poursuivants, et à qui ils racontent les douloureux événements de la journée écoulée. Le père Baldus avait, lui aussi, échappé à la soldatesque. Avant de s’enfuir seul, le lazariste avait confié le provicaire italien à un catéchiste connu sur qui l’on pouvait compter.
Le mandarin de Kou-tcheng était dans le village de Kouanintang où se trouvait l’auberge. Il demande à voir le malheureux prisonnier. Malpropre, vêtu de lambeaux, ligoté, tiré par sa natte, l’infortuné missionnaire est traîné devant l’autorité locale. On le force à s’agenouiller. Sur sa demande, il récupère ses vêtements et le mandarin lui fait même ôter ses lourdes chaînes. Un étranger a été arrêté, il faut maintenant définir le chef d’inculpation. C’est chose rapidement faite. Jean-Gabriel Perboyre est questionné sur son identité. Il reconnaît son appellation chinoise : Toung-Wen-Siao. Sans ambages, il se déclare Européen, prêtre de Jésus-Christ et envoyé en Chine pour propager cette religion. Le mandarin lui rappelle l’interdiction pour tout Européen, de mettre le pied sur ce territoire impérial et lui signifie donc son chef d’inculpation : il est entré illégalement en Chine pour propager une religion non reconnue que l’on qualifie ici de secte. On lui remet alors ses chaînes pour lui signifier officiellement son arrestation. Les soldats reconduisent Jean-Gabriel à l’auberge et méfiants en raison des quatre évasions précédentes, ils le suspendent par les bras à un pilier de l’hôtellerie de façon à ce que ses pieds ne puissent reposer sur le sol. Pour le soulager un peu, et devant des souffrances indicibles, on lui accorde, néanmoins, un petit banc de bois pour s’asseoir, auquel on attache ses pieds. Il devait passer ainsi toute la nuit.
Le lendemain matin, le mandarin ordonne de conduire les prisonniers à la sous-préfecture de Kou-Tcheng-Hsien. Un long et pénible voyage de plus de douze heures de marche forcée attend Jean-Gabriel et ses compagnons de misère, complètement affaiblis par les tortures et les deux nuits d’insomnie déjà vécues. Devant l’état lamentable du missionnaire, constatant que ses pieds et ses mains étaient affreusement gonflés par les chaînes trop serrées, un notable du village, païen de surcroît, sollicite du mandarin, l’autorisation de louer un palanquin pour transporter le misérable.
Après une étape de nuit, qui malheureusement, n’a pas permis à Jean-Gabriel de récupérer quelques forces, le cortège des détenus enchaînés arrive dans l’après-midi du 19 septembre à la sous-préfecture.
Prisonnier à la fois des soldats et des envoyés des mandarins, les fameux satellites, Jean-Gabriel a à comparaître devant deux tribunaux, l’un militaire et l’autre civil. Les questions se ressemblent, il y répond avec courage quand il n’y a pas de risques de dénonciation pour ses amis chrétiens. On lui commande de renier sa foi, il refuse. Déclaré coupable, le tribunal militaire le fait conduire en prison où il reste plus d’un mois. On lui impose alors le régime commun des détenus. Il est revêtu d’une longue chemise rouge et enchaîné aux pieds et aux mains afin de limiter les déplacements et les gestes. En outre, une grosse chaîne lui encercle le cou. Il lui est également interdit de se couper les cheveux et de se raser la barbe.
Les mandarins envoyent au Vice-Roi de Outchangfou, une constat officiel notifiant la capture de prisonniers. Deux satellites sont chargés de cette mission. En route, ils font étape dans une auberge et se vantent d’avoir mis la main sur un étranger qui avait pris le nom de Toung-Wen-Siao. Ils regrettent cependant d’avoir laissé filer son compagnon, qui se fait appeler Ly. Or ce Ly, ironie su sort, est en ce moment dans cette même auberge. Il s’agit, en fait, du père Rizolati qui s’apprête lui aussi, à monter avec ses compagnons dans une barque à destination de Ou-Tchang-Fou.
Les ordres ne tardent pas à venir. Le Vice-roi rappelle à ses mandarins la loi du pays : peine de mort pour tout Européen saisi à l’intérieur de l’Empire ; peine de mort pour tout prédicateur Européen ou Chinois de cette « secte impie » qu’on appelle Christianisme et exil pour tout adepte chrétien même s’il s’agit d’un village complet. C’est ainsi qu’il demande le transfert de Jean-Gabriel jusqu’à la préfecture : Siang-Yang-Fou où il doit être de nouveau jugé par une autorité supérieure.
Près de trente kilomètres séparent le lieu de l’incarcération de la ville à rejoindre. Deux jours de marche sont nécessaires pour y parvenir. Les prisonniers restent ligotés et enchaînés au cou en étant reliés les uns aux autres par une longue barre de fer retombant sur les épaules ou la poitrine. Dans de telles conditions, ils ne peuvent progresser qu’à petits pas dans une souffrance intolérable. A leur arrivée, les détenus sont séparés et répartis dans divers lieux de détention. Le missionnaire se trouve dans une prison qui ressemble à un infect cloaque dans lequel sont entassés des hommes enchaînés et défigurés. Prévoyants, les geôliers enclavent, durant la nuit, les pieds des malheureux dans un billot de bois pour éviter toute évasion. Jean-Gabriel a été maintenu captif près d’un mois dans une de ces sinistres cellules, le temps pour lui de comparaître quatre fois devant divers tribunaux. Un procès long et douloureux se met en place pour broyer l’homme de Dieu sous la meule de l’injustice et de la souffrance.