9. Les champs de l’Épreuve
Le père Rameaux destine le nouveau missionnaire au Honan pour aller y renforcer la petite équipe déjà au travail. Déjà, le Supérieur de la mission envisage de nommer Jean-Gabriel responsable de la communauté à sa place. La réponse de l’intéressé ne se fait pas attendre. Au père Torrette, il écrit : « Vous ne pouvez changer les supérieurs que dans les cas d’urgence… M. Rameaux, dans les chaleurs souffre quelquefois d’une espèce d’épuisement qui lui ôte l’appétit ; recommandez-lui la modération dans le travail… Envoyez-lui quelques bouteilles de vin de Bordeaux ou de Frontignan, ce sera la meilleure médecine ». Jean-Gabriel ne peut, par ailleurs, s’empêcher de louer les qualités de son confrère : « La chrétienté du Houpé avait été désolée par la persécution et éprouvée par des calamités de tout genre. M. Rameaux apparut au milieu d’elle comme un ange consolateur ; par son zèle extraordinaire, il est parvenu à réparer les anciennes brèches, et à cicatriser les plaies qui saignaient encore… Dix mois ne s’étaient pas écoulés depuis son arrivée, qu’il avait parcouru au moins trois cents lieues 7 tout en faisant mission, entendu dix mille confessions et baptisé trente et un adultes ». Pour l’auteur de ce témoignage, il n’y a donc aucune raison de changer de supérieur.
A ce moment précis de son existence, se sentant arrivé à l’endroit que Dieu lui a fixé dans sa Providence, il écrit ces quelques phrases à l’assistant général de la Congrégation à Paris : « Pour moi ; me voilà aussi lancé dans une nouvelle carrière. Il y a quelques raisons de croire que c’est celle que le bon Dieu me destinait à parcourir… C’est celle que je demandais avec instance dans une neuvaine que je fis à Saint François Xavier, il y a près d’une vingtaine d’années. » Et se rappelant les réactions négatives des uns et des autres, il ajoute : « Il est vrai que soit vous, soit mes autres directeurs me dissuadiez de mon projet… Mais la principale raison que vous mettiez en avant était celle du défaut de santé et l’expérience a montré qu’elle avait moins de fondement qu’on ne lui en supposait ».
Confiant, Jean-Gabriel peut maintenant s’atteler à sa tâche missionnaire qu’il estime de première urgence mais qu’il sait cependant de longue haleine. « Le Père de famille a envoyé à sa vigne un assez bon nombre d’ouvriers ; quant à celui des chrétiens de la Chine, il ne paraît pas qu’il s’élève au-dessus de deux cent vingt mille, si même il atteint ce chiffre. Dispersés sur toute la surface de l’Empire, ils sont dans la foule des païens comme quelques petits poissons dans la mer… Quand ce petit levain aura-t-il pénétré cette énorme masse ? C’est le secret de Celui qui a les temps en sa puissance ». Sans oublier la nécessaire participation de l’homme à la construction du Royaume de Dieu, il rappelle à bon escient que « la conversion de la Chine dépend aussi des prières que les chrétiens d’Europe peuvent faire pour elle. »
Tout est prêt pour affermir le cœur de Jean-Gabriel. Les bras de la Mission de Dieu s’ouvrent à lui. Il est enfin temps de semer la Parole : « Maintenant, je vais me mettre à l’ouvrage et employer tous mes petits moyens à procurer sa gloire et le salut des âmes qu’il a rachetées au prix de son sang ». Dès ce moment-là, il est pressé d’en récolter les fruits, ou est-ce déjà d’une autre récolte qu’il parle : « Moi qui mets à peine la main à la charrue, que puis-je vous dire, si ce n’est que je suis désormais associé à ceux dont il est écrit : « ils s’en allaient, ils pleuraient en répandant leurs semences ». Je ne sais si c’est par pressentiment d’une mauvaise moisson, mais je suis fort épouvanté par l’écrit : « l’homme ne recueillera que ce qu’il aura semé ». Je voudrais bien pourtant glaner quelques épis pour les poser à côté des grandes gerbes de mes confrères dans l’aire du Père de famille, afin d’avoir une petite part à leur récompense ».
Les missionnaires se donnent corps et âme à l’Évangile. La mission n’attend pas mais on sent approcher la lassitude sortant de sa tanière comme un loup en quête de proie « nous avons des fatigues et quelques peines à supporter, mais il y en a partout, » et citant encore une fois, presque mot à mot, son maître Vincent de Paul, il écrit à son Père : » Et puis il faut bien gagner le ciel à la sueur de son front ». Réaliste devant l’adversité toujours possible, il affirme encore que « si nous avions à souffrir le martyre, ce serait une grande grâce que le bon Dieu nous accorderait ; c’est une chose à désirer non à craindre ». Se souvient-il alors de cette phrase qu’il avait écrite lors de ses études à Montauban : « Qu’elle est belle cette croix plantée sur les terres infidèles et arrosée du sang des martyrs ».
Cette croix, il va secrètement commencer à la porter. Le creuset de la souffrance physique va soudain lui rappeler sa fragilité. A peine veut-il s’employer à la tâche de la mission qu’il est victime d’une épidémie de fièvre maligne qui le cloue malencontreusement à la résidence. De septembre à décembre 1836, il endure d’interminables tourments qui abattent son corps exténué, « j’étais tellement fondu en sueurs que mes jambes devinrent comme deux roseaux desséchés ». Devant cette infortune, ses confrères lui administrent même les derniers sacrements. Il connaît cependant quelques doux moments de rémission durant lesquels, il peut à loisir reprendre l’étude de la langue locale sous l’égide de M. Jean Pé, son jeune confrère chinois.
Dieu aidant, la santé de Jean-Gabriel n’inspire plus de crainte en décembre et il peut entreprendre son travail de missionnaire. Il écrit à M. Torrette que pour la première fois, à l’occasion de la fête de Saint Thomas, il a prêché en chinois et précise-t-il : » comme je ne devais pas aller trop vite en commençant à exercer le ministère dans ma nouvelle langue, je n’ai confessé qu’une dizaine de personnes, que j’ai bien comprises. »
Il a sous sa responsabilité trois confrères chinois, M. Pé déjà mentionné, M. Song et M. Wang. Le premier explique et fait réciter le catéchisme aux enfants puis visite les malades dans des situations pas toujours confortables : « Un jour, raconte Jean-Gabriel, je l’envoyai administrer un malade à trois lieues (6 kms). Le temps et les chemins étaient si mauvais que ni chars ni montures ne pouvaient y aller. Il fut obligé d’aller à pied ; il eut à traverser quatre ou cinq ruisseaux où il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, ce qui renouvela son mal ou douleur de jambes, dont il a été soulagé par le secours de quelques médecines chinoises ». Le second confrère, M. Song, qui a eu, lui aussi, une forte poussée de fièvre, reste à la résidence pour bien se remettre et administre sur place les sacrements. Quant au père André Wang, il s’est retiré loin, dans les montagnes et depuis de longs mois ne parait plus à la résidence, à la suite d’une remontrance de la part du père Rameaux. Certes, les conditions de la mission sont extrêmement fatigantes pour tous mais chacun, à sa manière, sent l’urgence de cette sainte besogne : les brebis manquent cruellement de pasteurs, « il y a en Chine, près de quarante prêtres européens, et environ quatre-vingt prêtres chinois » a écrit Jean-Gabriel à un prêtre ami de Paris.
Toute la province du Honan est sous la responsabilité spirituelle de ces missionnaires. Le champ est vaste mais les grains semés sont bien rares et épars. Il y a en premier lieu les abords de la résidence de Tsinkiakang avec ses 80 chrétiens, puis aux alentours quelques localités d’environ 250 fidèles et plus loin deux districts de quelques 300 âmes. Le peuple chrétien est un « petit reste » de près de 600 personnes. En raison de la famine toujours déchirante qui a décimé une partie non négligeable de la population et d’une persécution qui a entraîné une multiplication d’apostats, la mission déclinait. Il faut la relever mais déjà l’ennemi guette, sournois : « Nous étions ainsi tous à l’ouvrage, écrit Jean-Gabriel au Supérieur Général de la Congrégation, le 30 décembre, lorsqu’un courrier est venu hier, nous annoncer le commencement d’une persécution dans notre région des montagnes de Kou-tchen. M. Rameaux, à qui on s’est empressé d’aller apprendre la même nouvelle, au midi du Houpé, doit avoir parlé de cette affaire, qui nous l’espérons, n’aura pas de très grandes suites, quoique quatre missionnaires et douze catéchistes aient été dénoncés devant le mandarin. » Rien ne doit arrêter les pèlerins de Dieu : « Demain, M. Pé et moi, nous repartirons pour aller visiter une autre chrétienté. »
Après cinq semaines d’absence, ils ont la joie de prendre un peu de repos et de fêter le Nouvel An chinois. En mars 1837, il repartent pour évangéliser les chrétientés du Nanthang confiées en premier lieu aux lazaristes portugais qui subissent un manque cruel d’ouvriers. Ils y travaillent jusqu’en mai puis ils poursuivent plus au nord, « nous visitâmes d’abord le district de Louy-hien qui ne l’avait pas été depuis cinq ou six ans » puis « nous nous rendîmes vers ceux qui sont au nord du Fleuve Jaune » si bien que ces visites leur demandent en tout quatre longs mois.
Les grandes et insupportables chaleurs de juillet ont posé leur chape de plomb sur la région. Tant bien que mal, on essaye de résister. Les fièvres terrassent énormément et le père Rameaux qui était depuis seulement quatre jours à la résidence doit partir sur le champ pour apporter les secours de la religion à ses fidèles. Jean-Gabriel notifie au père Torrette que son supérieur va bien mieux qu’avant : « le vin que vous lui avez envoyé lui a fait du bien et le café lui a fait plaisir ; puis avec une pointe d’humeur bien rurale, « tirez la conséquence pratique pour une autre fois. » Par contre, c’est « le pauvre M. Baldus » qui ne va pas bien du tout. Fatigué et débordé, il lui faut de l’aide : « Si vous aviez pu nous donner un des deux confrères arrivés l’année dernière, il eût été doublement le bienvenu au milieu d’une si grande détresse. »
Cette année-là, Jean-Gabriel et ses confrères sont informés qu’une persécution sévit au Fo-Kien. Ils en sont tous affligés. Mgr Carpena, ce même évêque qui l’avait reçu à son arrivée, a dû s’enfuir et se cacher avec quelques prêtres dans une caverne. D’autres missionnaires sont partis plus loin dans les montagnes. L’apostasie de nombreux chrétiens et l’exil de ceux qui sont restés fidèles à la Croix de Jésus ajoutaient aux souffrances. Les églises ont été détruites ou saccagées. La stérilité de la persécution n’a pas pu arrêter l’élan missionnaire malgré la crainte effective mais contenue de pénétrer plus avant dans les champs de l’épreuve.
Quant aux champs de la mission, ils sont trop étendus. L’épreuve du manque d’ouvriers est ressentie plus durement ici qu’ailleurs. Jean-Gabriel se souvient alors de son passage à la sous-direction du noviciat. En écrivant à son directeur actuel, il peut encore sensibiliser les jeunes recrues à l’évangélisation de la Chine. Dans une longue et passionnante lettre, il raconte avec des détails minutieux ce qu’est la vie locale et la manière de l’approcher : « supposons le lieu de notre résidence et notre point de départ dans le diocèse de Cahors. Faisons là d’abord quelques missions ; ensuite allons en faire d’autres dans les diocèses d’Albi, du Puy, d’Autun, d’Orléans, de Versailles et d’Amiens ; c’est à peu près là le tableau de la position et des distances respectives des districts que nous avons parcourus ». Ne voulant pas noircir le tableau, en ce qui concerne les haltes nécessaires pour se restaurer durant un tel parcours, il se contente de dire que « si on est avide de privations et de mortifications, il y a de quoi faire une sainte fortune ». Après quelques jolies descriptions dignes des plus belles cartes postales sur cette nature sauvage arrosée de fleuves impétueux, Jean-Gabriel s’arrête un long moment sur le contenu de la mission. Ainsi, les novices peuvent lire : « Arrivés dans chaque mission, notre premier soin était de dresser une liste exacte de tous les chrétiens grands et petits, bons et mauvais, afin d’être plus à même de remplir notre devoir envers tous. Ensuite formant un bureau d’examen, comme dans les séminaires, nous faisions nous-mêmes réciter publiquement le catéchisme à tout le monde… les vieillards ne rougissant pas de donner en cela l’exemple aux plus jeunes… Après cela et le baptême des petits enfants, on se met à entendre les confessions… ainsi tous les jours, un certain nombre fait la Sainte communion… Baptême des adultes, confirmations, mariages, admission dans quelque confrérie, c’est l’affaire des derniers jours ». Puis rappelant l’urgence du Royaume de Dieu : « le missionnaire ne peut pas se permettre un long séjour dans chaque chrétienté, parce qu’il se doit à toutes celles dont il est chargé ; la mission dure huit, dix, quinze jours selon le nombre et le besoin des chrétiens. » Jean-Gabriel mentionne ensuite sans la nommer une persécution qui a fait fuir les chrétiens des villes : « du temps de l’empereur Kanhi les chrétiens avaient des églises dans beaucoup de villes ; aujourd’hui elles sont entre les mains des païens, et les chrétiens, surtout dans le Honan… se trouvent presque tous à la campagne, dispersés dans de petits endroits. » Et reprenant encore une fois les mots de Saint Vincent de Paul, il dit : « Ici, comme en France, nous avons le bonheur d’être les missionnaires des pauvres gens des champs ». Cette lettre, d’un style non innocent, ne pouvait pas se terminer autrement que par un appel : « Que ceux donc de vos séminaristes qui auraient la vocation de venir nous joindre ne craignent pas (les peines) mais plutôt les ambitionnent. Que ne pouvez-vous nous envoyer un bon nombre de François Xavier pour cette Chine qui en a tant besoin ! « . Il ne reste plus à Pierre-Jean Martin, successeur de Jean-Gabriel Perboyre au séminaire interne, qu’à former des ouvriers pour les champs du monde.
Quant aux missionnaires du Honan, ils poursuivent sans coup férir leur labeur. Durant l’automne et l’hiver 1837, ce sont les chrétiens du sud et du nord-ouest de cette région, qui reçoivent à bras ouverts la visite de leurs pasteurs.
C’est à la fin de cette période de visites qu’il écrit à M. Torrette sur les projets de réorganisation ecclésiale dont il a eu vent l’an passé. Rien n’est simple à cette époque dans ce domaine. L’évêque du Kokien, Mgr Carpena, a sous sa dépendance le Kiangsi et veut s’en défaire en faveur de la Congrégation de la Mission. Il est également question de couper une vaste région en deux. Jean-Gabriel a son idée sur la question. Il la soumet donc à son visiteur : « la mitre est suspendue sur la tête de M. Rameaux, comme sur la tête de M. Laribe » puis ayant réfléchi au détail près sur la nouvelle organisation, il conclut, dans une seconde lettre, « quant aux deux candidats destinés à occuper les deux postes, la Providence les a tellement préparés et si clairement désignés, qu’il ne peut y avoir proprement aucun choix à faire… La position de ces deux chers et vénérables confrères est toute faite, et aux yeux des confrères ; il ne leur manque plus que la mitre ». Face à cette assurance certaine, M. Torrette a-t-il à présent le choix ? De fait, François Rameaux sera sacré évêque le 1er mars 1840 et Bernard Laribe, le sera, quant à lui, le 13 mai 1845.
Le père Rameaux, pourtant, souhaite autre chose. Lui aussi écrit de nouveau à son visiteur : « Maintenant, je me fais vieux (trente six ans !)…Je vous ai déjà demandé ma démission et je vous la demande avec plus d’insistance… M. Perboyre est bien l’homme… comme je lui cède de très bon cœur la supériorité et même la mitre !..Je vais l’appeler dans le Houpé pour faire son apprentissage ». Un dialogue de sourd semble alors s’instaurer lorsque Jean-Gabriel, qui a déjà donné son sentiment il y a quelque temps, se doutant qu’il se trame encore quelque chose derrière son dos, se permet de répondre : « M. Rameaux a relevé la mission du Houpé de ses ruines, il est dans l’ordre qu’il continue à en être le père. Il n’a pas de raison pour déposer sa charge et moi j’en ai beaucoup pour ne pas la recevoir ». Pourtant, le père Rameaux appelle Jean-Gabriel dans le Houpé en janvier 1838. Le supérieur, tout en poursuivant ses desseins plus ou moins secrets, lui confie le secteur de Tcha-Yuen-Kéou, cet endroit cerné de lourdes montagnes, où il était arrivé au bord de l’asphyxie, épuisé par le long voyage, en juin 1836. Son nouveau district « embrasse une étendue de deux à trois lieues de long et d’un peu moins de large. Les chrétiens qui le composent, et au milieu desquels il se trouve très peu de païens, sont au nombre d’environ deux mille… tellement dispersés qu’il n’y a rien parmi eux qui ressemble à un petit village ; c’est une maison ça, une maison là. » Sa lettre adressée à son cousin, M. Caviole, curé de Catus (village voisin de Montgesty) rend compte en outre de la ferveur des fidèles, « aussi trouverait-on peut-être peu de paroisses en France où la Sainte Table soit plus fréquentée qu’ici ». Sachant qu’à Catus, il y a une superbe église romane qui fut en son temps un ancien prieuré, Jean-Gabriel invite son curé à l’oublier pour découvrir par les mots ce qu’est une église de Chine : « le sol nu, renfermé entre quatre murs en terre et couvert d’un toit en paille, avec une table servant d’autel, derrière laquelle est une tenture qui s’étend par dessus en forme de ciel de lit… Si quelqu’un répugnait à reconnaître là une église, je le prierais de la voir là où elle est, c’est-à-dire un millier de pieux fidèles remplissant et entourant, même sous la pluie ou la neige, cette humble enceinte, et ses yeux découvriront les pierres précieuses destinées à composer cette église d’ineffable beauté, qui doit être également admirable, éternellement heureuse dans le sein même de Dieu ». Faire vivre cette Église est une grande joie pour les missionnaires qui touchent du doigt la profondeur du message évangélique adressé aux plus pauvres, portant souvent sur eux les stigmates du Christ souffrant. Jean-Gabriel se rappelle volontiers cette image forte : « il m’est arrivé de porter le Saint Viatique dans des cabanes où je trouvais l’infirme gisant par terre, et dont la nudité n’était voilée que par un peu de paille moitié pourrie… Je continuais ma route en silence, livré au remords de survivre à ces infortunés, ne me voyant pas mourir de la même manière qu’eux. » Dans sa détresse personnelle, le missionnaire ne peut que confier au Dieu d’amour, au Père de miséricorde ce chapelet d’errants. Les moyens de combattre cette misère inhumaine sont trop dérisoires face à l’ampleur de la plaie.
Malgré tout le travail fourni et la confiance qu’ont en lui, ses supérieurs, Jean-Gabriel se sent à son tour misérable, voire méprisable. Il écrit à son frère de Paris ces quelques lignes expressives : « La faiblesse de mon tempérament et mes infirmités dont vous connaissez une partie me rendent physiquement incapable de grands travaux… Mes grandes et innombrables misères spirituelles ne me laissent pas lieu de douter que je ne sois de ceux dont il est dit : « Qu’ils sont abominables et réprouvés pour tout espèce de bien ». Non, je ne suis pas plus un homme de merveilles en Chine qu’en France. » C’est pourtant ce même homme fragile qui remplace M. Rameaux, indisposé et souffrant des yeux, pour les nombreuses visites encore à entreprendre. Au cours de l’année, de la fête de la Nativité de Marie 1838 à celle de la Pentecôte 1839, Jean-Gabriel peut ainsi faire dix-sept visites missionnaires dans les chrétientés avoisinantes. Le père Rameaux dont le missionnaire quercynois dit à qui veut l’entendre qu’il fait « à lui seul la besogne de trois bons missionnaires », souligne, à ce propos, qu' »avec sa faible santé, M. Perboyre se soutient et gravit les montagnes comme une chèvre ».
Bien sûr, ce zélé missionnaire est accompagné dans ses tournées de ses collègues chinois, qui même s’ils vont « leur petit train » ne donnent pas moins une bonne consolation. S’intéressant à leur formation spirituelle, il émet l’idée de faire traduire à leur intention, à partir du latin, la vie de St-Vincent de Paul. Il demande également qu’on lui fournisse quelques exemplaires du Dictionnaire latin-chinois du père Gonzalvès, confrère portugais et « L’élévation sur les Mystères » ainsi que d’autres ouvrages de Bossuet qu’il avait laissés à son arrivée à Macao. Il souhaite recevoir par la même occasion des articles pour la liturgie et quelques médailles miraculeuses, sans oublier un peu de tabac à priser et autres menus objets pour d’éventuels cadeaux.
Il se souvient d’ailleurs d' »un effet de la Médaille miraculeuse » qu’il aime conter à l’Assistant général de la Congrégation, M. Jean Aladel : « Comme j’étais à faire Mission dans une chrétienté du Honan, les chrétiens de l’endroit me présentèrent une jeune femme atteinte d’aliénation mentale, me disant qu’elle désirait ardemment se confesser et que, incapable qu’elle fût d’une pareille action, ils me suppliaient de ne pas lui refuser une consolation qu’elle avait tant à cœur… En la renvoyant, je la mis sous la protection spéciale de la Ste Vierge, c’est-à-dire que je lui donnai une médaille de l’Immaculée Conception. Elle ne comprenait pas alors le prix du saint remède qu’elle recevait ; mais elle commença dès ce moment à en ressentir la vertu… quatre ou cinq jours après, elle était changée… Elle se confessa de nouveau et fit la Ste Communion avec les sentiments les plus vifs de joie et de ferveur. »
Toujours soucieux de la récolte dans le jardin du Seigneur, Jean-Gabriel doit se rendre à l’évidence : on avait beau semer la Parole, arroser les sillons parfois avec le sang des chrétiens, se faire tout à tous, le constat était là, cruel dans ses chiffres pour des gens qui avaient sacrifié leur vie pour le Royaume de Dieu. En donnant des nouvelles à son Visiteur, le père Jean-Baptiste Torrette, Jean-Gabriel fait d’ailleurs remarquer : « notre école n’a plus pour le moment d’aspirants pour l’état ecclésiastique que deux petits enfants, qui offrent peu d’espoir… Il n’entre sans doute pas dans les desseins de la Providence que les vocations soient plus multipliées ; elle en ordonnera peut-être autrement, quand le temps de la grande miséricorde sera arrivée pour cette pauvre Chine ».
Néanmoins, pour les fruits qui peuvent être cueillis à pleines mains, il sait rendre grâce à Celui qui peut tout pour « les richesses de sa miséricorde ». « Par exemple, écrit-il, cette année… nous avons été consolés et édifiés non seulement de voir huit adultes recevoir le baptême avec ferveur et un bon nombre de catéchumènes se préparer à recevoir bientôt la même grâce, mais encore de voir revenir au bercail bien des brebis perdues depuis longtemps… entre autres c’est un vieillard sur le bord de la tombe, qui après trente ans d’apostasie, brûle l’idole à laquelle il avait si souvent avec sa famille brûlé de l’encens ». En louant la bonté du Dieu Amour qui rassemble son petit troupeau dispersé, Jean-Gabriel en oublie presque ses « infirmités » comme les fièvres fréquentes ou encore une hernie qui le fait souffrir sans vergogne. Pour le soulager, le père Torrette lui a envoyé un bandage, qui malheureusement, ne convenait pas. De Paris, il en reçoit un autre qui correspond mieux. Soigner une hernie devient un véritable chemin de croix sans fin. Aucune médecine chinoise n’y parvient et pourtant « en Chine, les hernies ne sont pas rares ». Cette infirmité, toutefois, lui offre l’opportunité de rejoindre un païen, atteint du même mal. Le père Perboyre lui offre un vieux bandage qui le soulage quelque peu et lui permet de remarcher et même de courir. Jean-Gabriel, se faisant involontairement tout à tous en rejoignant cet homme dans sa misère maladive, a, de surcroît, l’immense joie de le voir cheminer vers le baptême « tout joyeux et doublement heureux d’avoir trouvé à la fois et le soulagement du corps et le salut de l’âme ». Du coup, fier de ces aléas mystérieux de la Providence, le missionnaire s’empresse de demander à Paris, l’envoi gratuit d’autres bandages.
La santé, bien si précieux en territoire de mission, est un des soucis majeurs des missionnaires. L’équipe au sein de laquelle œuvre Jean-Gabriel a connu bien des épreuves en ce sens. Le père Rameaux a souffert d’une baisse sensible de la vue. Le père Baldus a du s’arrêter en plein travail et se retirer à la résidence en septembre 1838 car il avait beaucoup de mal à se rétablir. Quant à Jean-Gabriel, il ne cachait pas les ennuis et préoccupations causés par sa fragile santé : »je conçois de plus en plus l’inutilité de toutes les dépenses que j’ai occasionnées à la Congrégation, depuis vingt ans que je suis à sa charge, et je vous assure que c’est là une de mes plus grandes peines ; laquelle durera sans doute autant que le Bon Dieu me supportera en ce monde ». Seuls les confrères chinois, rompus au difficile climat et au non moins éprouvantes façons de vivre et de s’alimenter, possédaient une santé à toute épreuve. Il n’était pas vain, dans ce contexte, de demander des renforts : « Il me semble que, quand nous serions cinq européens avec cinq chinois pour le Houpé et le Honan, ce personnel serait tout au plus l’honnête nécessaire d’ouvriers dans notre position présente ».
Fatigué de s’user le corps et l’esprit à la mission, Jean-Gabriel aspire à plus de repos. Néanmoins, en cet automne 1839, il doit repartir pour le Honan dont il a la responsabilité en tant que Vicaire général. Son supérieur immédiat, le père Rameaux estimant qu’il est encore très fatigué, se propose pour prendre sa place. Jean-Gabriel accepte et reste donc à la résidence du Houpé avec le père Baldus et le lazariste chinois qui avait eu peur autrefois des remontrances de son supérieur, M. Wang. Le père Perboyre pourra faire quelques visites ça et là, aux alentours de la maison, le temps de reprendre des forces physiques et spirituelles.
C’était sans compter avec le Vice-roi Tchéo, résidant à Ou-Tchang-Fou, qui déclenche à présent la persécution dans la partie nord de sa province : le Houpé.