7. La Chine : une terre a labourer
En compagnie des cinq prêtres des Missions Étrangères et de ses deux confrères, Joseph Gabet, prêtre et Joseph Perry, diacre, Jean-Gabriel attend l’embarquement au Havre. Tous « pleins de joie et de courage », comme il l’écrit à son oncle, doivent s’embarquer sur l’Edmond, le même bateau, qui l’année précédente, avait conduit le père Jean-Henri Baldus en trois mois à Batavia (aujourd’hui Jakarta).
Le départ se fait le samedi 21 mars, lorsque le vent daigne se lever. Jean-Gabriel met cette traversée sous la protection de Louis, « Mon âme s’éleva aussitôt vers lui avec confiance et mes yeux furent inondés de larmes ». Le fier navire, armé de dix pièces de canons et de cinquante fusils pour répondre aux éventuelles attaques des corsaires, lève l’ancre et est prêt à affronter les mers avec à son bord des missionnaires plutôt habitués à fouler le sol rocailleux que les vagues montantes. De fait, on ne tarde pas à transformer le navire en ambulance, et le petit Querçynois de s’exclamer : « Il n’était pas tout à fait inutile de se rappeler dès lors que souffrir fait la moitié du missionnaire ». On ne dompte pas l’océan comme on dompte la nature, mais on peut y voir malgré tout, la trace de Dieu : « Les hautes montagnes, formées de vagues écumantes, qui à chaque instant s’élevaient presque à pic devant et derrière nous, en nous enfermant dans de profonds abîmes, étaient à la fois effrayantes et admirables, et nous ne pouvions nous empêcher de nous écrier : « Les soulèvements de la mer sont admirables, mais le Seigneur est plus admirable encore dans la hauteur des cieux » (Ps 92,4) ». Lorsque la grande étendue bleue arrête ses caprices et se repose enfin, les missionnaires ont tout le loisir de célébrer la messe le dimanche ou encore de louer le ciel : « Oh ! qu’on se sent heureux, sur ce vaste désert de l’océan, de se retrouver de temps en temps en la compagnie de Notre-Seigneur ! » Ils profitent de ce temps béni pour faire découvrir à l’équipage les mystères de la foi. Les matelots en sont quelque peu bouleversés, « Ils se sont presque tous confessés, écrit Jean-Gabriel à son Supérieur Général.
A part une tempête impétueuse, avec des flots grondants et menaçants, après le passage du Cap de Bonne Espérance, il n’y a pas eu de fait notable durant cette traversée. Et enfin, »Dieu n’ayant cessé de nous protéger dans tout le cours de notre navigation, nous sommes arrivés à bon port à Batavia le 26 juin, trois mois environ après notre départ de France. » C’est la première étape.
Les missionnaires rendent visite au préfet apostolique et au curé de la ville, tous deux hollandais. On célèbre avec eux la Fête des Saints Apôtres Pierre et Paul et on attend patiemment de continuer le voyage.
Ici, il faut changer d’embarcation car l’Edmond se dirige vers Java. Le second navire, le Royal-Georges, appareille le 5 juillet. Plus confortable que le précédent, il a cependant à faire de nombreuses escales. »Tout au plus, écrit Jean-Gabriel à son frère Jean-Jacques, » nous arriverons à Macao pour la Nativité ». On fait contre mauvaise fortune bon cœur, on en profite pour faire quelques excursions et célébrer l’Eucharistie à terre. Ce fut le cas lors de la fête de Saint Vincent (à l’époque le 19 juillet).
Lors d’une escale en Malaisie, Jean-Gabriel et ses compagnons s’intéressent aux autochtones musulmans, souvent miséreux et revêtus de haillons. Se faire tout à tous ne semble pas être la devise chrétienne des colons Européens. Le missionnaire lazariste en est tout retourné et ne peut s’empêcher d’écrire au Père Général, Monsieur Salhorgne, une lettre qui marque bien sa douleur : « La conduite des Européens a donné une fausse idée du Christianisme… Parlez au Malais de se faire chrétien, il répond qu’il n’est pas assez riche pour vivre en grand seigneur… je n’ai jamais si bien senti la différence du « servus » païen (esclave) et du « domesticus » chrétien (domestique). Pourvu qu’ils restent serfs, il importe peu au gouvernement hollandais qu’ils deviennent catholiques ».
C’est finalement le 29 août que l’imposant navire mouille en rade de Macao. Mais n’entre pas à Macao qui veut. Il s’agit d’une étroite possession portugaise, un comptoir commercial, placée sous l’autorité du Vice-roi de Goa. Son gouverneur n’hésite pas à expulser les missionnaires catholiques de nationalité étrangère. Il faut donc se cacher pour accéder au rivage. Durant la nuit, une frêle embarcation accoste le Royal-George. Le père Danicourt, de la Procure des Lazaristes de Macao invite les missionnaires à rapidement y prendre place avec leurs bagages et c’est ainsi qu’ils mettent le pied à terre. Une heure et demie plus tard, tous franchissent le seuil de la résidence. On est surpris de la présence du père Perboyre mais tout va bien pour lui, « A mon départ de France, ma santé inspirait des inquiétudes à des personnes trop charitables, qui n’apprendront pas sans surprise que je vis encore ». Et, de plus, en écrivant au Supérieur Général, il s’exclame : « M’y voilà, tel est le mot d’ordre par lequel je devais vous donner mon premier signe de vie de Macao… et béni soit le Seigneur qui m’y a lui-même conduit et porté ». A l’arrivée, les missionnaires lazaristes embrassent leur « digne supérieur, M. Torrette et son excellent collaborateur, M. Danicourt » et les « bons chinois tous en parfaite santé ». Jean-Gabriel apprécie la vie de cette communauté, à ses yeux, exemplaire : « si les saintes pratiques de l’ancien Saint-Lazare avaient pu se perdre en France, on les aurait retrouvées vivantes au fond de la Chine ».
La Procure, dont a la charge le père Torrette, Visiteur (provincial) pour tous les lazaristes de Chine, sert de liaison entre la France et la Chine. On y dépose le courrier et c’est ici qu’on apprend le chinois et qu’on s’initie à la vie locale. On y donne, de plus, des cours de philosophie, de théologie et de latin aux séminaristes chinois et « par la grâce de Dieu, on y réussit pleinement » constate Jean-Gabriel. Il remarque en outre que ces derniers ont plus de facilité à apprendre le latin que lui pour s’initier à leur idiome, « je crois qu’il m’en coûtera long d’apprendre cette langue », mais se rassurant aussitôt, « On dit que M. Clet ne l’a parlée qu’avec une grande difficulté. Mes précédents me donnent quelques traits de ressemblance avec lui. Puissé-je ressembler jusqu’à la fin à ce vénérable confrère, dont la longue vie apostolique a été couronnée par la glorieuse palme du martyre. » Quant à sa famille du Puech, à qui Jean-Gabriel ne cesse de penser, elle reçoit quelques mots réconfortants : « Ne croyez donc pas qu’aller en Chine, c’est aller à la mort. Mes confrères qui sont venus dans ce pays y vivent comme ailleurs, et quelques fatigues qu’ils aient à essuyer, ils sont très contents d’avoir fait le sacrifice de tout pour apporter la lumière de la foi parmi les infidèles » et plus loin, » vous savez bien que notre vrai bonheur ne consiste pas à avoir toutes sortes de consolations en ce monde, mais à faire la volonté de Dieu, à le servir et à le faire servir autant que nous le pouvons. »
Les Portugais sont présents à Macao depuis 1699. Ils y ont établi l’Église dont l’Évêque réside à Goa. A Macao, ils ont également érigé un séminaire : le Collège Saint-Joseph. « Ils préparent et forment des missionnaires chinois pour les trois diocèses de Canton, de Nankin et de Pékin et élèvent en même temps les jeunes gens de Macao auxquels ils enseignent entre autre chose le français et l’anglais. » En novembre 1835, le supérieur de cette communauté de cinq confrères, M. Leite, s’empresse de demander à M. Torrette de lui laisser Jean-Gabriel pour donner des leçons de français dans ses classes. Le missionnaire pourra sans problème continuer son difficile apprentissage du chinois sous les bons hospices de M. Gonzalvès, auteur de nombreuses publications, dont un dictionnaire latin-chinois. « Il nous a fallu redevenir enfants et nous mettre à l’a, b, c, ou plutôt il n’y a ni a ni b, ni aucune lettre de l’alphabet dans le langue chinoise, qui n’en est pas moins difficile à apprendre » écrit-il à sa sœur Antoinette, Fille de la Charité à Paris.
Durant ces trois mois, le nouveau missionnaire a le temps de s’intéresser à ce grand pays de Chine. Il a tout le loisir de connaître son histoire passée et celle du moment. Il comprend que l’administration est extraordinairement hiérarchisée, depuis l’Empereur, véritable Fils du Ciel et Père de ses sujets, jusqu’au plus petit fonctionnaire de base, recruté au moyen d’un difficile examen. La population a du mal à être chiffrée, peut-être qu’un demi milliard d’hommes et de femmes peuplent cet immense pays. L’homme a beaucoup de privilèges et la condition féminine n’est pas réjouissante. Les filles sont même parfois victimes d’infanticides ou d’abandon pour laisser la place au garçon. Elles peuvent être alors recueillies dans des orphelinats. Seules les veuves ou encore les jeunes femmes qui s’occupent de leurs vieux parents jouissent d’un respect que l’on estime mérité. Ici comme ailleurs la misère enserre les êtres les plus fragiles de ses griffes acérées. On a mis en place quelques structures d’aide et des services d’accueil des plus pauvres et des clochards mais on ne recueille pas chez soi un gueux de peur de le voir mourir à la maison et ainsi d’apporter la ruine à la famille.
Jean-Gabriel apprend que se déplacer en Chine est une véritable expédition. Les routes sont mal entretenues, voire inexistantes. Tout est bon pour servir de moyen de locomotion : les jambes, le mulet, la brouette, le chariot ou encore, la jonque, le palanquin… La nourriture servie dans les auberges fait reculer plus d’un aventurier. Jean-Gabriel peut constater que « nos bons confrères se tuent de fatigue ; ils se nourrissent très mal, ne vivant que d’un peu de riz et de quelques herbes ».
Quant à la religion catholique, elle « jouit pour le moment d’une assez grande paix dans l’intérieur de la Chine. Nos missionnaires vont prospérant de jour en jour. » Mais il est clair pour tous qu’étant donnée l’interdiction d’entrée sur le sol chinois pour tout Européen non employé à la Cour, un état de persécution est toujours possible. L’empereur Tao Kouang (1820-1850) a le pouvoir de faire arrêter les missionnaires et de les mettre à mort s’il ne les renvoie pas sur Macao ou les exile dans une province lointaine. Lorsqu’éclatera la guerre de l’opium (1839-1842) 5 entre la marine anglaise et les défenses côtières chinoises, conflit causé par la confiscation et la destruction de grandes quantités de cette drogue par le commissaire impérial Lin Zexu, la persécution grandira et s’étendra comme une traînée de poudre et de sang à bon nombre d’européens présents sur le sol chinois.
Quatre mois se sont écoulés depuis l’arrivée de Jean-Gabriel sur Macao. Il possède maintenant les bases essentielles de la langue chinoise. Ainsi en a jugé Mr Torrette, son supérieur. Il est prêt, selon lui, à parcourir les routes de la Mission. Il s’affirme dans sa façon d’être et connaît, à présent, la mentalité indigène ; « n’allez pas vous figurer qu’à chaque instant tous les Chinois sont à mes trousses, et qu’ils ne songent qu’à me perdre, écrit-il encore à sa sœur, ce sont des hommes que j’aime beaucoup plus que je ne les crains. Je vous assure que je ne crains pas même l’Empereur, ni les Mandarins, ni leurs satellites. » Celui qu’il craint le plus est en fait lui-même « si vous pouviez obtenir sa conversion, vous lui rendriez un grand service, et votre frère vous devrait son bonheur » demande-t-il dans cette même missive à sa sœur.
Du fond de la région du Houpé, le père Rameaux, responsable de la mission, pressait depuis longtemps l’envoi d’un prêtre afin d’assurer le service religieux dans le Honan, quasiment délaissé depuis le martyr de François-Régis Clet en 1820. Jean-Gabriel se sent prêt. Il va quitter Macao pour le Houpé. Maintenant.