Saint Vincent De Paul Et Sa Mission Sociale. VIII – Saint Vincent De Paul Dans La Littérature

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Arthur Loth · Year of first publication: 1880.
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Depuis le jour où Notre-Seigneur, près de quitter la terre, laissa aux apôtres ce grand commandement : Ite, Docete, qui établissait l’autorité enseignante de l’Église, un genre nouveau d’éloquence naquit avec la prédication de l’Évangile. Les Pères de l’Église furent les premiers maîtres de la parole sacrée. Saint Jean Chrysostome et saint Basile, saint Augustin et saint Cyprien en donnèrent à la fois les exemples et les préceptes. Il y eut une rhétorique de la chaire, dont les règles étaient puisées d’abord aux sources évangéliques et dont les moyens procédaient surtout de la science de Dieu et de la pratique des vertus chrétiennes. Saint Vincent de Paul excella en cet art, corrompu, de son temps, par la recherche des effets humains. Apôtre de la charité, il fut aussi un restaurateur de la prédication. Toutefois, cette ardente charité qui a été le caractère propre des œuvres de saint Vincent a tellement saisi l’attention du monde chrétien, qu’on ne s’est presque pas occupé de rechercher quelle part d’influence pouvait avoir eue notre saint dans la réforme de la chaire. Bien moins encore s’est-on mis en peine d’étudier de près quelle valeur, au point de vue littéraire, pouvait avoir ce que l’on connaissait de ses enseignements.Dirons-nous que cette sorte d’indifférence est, par elle-même, un grand éloge en ce qu’elle fait la preuve de l’efficacité des discours de saint Vincent, pratiques à ce point qu’en l’écoutant on prenait plutôt la résolution de s’amender que le temps d’admirer le prédicateur ? Sans doute cet argument aurait sa valeur, mais il y faut joindre une autre explication. C’est que saint Vincent pratiquait admirablement l’humilité qu’il recommandait aux siens. Parlant d’abondance, et en mille endroits, bien qu’après une suffisante réflexion, il n’a laissé aucun de ces manuscrits avec lesquels on peut, comme on l’a fait pour d’autres, reconstituer une œuvre oratoire et en montrer l’auteur tel qu’il a voulu paraître aux yeux de la postérité. Sa sollicitude à cet égard était telle, que si nous avons encore le texte de l’admirable lettre où il raconte l’histoire de sa captivité chez les Barbaresques, c’est grâce à une pieuse supercherie, puisqu’il en avait ordonné la destructionBref, nous serions totalement dépourvus des moyens d’apprécier saint Vincent au point de vue qui nous occupe, si la piété des prêtres de la Compagnie de Saint-Lazare et des Filles de la Charité n’avait recueilli, non par extraits, mais presque mot à mot, les instructions que leur vénérable père distribuait aux uns et aux autres dans ses nombreuses conférences. C’est d’après ces documents que nous avons pu esquisser cette étude.Si l’on veut se rendre compte de l’action que l’on doit attribuer à saint Vincent de Paul comme orateur, il importe avant tout de se mettre sous les yeux l’état de la chaire au moment où il fondait ses retraites pour les ordinands. C’est de ces retraites, en effet, que sont sortis en nombre incalculable les missionnaires qui, non seulement en France, mais dans beaucoup de pays en Europe, et par-delà les mers, ont opéré des merveilles, grâce à sa méthode et à ses enseignements.

Il existe un sermon entier écrit de la main de saint Vincent de Paul ; mais nous avons le regret de n’avoir pu obtenir ni la communication de ce précieux document ni l’autorisation de le reproduire en fac-similé. Il appartient à M. Dubrunfaux, à Bercy. On conserve aussi, dans les archives de la Mission, plusieurs canevas de sermons ou conférences écrits sur de petits bouts de papier.

À ces retraites également peut être rapportée, pour la plus grande part, la fondation des séminaires où, sur le modèle de ce qui se faisait à Saint-Lazare, les jeunes clercs allaient s’exercer désormais au ministère de la prédication. Pour exposer complètement la situation à cette époque, il faudrait refaire, pour le siècle antérieur à saint Vincent, l’étude si remarquable de M. Lecoy de la Marche, consacrée à la chaire française au moyen âge, spécialement au treizième siècle. Un maître dans la critique, M. l’abbé Maynard, a dit en quelques mots ce qui est indispensable pour notre comparaison. « On sait ce qu’avait été auparavant l’éloquence sacrée en France. Depuis la mort de saint Bernard jusqu’au milieu du seizième siècle, nos prédicateurs n’avaient connu presque que l’idiome des anciens Romains, défiguré par les altérations successives. Dès qu’ils voulurent parler français, ils se laissèrent gagner par le mauvais goût qui avait plus ou moins envahi tous les genres littéraires. C’était une manie d’érudition amenée par la résurrection du culte des anciens. Les prédicateurs comme les écrivains, pour donner de l’autorité à leurs discours, ou plutôt de l’éclat à leurs personnes, se croyaient obligés de faire un vaste étalage de toutes sortes de fragments empruntés aux auteurs de l’antiquité. Chaque sermon était une sorte de bazar, de musée où se voyaient les richesses les plus hétérogènes ; une macédoine, une marqueterie où toutes sortes de couleurs et de jetons venaient se plaquer au caprice du goût le plus bizarre. Virgile figurait à côté de Moïse, Hercule auprès de David ; souvent une phrase commencée en français se continuait en latin pour s’achever en grec, et dans cette seule phrase on avait entendu quelquefois les prophètes et les évangélistes, les écrivains d’Athènes et de Rome, les Pères grecs et latins. » (Maynard, Histoire de saint Vincent de Paul, tome II, pages 435-436).

Ce tableau succinct de ce qu’était l’éloquence de la chaire au moment où parut notre saint peut fort bien s’appliquer à toute la littérature du même temps. Sans doute de naïfs et charmants poètes avaient déjà doté la langue de qualités aimables. Mais quel chemin ne restait-il pas à parcourir pour en venir à ce langage tout à la fois simple et élevé, ennemi des surcharges de l’ornementation, et néanmoins imagé, associant dans un heureux et sobre mélange les grâces de l’imagination à la solidité de la raison ! N’oublions pas qu’on sortait à peine de la Renaissance qui, de notre belle langue française qu’elle voulait corriger de ses naïvetés un peu rudes, aurait fait, qu’on nous permette ce mot, un pot-pourri sans nom, si de sages et grands esprits n’y avaient mis bon ordre.

Assurément Montaigne existait et avait commencé d’opérer sur la langue ce travail que devaient pousser si loin sa finesse, sa malice et sa bonne humeur. Mais, encore tout farci du grec et du latin de la Renaissance, comment aurait-il pu résister pleinement au mauvais goût de l’époque ? Par le fait, il y sacrifie lui-même en beaucoup d’endroits, et d’ailleurs, le parti pris de scepticisme dont il se targue à tout propos dans ses œuvres, lui permettait-il d’atteindre cette précision dans l’ampleur et cette mesure dans les élans de l’imagination qui sont, pour ainsi dire, les caractères propres de notre langue ?

Là-dessus, il faut, du reste, écouter son propre témoignage : « Je trouve, dit-il, notre langage suffisamment abondant, mais non pas maniéré et vigoureux suffisamment ; il succombe ordinairement à une puissante conception : si vous allez tendre, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous et fleschit, et qu’à son défaut le latin se présente au secours et le grec à d’autres. » Ainsi que le fait justement observer M. Nisard, cette crainte d’en dire trop peu dans le discours, de laisser quelque chose de reste et que ce reste ne soit le plus important, est bien d’un siècle plus affamé de connaissances que de vérité. Nous ajouterons qu’elle rend pleinement compte de ce qui manquait aux écrivains de ce temps aussi bien que de l’action des hommes de foi qui suivirent. Chez ceux-ci l’amour et la pleine possession de la vérité ne laissaient point de place au doute ou à cette indolence maladive qui tient l’esprit suspendu entre deux affirmations contraires qu’il ne se résout ni à rejeter ni à accepter tout entières. Voyons comment s’est vérifiée la justesse de cette observation.

Par les remarques qui précèdent et par le tableau abrégé mais exact que nous présentait tout à l’heure M. Maynard de l’éloquence de la chaire au temps de saint Vincent de Paul, on peut se faire une idée de l’étendue des réformes qu’il était nécessaire d’y apporter pour lui rendre son véritable caractère, tant au point de vue du goût littéraire qu’au point de vue chrétien. Mais, plus le mal était universel, plus la sollicitude du fondateur des missions et des séminaires voulut s’appliquer à répandre le remède qui le devait guérir. À cet égard, les témoignages abondent dans la vie de notre saint, et en parcourant ses œuvres on est frappé de l’insistance avec laquelle, dans ses conférences comme dans ses lettres, il revient sur ce sujet, l’estimant avec raison de la dernière importance pour les résultats qu’il avait à cœur d’obtenir. « J’ai été souvent bien consolé, dit-il en sa vingt-sixième conférence (20 août 1655, sur la manière de prêcher), et cela me console encore aujourd’hui, de voir que Dieu nous ait fait la grâce, comme à ses apôtres, de nous envoyer prêcher sa parole par tout le monde. Oh ! nous avons les mêmes lettres d’envoi que les apôtres ; aussi nous voyons, par la miséricorde de Dieu, qu’un homme s’en va avec joie porter au bout du monde cette parole. Vous n’avez qu’à lui dire : Monsieur, quand partez-vous pour l’Italie, pour la Pologne, ou pour les Indes ? L’on est toujours prêt, par la grâce de Dieu ; l’on va partout comme les apôtres, et l’on prêche la parole de Dieu en la manière que les apôtres l’ont prêchée. Les apôtres comment prêchaient-ils ? Tout bonnement, familièrement et simplement, et voilà notre manière de prêcher ; avec un discours commun, tout bonnement, dans la simplicité, familièrement. Il faut pour prêcher en apôtres, c’est-à-dire pour bien prêcher et utilement, il faut y aller dans la simplicité, avec un discours familier, en sorte que chacun puisse entendre et en faire son profit. Il faut avouer que partout ailleurs on ne garde point cette méthode ; la grande perversité du monde a contraint les premiers prédicateurs, pour débiter l’utile avec l’agréable, de se servir de belles paroles et de conceptions subtiles, et d’employer tout ce que peut suggérer l’éloquence, afin de contenter en quelque façon et d’arrêter la méchanceté du monde. Mais à quoi bon ce faste de rhétorique ? Qu’avance-t-on par là ? Cela se voit, si ce n’est peut-être que l’on veuille se prêcher soi-même. »

On ne saurait, il faut en convenir, donner de meilleurs conseils ni en meilleur style. Le trait même n’y manque pas et saint Vincent a maintes fois prouvé que, s’il recommandait de prêcher simplement pour prêcher bien et utilement, ce n’est pas qu’il manquât lui-même des ressources dont abusaient les autres orateurs, ceux qu’il nommait plaisamment « les premiers » et qui, par leur « faste de rhétorique » n’arrivaient réellement alors, comme plusieurs le font encore aujourd’hui, qu’à se placer au dernier rang. Mais ceux à qui il adressait ces conseils pouvaient ne point entrer tout d’abord dans de tels sentiments, trop contraires au goût du jour. Pour les en pénétrer, saint Vincent prend un exemple, et ici nous assistons à un véritable chef-d’œuvre de finesse et de bonhomie tout ensemble, où l’on peut observer, outre une incomparable habileté de mise en scène, des traits de mœurs peints au vif avec un accent pittoresque et dans des termes que, plus tard, ne désavouerait pas le malicieux La Bruyère : « Quand on veut persuader à un homme de prendre un emploi, d’avoir une charge, et de se marier, que fait-on, sinon lui représenter le plaisir, le profit et l’honneur qui reviennent de tout cela, les grands avantages qui s’y rencontrent ? Qu’on veuille porter un homme à se faire président, qu’est-ce que l’on emploie à ce sujet ? Il ne faut que lui représenter les avantages et le grand honneur qui accompagnent cette charge : Un président, monsieur, mais c’est le premier de la ville, tout le monde lui cède le devant et le haut du pavé ; il n’y a personne qui ne l’honore, son autorité lui donne un grand crédit dans le monde ; oh ! monsieur, un président ! il ne le cède pas à un évêque ; les souverains même leur défèrent et les ont à grand honneur ; un président ! il peut obliger, faire plaisir à qui bon lui semble, s’acquérir un bon nombre d’amis, se faire considérer partout, etc. Et ainsi on lui dit les autres avantages qu’il y a d’être président, et d’abord vous le voyez brûler du désir d’avoir cette belle dignité. Mais le contente-t-on avec cela ? Point du tout. II en faut venir là : qu’est-ce que l’office de président ? en quoi consiste-t-il ? que faut-il faire dans cette charge ? Vous êtes le premier officier de la justice, de ce grand et honorable corps ; vous en êtes le chef ; vous distribuez les affaires, c’est vous qui recueillez les voix des autres et qui prononcez le jugement. Voilà ce qu’on lui apprend à peu près. Et voilà un homme qui a envie d’avoir la charge de président et qui sait déjà en quoi elle consiste ; mais avec tout cela il ne tient rien, si on ne suggère les moyens d’avoir cet office… Mais si celui qui donne le conseil fournit encore les moyens : Monsieur, vous avez tant de revenu de ce côté-là, tant d’argent de l’autre ; vous prendrez de là cette somme et d’ici cette autre ; au reste, je connais M. tel qui a cette charge à vendre ; encore M. tel est mon intime et aussi son ami, je ferai qu’il traitera avec lui, nous en aurons bon compte ; nous ferons ceci et cela, nous obtiendrons ceci et cela. Voilà qui est bien servir un homme et le mettre dans le chemin assuré pour parvenir à la dignité de président. »

On voit ici quelle était la façon d’instruire de saint Vincent et de quel ton il usait en ses instructions. Il a d’ailleurs tracé lui-même les règles de la méthode qu’il recommandait avec tant d’instance aux prêtres de la Mission ainsi qu’aux ordinands. Ces règles, qu’il a de tout temps invariablement suivies, sont aussi simples que fécondes. Motifs, définitions, moyens, ces trois mots, dit excellemment M. l’abbé Maynard, « résument toute la marche instructive et pratique de cette rhétorique nouvelle. Quelque sujet qu’on prêche, dogmatique ou moral, l’auditeur réclame d’abord des éléments ou des motifs de conviction. Convaincu de la vérité d’un dogme, de l’importance et de la nécessité d’une vertu, il lui en faut apprendre la nature ou les actes, c’est-à-dire lui en donner la définition. Enfin, quand son esprit est éclairé, son cœur ému, quand il ne demande plus qu’à agir, il ne reste qu’à lui enseigner les moyens d’éviter l’erreur et le mal, d’embrasser la pratique du vrai et du bien. » (Maynard, Vie de saint Vincent, tome II, page 432) Mais saint Vincent ne se contentait pas de ces principes généraux, si propres à faire la clarté dans le discours, et, en écartant toutes les futilités, à le rendre efficace. Attentif à ne rien laisser au caprice individuel dans une matière si importante, il ne négligeait aucune des recommandations capables d’adapter l’action extérieure à ce fond sérieux qu’il savait fort à l’opposé des coutumes en usage parmi les prédicateurs du temps. (Pour la confirmation de ce qu’on se borne à indiquer, voir aussi la Vie de saint Vincent par Abelly. Elle est d’autant plus précieuse à consulter que le véritable auteur de cet ouvrage, remarquable à tant de titres, est un prêtre de la Congrégation de Saint-Lazare, M. Fournier. C’est M. Fournier, en effet, qui a fourni le manuscrit complet d’une histoire qu’Abelly n’a guère fait que signer. Cette particularité est peu connue ; elle est néanmoins certaine et, sans vouloir, à cet égard, établir une controverse ou entreprendre une démonstration entière, ce qui serait facile, nous croyons qu’il n’était pas sans intérêt, au seul point de vue littéraire, de la consigner ici).

C’est ainsi qu’il recommandait de parler d’un ton naturel, avec les inflexions de voix convenables, sans chant et sans déclamation, attendu, disait-il, que les meilleures choses du monde ne font point d’impression quand elles sont prononcées de cette dernière sorte. De plus, il avertissait de ne point parler plus haut que l’auditoire et le vaisseau ne le requièrent, « crier tout haut ne nuisant pas seulement à la poitrine du prédicateur, mais encore blessant l’oreille des auditeurs » ; enfin, il conseillait de parler distinctement et posément, et, sur toutes choses, « d’éviter soigneusement la longueur qui ne fait qu’ennuyer et charger la tête du pauvre peuple. » Par où l’on peut voir quelle entente du sujet révélaient ces règles, puisque encore de nos jours elles auraient si souvent besoin d’être appliquées en toutes leurs parties,

Au surplus, et afin de prendre sur le vif, pour ainsi dire, les procédés dont usait saint Vincent de Paul et qu’il recommandait pour les prédications, voici le texte du canevas qu’il avait préparé en vue de parler dans une assemblée de ses Dames de charité :

POUR L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES ENFANTS TROUVÉS,

 Je vous parlai dernièrement succinctement de vos enfants trouvés pour ce que nous avions plusieurs autres affaires à traiter, et qu’il semblait que leurs offrandes pourraient pourvoir à leur besoin sans en parler à la Compagnie ; et pour ce que l’expérience a fait voir que non, nous vous en parlerons aujourd’hui, et vous dirai qu’ils sont en grande nécessité, et qu’il ne reste plus que pour les nourrir six semaines, et qu’il est nécessaire d’aviser aux moyens de pourvoir à leur besoin :

1° Pour ce qu’ils sont en nécessité extrême, et qu’en ce cas vous êtes obligées d’y pourvoir – non pavisti, occidisti ; — l’on peut tuer un pauvre enfant en deux façons, ou par mort violente, ou en lui refusant la nourriture ; 2° Pour ce que Notre-Seigneur vous a appelées pour être leurs mères, et voici l’ordre qu’il y a tenu : 1° il  ous a faites… pendant deux ou trois ans par mesdames de Notre-Dame ; 2° vous avez fait diverses assemblées à cet effet ; 3° vous en avez fait de grandes prières à Dieu ; 4° vous en avez pris conseil de personnes sages ; 5° vous en avez fait un essai ; 6° vous l’avez enfin résolu et voici les motifs qui vous y ont portées :

1° Qu’on était informé que ces pauvres petites créatures étaient mal assistées, une nourrice pour quatre ou cinq enfants ;

2° Que l’on les vendait à des gueux, huit sols la pièce, qui leur rompaient bras et jambes pour exciter le monde à pitié et leur donner l’aumône, et les laissaient mourir de faim ;

3° Que des femmes qui n’avaient point d’enfants de leurs maris et des misérables qui les entretenaient, en prenaient et les supposaient comme leurs, et en effet nous en avons trouvé trois ou quatre depuis deux ans en çà ;

4° Qu’on leur donnait des pilules de laudanum pour les faire dormir, qui est un poison ; que tout cela est arrivé ;

5° Qu’il ne s’en trouve pas un seul en vie depuis cinquante ans, si ce n’est que depuis peu il s’est trouvé que quelqu’un des supposés a résisté.

Et enfin, qui était le comble de tous ces maux, c’est que plusieurs mouraient sans être baptisés,

Voilà les motifs qui vous émurent à vous en charger ; la Providence vous a donc fait mères adoptives de ces enfants. Notez mères adoptives, c’est donc un lien [454] que vous avez contracté avec eux, de sorte que ces pauvres enfants étant abandonnés de vous, il faut nécessairement qu’ils meurent. Qui les en empêchera ? La police publique ne l’a pu jusqu’à maintenant. Si vous ne le pouvez, qui le fera ? Certes personne, et selon cela, mesdames, vous êtes obligées de les assister en deux sortes en conscience : 1 ° comme nécessité ; 2° comme vous étant leurs mères.

1° Prier Dieu pour cela ;

2° Communier une fois à cette intention ;

3° En parler à vos parents et amis ;

4° Aux prédicateurs par MM. les curés ;

MOYENS,

5° Enfin prendre résolution si on les doit quitter, ou si on se doit efforcer et faire un effort pour cette année.

OBJECTIONS,

1° La nécessité du temps, qui appauvrit un chacun de sorte qu’on ne peut que vivoter simplement. Je réponds simplement, mesdames, que vous n’en serez pas incommodées. Qui miseretur pauperis nunquam indigebit, feneratur duo qui miseretur pauperis. Vous êtes cent : quand chacune s’efforcerait de 100 livres, c’est plus qu’il ne faut. Si cinquante le faisaient et les autres de quelque chose, cela suffirait avec ce qu’on a déjà,

2° Je n’ai point d’argent. Hélas ! combien de nigoteries a-t-on au logis qui ne servent de rien ! 0 mesdames ! que nous sommes éloignées de la piété des enfants d’Israël, dont les femmes donnaient leurs joyaux pour faire un veau d’or ! Une dame dans ces jours passés a vendu tous ses joyaux pour nourrir un homme, — cinq ou six dames…

3° Cette pauvreté accablera la Compagnie, et puis cela sera à l’infini, chacun y exposera ses enfants. À cela on répond que non, après aussi bien qu’à présent, il y a deux affaires d’importance sur le bureau qui nous délivreront de ce malheur.

CONCLUSION.

1° Si vous les abandonnez, que dira Dieu qui vous a appelées à cela ?

2° Que diront le roi et les magistrats, qui, par lettres patentes vérifiées, vous attribuent le soin de ces pauvres enfants ?

3° Que dira le public, qui a fait des acclamations de bénédictions de voir le soin que vous en prenez ?

4° Que diront ces petites créatures ? Hélas, nos chères mères, vous nous abandonnez ! que nos propres mères nous aient abandonnées — passe — elles sont mauvaises ; mais que vous le fassiez qui êtes bonnes, c’est autant à dire que Dieu nous a abandonnés, et qu’il n’est pas notre Dieu.

5° Enfin que direz-vous à l’heure de la mort, quand Dieu vous demandera pourquoi vous avez abandonné ces petites créatures ? Tout cela mesdames, semble requérir que vous vous efforciez.

On le voit, dans la pratique, saint Vincent lui-même donnait l’exemple. Déjà l’on a pu l’observer par les extraits de ses conférences rapportés plus haut ; mais, si le cadre restreint de cette étude ne nous obligeait à être sobres, combien d’autres citations ne pourrions-nous pas faire qui montreraient mieux encore à quel point il était pénétré de cet important sujet. « Prenons garde, s’écrie-t-il éloquemment, que, pour contenter la vanité, nous ne nous exposions à la malédiction du prophète : Væ, væ, malheur, malheur à celui-là ! Et pourquoi monter en chaire ? pourquoi prêcher, si ce n’est pour porter le monde à se sauver et pour crier : Voilà l’ennemi ! donnez-vous garde ! sauvez-vous ! Que si l’on pervertit l’usage de la parole de Dieu, si l’on s’en sert pour paraître, pour se faire estimer, afin que l’on dise : Voilà un homme éloquent, qui a grande capacité, il a du fond et du talent ; hélas ! n’encourons-nous point la malédiction des faux prophètes ? Dieu n’aura-t-il pas sujet de nous abandonner à la fin, puisque nous ne nous sommes point souciés d’abuser des choses les plus saintes pour contenter un peu notre vanité, puisque nous osons employer le plus efficace moyen de convertir les âmes pour satisfaire notre ambition ? Hélas ! il y a grand sujet de craindre, et, si j’ose le dire, de désespérer en quelque façon du salut de ces personnes qui convertissent les remèdes en poison, qui n’ont d’autre méthode de traiter la parole de Dieu que celle que leur fournit la prudence de la chaire, leur humeur, la mode, le caprice. O Sauveur ! ne permettez pas qu’aucun de cette petite compagnie, qui est tout à votre service, tombe en un si grand péril ! »

De telles leçons ne pouvaient rester sans fruits, et, pour s’en convaincre, il suffirait de dresser la liste des prédicateurs éminents qui sortirent de la maison de Saint-Lazare après y avoir recueilli ces enseignements. Parmi eux, Bossuet est assurément celui dont le nom doit tout d’abord apparaître, car il dispense de citer les autres. Assurément le génie de Bossuet est de ceux qui peuvent prétendre à n’avoir point eu de maîtres, et cependant, en dehors de ces coups d’aile qui lui appartiennent en propre, un observateur sérieux remarquera sans peine une sorte de parenté entre les procédés dont il use, si l’on nous permet ce mot, et ceux qui se retrouvent dans la manière de saint Vincent. Chez tous deux, même clarté d’exposition, même simplicité féconde, et souvent, mêmes tours oratoires, pittoresques et puissants, qui donnent au discours la forme vive de la conversation. À chaque moment ce sont des questions rapides, des interjections émouvantes, des exclamations soudaines où passe la conviction de l’orateur avec une force qui, chez Bossuet, s’élance en bonds impétueux, et qui, plus calme chez Vincent de Paul, a pu néanmoins servir comme de modèle au grand évêque de Meaux. Celui-ci, d’ailleurs, a reconnu lui-même cette filiation intellectuelle, et l’on peut croire que ce n’est pas avec le sentiment d’une fausse humilité qu’il écrivait à Clément XI : « Lorsque nous fûmes ordonné prêtre, nous avons été admis à cette réunion que Vincent avait fondée et qui rassemblait tous les prêtres pieux sous sa direction. C’est lui qui animait cette sainte assemblée, et, pendant que nous écoutions avec avidité ses conférences, nous sentions se justifier en lui cette parole apostolique : Si quelqu’un parle, que sa parole soit comme de Dieu ; si quelqu’un administre, que son administration émane comme de la vertu même de Dieu. » (Bossuet, Epist. Ad Clement. XI. Œuvres complètes, tome XXVII)

Que si l’on veut un autre témoignage de l’effet produit sur Bossuet par le genre de prédication que saint Vincent de Paul avait mis en honneur et que les Missionnaires appliquaient avec tant de fruit, nous le trouvons dans une autre lettre que Bossuet écrivait de Metz, après une mission donnée dans cette ville par les prêtres de la Conférence de Saint-Lazare : « Il ne s’est jamais rien vu de mieux ordonné, de plus apostolique, rien de plus exemplaire que cette mission. Que ne vous dirais-je pas des particuliers et principalement du chef, qui nous ont si saintement, si chrétiennement prêché l’Évangile ! Ils ont enlevé ici tous les cœurs. Ayez, s’il vous plaît, la bonté de les remercier avec moi de l’honneur qu’ils m’ont voulu faire de m’associer à leur compagnie et à une partie de leur travail. Je vous en remercie aussi vous-même, et je vous supplie de prier Dieu qu’après avoir été uni une fois à de si saints ecclésiastiques, je le demeure éternellement en prenant véritablement leur esprit et profitant de leurs bons exemples. » (Bossuet à saint Vincent de Paul. Œuvres complètes, tome XXVI)

Lorsqu’on réfléchit à la place que devait occuper dans la chaire l’homme éminent qui parle de la sorte, on est tenté de se demander s’il n’y a pas quelque exagération dans ces éloges qu’il donne à la manière de prêcher adoptée par saint Vincent. Mais, pour peu qu’on étudie de près les discours, on devra se convaincre que Bossuet parle ici le langage d’une entière sincérité. Il ne faudrait pas croire, en effet, que la simplicité, tant recommandée par saint Vincent, l’empêchât de produire, en parlant, des mouvements d’une véritable éloquence. C’est le cœur, on le sait, qui donne l’éloquence, et comment, dès lors, saint Vincent n’en eût-il pas été rempli ? Nous pourrions en multiplier les exemples. Bornons-nous à quelques-uns. Et, tout d’abord, comment ne pas rappeler ici la péroraison célèbre et si émouvante de son discours aux Dames de charité qui s’étaient réunies pour décider si elles ne délaisseraient pas l’œuvre des Enfants-Trouvés, à cause de l’extension de cette œuvre, soutenue jusque-là par des ressources qui menaçaient de disparaître, « Or sus, mesdames, s’écriait saint Vincent, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnées, Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner, cessez d’être leurs mères pour devenir à présent leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais prendre les voix et les suffrages : il est temps de prononcer leur arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuez d’en prendre un charitable soin, et, au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez. L’expérience ne vous permet pas d’en douter. »

On sait quel fut le résultat de cette éloquente adjuration à laquelle il était impossible, en effet, que résistassent les cœurs les plus durs. C’est après une exhortation pareille que la présidente de Lamoignon disait à la duchesse de Mantoue : « Ne pouvons-nous pas dire, à l’imitation des disciples d’Emmaüs, que nos cœurs ressentaient les ardeurs de l’amour de Dieu pendant que M. Vincent nous parlait ? — Il ne faut pas s’en étonner, répondit Marie de Gonzague, il est l’ange du Seigneur qui porte sur ses lèvres les charbons ardents de l’amour divin. »

Écoutons-le maintenant parler aux étudiants des séminaires, et voyons comme il se servait, pour les exciter au zèle apostolique, de l’exemple des missionnaires de Pologne, presque à l’agonie en ce moment-là, et qu’il venait de recommander à leurs prières : « Mais qu’ont-ils souffert en ce pays-là ? La famine ! Elle y est. La peste ? Ils l’ont eue tous les deux, et l’un par deux fois. La guerre ! Ils sont au milieu des armées et ont passé par les mains des soldats ennemis. Enfin Dieu les a éprouvés par tous les fléaux. Et nous serons ici comme des casaniers sans cœur et sans zèle ! Nous verrons les autres s’exposer aux périls pour le service de Dieu, et nous serons aussi timides que des poules mouillées ! O misère ! ô chétiveté ! Voilà vingt mille soldats qui s’en vont à la guerre pour y souffrir toutes sortes de maux, où l’un perdra un bras, l’autre une jambe, et plusieurs la vie, pour un peu de vent et pour des espérances fort incertaines ; et cependant ils n’ont aucune peur et ne laissent pas d’y courir comme à un trésor. Mais, pour gagner le ciel, il n’y a presque personne qui se remue, et souvent ceux qui ont entrepris de le conquérir mènent une vie si lâche et si sensuelle qu’elle est indigne non seulement d’un prêtre et d’un chrétien, mais d’un homme raisonnable ; et s’il y en avait parmi nous de semblables, ce ne seraient que des cadavres de missionnaires. Or sus, mon Dieu ! soyez à jamais béni et glorifié des grâces que vous faites à ceux qui s’abandonnent à vous… N’importe que nous mourions plus tôt, pourvu que nous mourions les armes à la main ! »

On voit quel parti savait tirer saint Vincent de Paul des traits que lui fournissaient ceux à qui il avait si bien inspiré son esprit. On peut dire que c’est là principalement le secret de cette éloquence, tout ensemble familière et très haute, qu’il avait le don de rendre saisissante au point d’enchaîner presque aussitôt les volontés de son auditoire. Quoi de plus simple, par exemple, mais en même temps quoi de plus sublime, et, au point de vue du récit, quoi de mieux conduit et de plus émouvant que ce simple trait d’un gentilhomme qu’il proposait un jour en exemple aux membres de la Compagnie : « J’ai connu, dit-il, un gentilhomme de Bresse, nommé M. de Rougemont, qui avait été un franc éclaircisseur, et un grand duelliste ; c’était un grand homme bien fait, qui s’était trouvé souvent aux occasions, en étant prié par d’autres gentilshommes qui avaient des querelles, ou lui-même appelant en duel ceux qui n’allaient pas droit avec lui. Il me l’a dit, et il n’est pas croyable combien il a battu, blessé et tué de monde. Enfin Dieu le toucha si efficacement qu’il rentra en lui-même, et reconnaissant l’état malheureux où il était, il résolut de changer de vie, et Dieu lui en fit la grâce. Depuis ce changement, ayant demeuré quelque temps en sa façon commençante, et en son progrès, il alla si avant qu’il demandât à M. l’Archevêque de Lyon permission de tenir le Saint-Sacrement en sa chapelle pour y honorer Notre-Seigneur et mieux entretenir sa piété, qui était singulière, et connue de tout le monde. Comme je l’allai voir un jour, en sa maison, il me raconta les pratiques de sa dévotion, et entre les autres celles de son détachement des créatures. Je suis assuré, me disait-il, que, si je ne tiens à rien du monde, je me porterai tout à Dieu ; et pour cela je regarde si l’amitié d’un tel seigneur, d’un tel parent, d’un tel voisin m’arrête ; si c’est l’amour de moi-même qui m’empêche d’aller si ce sont mes biens ou la vanité qui m’attachent ; mes passions ou aises qui me retardent ; et quand je m’aperçois que quelque chose me détourne de mon souverain bien, je prie, je coupe, je brise, je me fais quitte de ce lien ; ce sont là mes exercices.

Il me dit particulièrement ceci, dont je me suis souvent ressouvenu, qu’un jour allant en voyage, et s’occupant de Dieu le long du chemin, à son ordinaire ; il s’examina si, depuis le temps qu’il avait renoncé à tout, il lui était resté ou survenu quelque attache. Il parcourut les affaires, les alliances, la réputation, les grands et les menus amusements du cœur humain ; il tourne, il retourne ; enfin il jette les yeux sur son épée. Pourquoi la portes-tu ? se dit-il à lui- même. Quoi ! quitter cette chère épée qui t’a servi en tant d’occasions, ct qui après Dieu t’a tiré de mille et mille dangers ! Si on t’attaquait encore, tu serais perdu sans elle ; mais aussi il peut arriver quelque riotte, où tu n’auras pas la force, portant une épée, de ne t’en pas servir, et tu offenseras Dieu derechef. Que ferai-je donc, mon Dieu ! que ferai-je ? Un tel instrument de ma honte et de mon péché est-il encore capable de me tenir au cœur ? Je ne trouve que cette épée seule qui m’embarrasse. Oh ! que je ne serai plus si lâche que de la porter ! Et en ce moment, se trouvant vis-à-vis d’une grosse pierre, il descend de son cheval, prend cette épée, et la rompt et met en pièces sur cette pierre, et puis remonte à cheval et s’en va. »

Grande leçon, ajoutait saint Vincent ; et en effet, qui ne se sentirait dans l’admiration de ce trait véritablement héroïque pour un chevalier ? Mais qui n’admirerait aussi l’art merveilleux avec lequel saint Vincent tournait aux fins de son exhortation une histoire comme celle-là. C’est ainsi qu’il en usait d’ordinaire, et, sous ce rapport, ses conférences sont une mine inépuisable. On se le représente, ainsi qu’il se peint lui-même quelque part, au milieu de ses confrères rangés « en rond », et prenant texte soit d’une nouvelle du jour, soit des lettres de missionnaires qu’il venait de recevoir, soit du texte des règles dont il donnait le commentaire pour entamer ces entretiens où l’attention des auditeurs, empressés à le suivre, était à chaque instant réveillée par le tour qu’il donnait à ses réflexions. Comme dans une causerie véritable, il interpellait tour à tour ceux qui l’entouraient, les questionnant sur l’objet de l’entretien et tirant de leurs réponses un nouvel aliment à ses remarques et à leur piété. Cette méthode, dont il usait également dans ses admirables conférences aux Filles de la Charité, se recommande d’elle-même, car il est certain que l’auditoire en reçoit des impressions plus personnelles et que les résultats pratiques en sortent avec bien plus de force et d’abondance ; mais on peut dire que saint Vincent s’en est servi avec un succès tout particulier. Ajoutons qu’elle nous permet de saisir en lui les caractères multiples de ce talent de parole qu’il ne recherchait guère, et dont il voulait même qu’on se défiât par-dessus tout, mais qui jaillissait si naturellement de son cœur d’apôtre. Ainsi, nous avons vu comment il se servait des nouvelles du jour ou de la Mission pour en tirer des leçons spirituelles au profit des siens. Cette occasion lui était souvent fournie par la mort de membres de sa Compagnie, envoyés au loin dans les missions, ou par le décès d’autres personnages, si bien qu’on composerait facilement un ouvrage plein de charme avec le seul recueil des courtes oraisons funèbres qu’il prononçait en ces circonstances. Parfois il aimait à s’étendre sur le mérite et les œuvres du défunt ; mais, la plupart du temps, quelques mots lui suffisaient pour résumer toute une vie de dévouement et de sacrifices ; mais quelle éloquence dans ces simples mots ! Voici, par exemple, comment il annonçait la mort d’un de ses plus chers collaborateurs, M. Portail :

« Il a plu à Dieu de nous priver du bon M. Portail. Il avait toujours appréhendé la mort, mais la voyant approcher, il l’a envisagée avec paix et résignation, et il m’a dit plusieurs fois que je l’ai visité, qu’il ne lui restait aucune impression de sa crainte passée. Il a fini comme il a vécu, dans le bon usage des souffrances, la pratique des vertus, le désir d’honorer Dieu et de consommer ses jours, comme Notre-Seigneur, en l’accomplissement de sa sainte volonté. Il a été un des premiers qui ont travaillé aux missions, et il a toujours contribué aux autres emplois de la Compagnie, à laquelle il a rendu de notables services, en sorte qu’elle aurait beaucoup perdu en sa personne si Dieu ne disposait de toutes choses pour le mieux, et ne nous faisait trouver notre bien où nous pensons recevoir du dommage. Il y a sujet d’espérer que ce sien serviteur nous sera plus utile au ciel qu’il n’eût été sur la terre. Je vous prie de lui rendre les devoirs accoutumés. » Un autre jour, il dira de M. Olier : « Il a plu à Dieu de disposer de M. l’abbé Olier, qui a établi le séminaire de Saint-Sulpice, et de qui Notre-Seigneur s’est servi pour beaucoup de bonnes œuvres. » C’est tout, mais, étant donné celui qui parle de la sorte, que de choses en ce simple témoignage ! Voici ce qu’il dit de Louis XIII : « Il a plu hier à Dieu de disposer de notre bon roi, le jour même où il a commencé son règne, il y a trente-trois ans. Sa Majesté a désiré que j’assistasse à sa mort avec messeigneurs les évêques de Lisieux et de Meaux, son premier aumônier, et le R. P. Binet, son confesseur. Depuis que je suis sur la terre, je n’ai vu mourir personne plus chrétiennement. Il y a environ quinze jours qu’il m’a fait commander de l’aller voir, et comme il allait mieux, je n’y suis pas retourné le jour suivant. Il m’a fait réclamer, il y a trois jours, pendant lesquels Notre-Seigneur m’a fait la grâce de rester auprès de lui ; je n’ai jamais vu une plus grande élévation à Dieu, une plus grande tranquillité, une plus grande crainte des moindres actions qui peuvent être péchés, une plus grande bonté ni un plus grand jugement en une personne d’un tel état. Avant-hier, les médecins, l’ayant vu endormi et les yeux tournés, craignirent qu’il n’allât expirer et le dirent au confesseur, qui l’éveilla tout à coup et lui dit que les médecins estimaient que l’heure était venue et qu’il fallait faire la recommandation de l’âme. Au même instant, l’esprit rempli de celui de Dieu, il embrasse ce bon père et lui rend grâce de la bonne nouvelle qu’il lui donne. Tout à coup, élevant les yeux et les bras vers le ciel, il dit le Te Deum laudamus et le finit avec une ferveur si grande que le seul souvenir m’attendrit dans cet instant que je vous parle. » Si nous ne nous trompons, il est difficile d’esquisser, en moins de traits, un tableau qui donne l’idée d’une scène plus grande et émouvante, et nous doutons qu’on puisse rien dire qui grandisse davantage Louis XIII aux yeux de l’histoire.

Mais ce n’est pas seulement par ce côté qu’on peut admirer le talent de saint Vincent de Paul. Au point de vue moral et social, il a des portraits et des aperçus que ne désavouerait certainement aucun des écrivains du grand siècle. La Rochefoucauld, par exemple, qui a si finement et, il faut le dire, si méchamment parlé de toutes choses, a-t-il rien écrit sur l’honneur avec quoi saint Vincent ne puisse soutenir la comparaison, lorsqu’il dit : « À quoi vous servira, je vous prie, d’être dans la bonne opinion des hommes ? Quel profit et quel avantage retirerez-vous de cette réputation ? Qu’est-ce que cet honneur ? Une certaine chose qui est dans leur esprit, et qui s’en va presque aussitôt qu’elle y est produite. Certainement, mes frères, si l’on cherche à être estimé, on est bien trompé ; ceux qui courent après l’honneur ne rencontrent, pour l’ordinaire, que la confusion, et l’expérience fait assez voir que si les hommes vous louent, ils le font ou par malignité ou par flatterie, disant tout le contraire de ce qu’ils pensent. Après tout, le monde est composé partie de bons, partie de méchants : les bons interprètent bien vos bonnes actions ; mais les méchants, dont le nombre est presque infini, s’en moqueront ; et ainsi, cherchant de l’honneur, vous trouverez du mépris et de la confusion. Ah ! nous sommes si chétifs et si misérables que nous voulons avoir de l’honneur, et qu’est-ce que cela ? C’est une fumée qui est dans l’esprit et qui se dissipe en un instant. La plupart se moquent de nous et nous restons idolâtres d’estime. C’est être insensé, c’est être fou, c’est être comme ceux qui s’imaginent être papes, être rois. C’est une folie que cela, une pure rêverie. » (Seizième conférence, du 29 août 1659, sur les maximes contraires aux maximes évangéliques) Mais voici d’autres remarques qui démontrent combien saint Vincent connaissait à fond et savait apprécier toutes les recherches du cœur humain : « C’est en la maladie que la foi s’exerce merveilleusement : l’espérance y reluit avec éclat, la résignation, l’amour de Dieu et toutes les vertus y trouvent une ample matière de s’exercer. C’est là où l’on connaît ce que chacun porte, et ce qu’il est. C’est la jauge avec laquelle vous pouvez sonder et savoir le plus assurément quelle est la vertu d’un chacun, s’il en a beaucoup, si peu ou point du tout. On ne remarque jamais mieux quel est l’homme que dans l’infirmerie ; voilà la plus sûre épreuve qu’on ait pour reconnaître les plus vertueux et ceux qui le sont moins : ce qui nous fait voir combien il est important que nous soyons bien établis dans la manière de nous comporter comme il faut dans les maladies. Oh ! si nous savions faire comme un bon serviteur de Dieu qui, étant dans son lit malade, en fit un trône de mérite et de gloire ! Il s’investit des saints mystères de notre religion : au ciel du lit il mit l’image de la très sainte Trinité ; au chevet, celle de l’Incarnation ; d’un côté, la Circoncision d’un autre, le saint Sacrement ; aux pieds, le Crucifiement ; et ainsi, de quelque côté qu’il se tournât, à droite ou à gauche, qu’il levât les yeux en haut ou en bas, il se trouvait toujours environné de ces divins mystères, et comme entouré et plein de Dieu. Belles lumières, messieurs, belles lumières ! Si Dieu nous faisait cette grâce, que nous serions heureux ! »

C’est lui qui écrivait encore à Mademoiselle Le Gras, fondatrice des Filles de la Charité, laquelle, ayant laissé un fils dans le monde, se préoccupait à l’excès de ses faits et gestes : « Je n’ai jamais vu une mère si fort mère que vous. Vous n’êtes point quasi-femme en autre chose. Au nom de Dieu, laissez votre fils aux soins de Jésus-Christ son père, qui l’aime plus que vous. » Et comme il la voyait plus tard tourmentée par la maladie, il lui écrivait : « Soyez bien gaie, je vous en supplie ; oh ! que les personnes de bonne volonté en ont grand sujet ! ô Jésus ! il n’est pas temps de mourir, Seigneur Dieu ! vous faites trop de besoin au monde ! » Les traits de ce genre abondent dans sa correspondance, la plus étendue et diverse, quant aux personnes auxquelles il s’adressait, qu’on ait jamais pu voir. Ce serait une merveille, si on en avait le loisir, de choisir parmi ses nombreuses lettres toutes celles où, avec une présence d’esprit admirable, si tracassé qu’il fût par mille affaires dont il avait le règlement, il répondait et pourvoyait à tout. Quiconque se donnera la joie de les parcourir y trouvera de plus des indications curieuses sur les mœurs du temps, avec la preuve de la grande influence qu’exerça saint Vincent de Paul sur tout son siècle. Il nous suffira de citer encore quelques pages saisissantes, très propres à donner l’idée de la valeur intellectuelle du saint prêtre. Ainsi, n’est-elle pas admirable cette peinture des maux de la France qu’il adressait au pape Innocent X, le 16 août 1652 : « La maison royale est divisée par les dissensions ; les peuples sont partagés en diverses factions ; les villes et les provinces affligées par les guerres civiles ; les villages, les bourgades, les cités renversées, ruinées, brûlées ; les moissonneurs ne moissonnent pas ce qu’ils ont semé, et n’ensemencent pas pour les années suivantes ; tout est en proie aux soldats ; les peuples sont exposés de leur part, non seulement aux rapines et aux brigandages, mais encore aux meurtres et à toutes sortes de tortures ; la plupart des habitants des campagnes, s’ils échappent au glaive, succombent à la faim. Les prêtres eux-mêmes n’échappent pas à leurs mains, et sont par eux inhumainement et cruellement traités, torturés, mis à mort. Les vierges sont violées ; bien plus, les religieuses elles-mêmes sont exposées à leur libertinage et à leur fureur ; les temples sont profanés, pillés, renversés ; et ceux qui sont restés debout sont abandonnés de la plupart de leurs pasteurs et presque entièrement dépourvus de messes, de sacrements et de tout secours spirituel. Et ce qui fait frémir à penser, bien plus à dire, le très auguste sacrement du corps du Seigneur est traité avec la dernière indignité, même parmi les catholiques ; car, pour s’emparer des pyxides sacrées, ils répandent à terre et foulent aux pieds la très sainte Eucharistie. » Nous le demandons, est-ce Vincent de Paul, est-ce Bossuet qui fait cette sombre et magnifique description ?

Voici de quelle manière notre saint, paysan et fils de paysan, parle des laboureurs ; que l’on compare avec la trop célèbre description que fait La Bruyère des « bêtes de somme » dont nos révolutionnaires ont tant abusé. « S’il y a de vraies vertus, c’est particulièrement parmi ces pauvres gens qu’elles se trouvent. Ils ont une vive foi ; ils croient simplement ; ils sont soumis aux ordres de Dieu ; ils souffrent tout ce qu’il plaît à Dieu, et autant qu’il plaît à Dieu, tantôt par les violences de la guerre et puis par l’âpreté du travail ; ils sont tous les jours dans les fatigues, exposés tantôt aux ardeurs du soleil et tantôt aux autres injures de l’air ; ces pauvres laboureurs et vignerons, qui ne vivent qu’à la sueur de leur front, nous donnent leurs travaux et ils s’attendent aussi qu’au moins nous prierons Dieu pour eux. Hélas ! mes frères, tandis qu’ils se fatiguent ainsi pour nous nourrir, nous cherchons l’ombre et nous prenons du repos !… C’est donc à ces pauvres auxquels nous devons rendre ces offices de charité, tant pour satisfaire au devoir de notre caractère que pour leur rendre quelque sorte de reconnaissance pour les biens que nous recevons de leurs labeurs. Tandis qu’ils souffrent et qu’ils combattent contre la nécessité et contre toutes les misères qui les attaquent, il faut que nous fassions comme Moïse, et qu’à son exemple nous levions continuellement les mains au ciel pour eux, et s’ils souffrent pour leurs péchés et pour leurs ignorances, nous devons être leurs intercesseurs envers la divine miséricorde, et la charité nous oblige à leur tendre les mains pour les en retirer. » En combien d’autres endroits se manifeste ainsi la tendresse de saint Vincent de Paul pour les paysans, dont il connaissait de près les labeurs et la vie !

On a reproché généralement aux auteurs du dix-septième siècle d’avoir ignoré les beautés de la nature ou bien, sauf pour La Fontaine, de les avoir systématiquement dédaignées, si bien qu’on a fait honneur à Jean-Jacques Rousseau d’avoir, pour ainsi dire, donné droit de cité dans ses livres à la description des chefs-d’œuvre de la nature. Ce reproche serait ici hors de saison, car on trouve constamment dans les discours et les lettres de saint Vincent de Paul des témoignages de son admiration pour ces phénomènes naturels dont il tira souvent des motifs pour exciter à la vertu ceux auxquels il parlait. Écoutons-le s’adresser aux Filles de la Charité : « Nous avons chez nous l’image d’un pauvre laboureur des montagnes de l’Auvergne qui toute sa vie avait travaillé à la charrue, ou avait gardé les chèvres, et toutefois s’était si bien appliqué à Dieu dans l’oraison, qu’il en parlait avec autant de dignité que parfois un prélat, un profond théologien ; je ne m’attends pas à en entendre parler si bien qu’il en parlait ; mais où avait-il puisé ces grandes lumières ? c’est dans quelque sermon où il avait prêté toute son attention ; et ensuite, ayant médité ce qu’il avait appris au sermon, Dieu, qui se plaît avec les âmes humbles et simples, s’était abondamment communiqué à lui. Oh ! si sa bonté infinie a fait cette grâce à un pauvre paysan qui menait sa charrue, ou qui gardait les chèvres de son père, la refusera-t-il à une Fille de la Charité qui se sera donnée toute sa vie à lui et qui se sera consacrée pour le servir dans ses pauvres membres, à une fille qui durant son travail ne laissera pas, comme une abeille mystique, de recueillir et de méditer les paroles qu’elle aura ouïes dans un sermon, dans une conférence, dans un avertissement de la supérieure ! Oh ! il ne faut pas douter, mes filles, que qui prendra ce bon chemin n’avance beaucoup en peu de temps, et si elle est assez heureuse que de ne point s’en écarter, vous la verrez croître en vertu comme l’aube du jour, qui n’est qu’un point à son lever, et qu’on voit arriver en peu d’heures à son midi. » Ailleurs encore, il se sert des mêmes comparaisons tirées de la nature pour y chercher des leçons qui atteignent à la plus haute éloquence : « Les jardiniers sont soigneux de prendre leur temps pour arroser deux fois par jour leurs plantes durant les chaleurs et les sécheresses de l’été, et ils le font prudemment : car sans cela leurs plantes mourraient ; mais avec ce secours, leurs racines prennent la nourriture de la terre, et il se coule le long de la tige une certaine humeur qui vient de cet arrosement et qui donne vie aux branches, aux feuilles, et de la saveur aux fruits. Ainsi, mes chères sœurs, la sécheresse venant à donner sur le jardin de notre âme, toutes les plantes y périraient, si le soin et l’industrie du jardinier n’y prévoyaient, comme on fait en vous donnant du temps pour faire oraison qui, comme une douce rosée, humecte tous les matins vos âmes par la grâce qu’elle attire sur vous. Êtes-vous fatiguées des rencontres et des peines qui arrivent durant le cours de la journée, vous avez encore le soir ce doux rafraîchissement, pour donner vigueur à toutes vos actions.

Oh ! que la Fille de Charité fera de grands fruits en peu de temps, si elle est soigneuse de se rafraîchir par ce divin arrosement ! On la verra croître tous les jours de vertus en vertus ; ainsi que le jardinier voit profiter ses plantes de quelque degré, à mesure qu’il les arrose, on verra cette fille s’avancer, comme une belle aurore qui se lève le matin et va toujours croissant jusqu’au midi ; semblablement elle ne cessera point de faire de nouveaux progrès, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le soleil de justice, qui est la vraie lumière du monde, et se soit abîmée en lui, ainsi que l’aurore s’abîme, en quelque façon, dans le soleil du midi. »

Il faut l’entendre encore prêcher la constance aux Filles de la Charité : « Avez-vous jamais ouï dire qu’un soldat ait quitté sans ordre le poste où son capitaine l’a placé ? Quand un soldat est en sentinelle, qu’il tombe de la pluie, qu’il fasse du vent et de la grêle, de la gelée ct du froid, que les canons déchargent de tous côtés, il ne lui est point permis de se retirer : il faut qu’il demeure, dût-il en mourir, et s’il est si lâche que de se retirer, il est mis à mort sans aucune miséricorde et on le fait passer par les armes, et pourquoi ? C’est parce qu’il n’est pas demeuré dans la place où son capitaine l’avait mis. » Quant à la simplicité, cette vertu principale des Sœurs de Charité, saint Vincent la recommande en des termes qui prouvent également combien cette grande vertu lui tenait à cœur. C’est ainsi qu’en maintes circonstances on le voit rappeler complaisamment que la première sœur de charité fut une pauvre fille de la campagne, et à ce propos il a tracé des filles de village un portrait que nous aurions regret de ne pas reproduire tout entier, parce que c’est tout ensemble un vrai chef-d’œuvre de style et de doctrine spirituelle : « La première sœur qui entra dans votre Compagnie, dit-il en sa première conférence, fut une pauvre fille de village ; il faut encore que je vous la fasse connaître, afin que vous vous souveniez que la Providence ne veut dans la communauté que de pauvres filles, ou qui le soient de naissance, ou qui fassent choix de pauvreté évangélique ; oui, je dis de pauvres filles, car il faut que vous le soyez en effet. Cette pauvre fille s’était appris à lire presque toute seule, en gardant les vaches ; elle priait les passants de lui montrer ses lettres et de lui aider à les assembler ; sachant lire, elle se donna à Dieu, et assembla de ses compagnes pour lui aider à instruire les enfants de son village. Nous allâmes faire mission en ce lieu, et Dieu fit bientôt voir que cette entreprise ne lui désagréait pas. Cette bonne fille, entendant dire qu’on assistait à Paris les malades, et désirant de les servir, nous la fîmes venir et la mîmes sous la direction de Mademoiselle Le Gras, ensuite l’envoyant servir les malades dans la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, où elle fut frappée de peste et vint mourir à l’hôpital de Saint-Louis. Voilà, mes filles, quel a été le commencement de votre Compagnie. » À la suite de cet exemple, saint Vincent faisait comme il suit le portrait des filles de village. Le morceau paraîtra peut-être long, mais il est intéressant, curieux et édifiant dans son entier, car c’est, en même temps qu’une haute leçon de morale, une vue complète sur toute une situation sociale qui a été longtemps, non seulement ignorée, mais surtout méconnue et défigurée.

« Mes sœurs, je m’étais proposé de vous parler le jour de sainte Geneviève, et comme elle était une pauvre fille de village, mon dessein était de vous entretenir de ses vertus et de celles des vraies filles de village, en ce que les premières qui sont dans la Compagnie ont été des filles de village. Mais vous saurez que, quand je vous parlerai des filles de village, je n’entends point parler de toutes les filles de village, mais seulement de celles qui ont les vertus des vraies filles des champs ; vous saurez aussi que, quand je parle des filles des champs, je n’entends point exclure toutes les filles des villes, car certainement il y a des filles des villes qui ont les vertus des filles des champs, et, sans aller plus loin, il y a dans la Compagnie des filles des villes que je ne puis voir sans une grande consolation : Dieu en soit béni, mes sœurs, oh ! Dieu en soit béni ! Au contraire, il n’y a que trop de filles de village qui ont l’esprit des filles des villes, surtout lorsqu’elles en sont assez proches, car l’air des villes a je ne sais quoi de contagieux pour elles ; et la fréquentation des unes et des autres fait qu’elles prennent les mauvaises inclinations de celles avec qui elles conversent.

« Je vous parlerai volontiers des vertus des bonnes villageoises, à cause de la connaissance que j’en ai par expérience et par nature, étant l’enfant d’un pauvre laboureur, et ayant demeuré à la campagne jusqu’à l’âge de quinze ans ; notre exercice depuis longues années a été parmi les villageois et on peut dire qu’il n’y a guère de personnes au monde qui connaissent mieux les villageois que le font les prêtres de la Mission. Je vous dirai donc qu’il n’y a rien de meilleur que les personnes qui ont véritablement l’esprit des villageois : on ne voit rien qui soit plus rempli de foi, et qui ait plus de recours à Dieu dans leurs besoins, et de reconnaissance dans leurs prospérités.

« Les vraies filles de village sont extrêmement simples, elles n’usent ni de finesses, ni de paroles à double entente ; elles ne sont point entières dans leurs opinions, ni attachées à leur sens, et croient tout simplement ce qu’on leur dit. C’est en quoi vous les devez imiter, car vous serez de vraies Filles de la Charité si vous êtes toutes simples et n’êtes point entières dans vos opinions, mais que vous vous soumettiez volontiers aux sentiments des autres, et si vous êtes candides dans vos paroles, en ne disant pas d’une façon et pensant d’une autre ; je veux croire cela de vous, oh ! Dieu soit béni, mes filles !

« On remarque une grande humilité dans les vraies filles de village : elles ne se glorifient point de ce qu’elles ont, elles ne parlent point de leur parenté, elles ne pensent point avoir de l’esprit, elles vont tout bonnement ; et quoique quelques-unes aient du bien, plus que les autres filles, elles ne font pas pour cela plus les suffisantes, mais vivent également avec toutes. Ordinairement, il n’en est pas de même des filles de villes, lesquelles parlent toujours de leur maison, de leur parenté, de leurs commodités, et même se vantent souvent d’avoir ce qu’effectivement elles n’ont pas. Oh ! les Filles de Charité doivent être bien éloignées de cet esprit des filles de villes ; et il me semble, par la grâce de Dieu, qu’il paraît assez qu’elles en ont beaucoup d’éloignement ; car, quoiqu’il y ait parmi vous des filles de toute sorte de conditions, néanmoins on voit que tout y est égal, et qu’il n’y a point de distinction ni de particularités. C’est ainsi qu’il faut que vous en agissiez toujours, et que des filles de maison, qui sont dans la Compagnie, travaillent à acquérir le vrai esprit des bonnes villageoises et s’efforcent de les imiter dans leur manière de vivre.

« Je vous dirai qu’il y en a parmi vous qui ont cet esprit et qui me donnent bien de la consolation toutes les fois que je les vois, et lorsque je les rencontre ayant, par les rues, la hotte sur le dos, je ne puis vous exprimer la joie que cela me cause, tant elle est grande. Oh ! Dieu en soit béni !

« L’humilité des bonnes filles de village fait qu’elles sont sans ambition ; je vous dis des bonnes, car je sais qu’elles ne sont pas toutes si vertueuses et qu’il y a des ambitieuses aux champs comme en ville : je parle donc toujours des bonnes, qui n’ont rien contracté de l’esprit des filles de ville. Ces bonnes filles de village sont contentes de ce que Dieu leur a donné ; elles ne désirent ni plus de richesse ni plus de grandeur que ce qu’elles en ont, elles ne souhaitent autre chose que d’avoir le vivre et le vêtir ; bien moins songent-elles à dire de beaux mots, leur parler est humble ; si on leur donne des louanges, elles ne savent ce que c’est, et aussi ne les écoutent- elles point ; leur parler est tout simple et tout véritable. O mes sœurs, aimons la sainte humilité, qui fait que nous ne nous mettons guère en peine qu’on nous méprise, qui fait même que nous nous réjouissons d’être méprisés ; les apôtres tenaient à gloire d’avoir reçu quelques confusions pour le nom de Jésus-Christ : saint Paul se regardait comme la balayure du monde. Vous serez vraies Filles de la Charité si vous êtes bien humbles, sans ambition ni présomption, et si vous ne vous estimez pas plus que ce que vous êtes, ni plus que les autres, ou pour le corps, ou pour l’esprit, ou pour votre famille, ou pour les biens, ou même pour la vertu ; car à vous estimer plus vertueuse, ce serait la plus dangereuse ambition.

« Les bonnes filles de village ont une grande sobriété pour le manger : souvent la plupart se contentent de pain et de potage, bien qu’elles ne cessent point de travailler, et en des ouvrages pénibles. C’est ainsi qu’il faut que vous fassiez, si vous voulez être de vraies Filles de la Charité. Il ne faut pas regarder ce qu’on donne ; encore moins faut-il prendre garde s’il est bien apprêté ; il ne vous faut manger que pour vivre, et non pour satisfaire à votre sensualité, et il faut que celles qui ne sont point de village, et qui veulent être Filles de la Charité, se résolvent à embrasser ce genre de vie et de nourriture… Il faut que vous soyez sobres, que vous ne cherchiez point d’appétits ni de ragoûts, et qu’il n’y ait point de distinction ni de particularité parmi vous, soit que vous soyez de pauvres villageoises, soit que vous soyez de grande condition. De quoi vivait la sainte Vierge, quand elle était sur la terre ? Mais de quoi vivait Notre-Seigneur ? C’était de pain.

« Je vous dirai encore que les vraies filles des champs sont extrêmement modestes en leur maintien, elles tiennent la vue baissée ; elles sont modestes dans leurs habits, qui sont vils et grossiers ; ainsi doivent être les Filles de la Charité, qui ne doivent entrer dans les maisons des grands que quand elles y ont affaire pour le service des pauvres ; et encore faut-il qu’elles le fassent avec crainte, qu’elles ne s’amusent point à remarquer ce qu’il y a dans les maisons, et qu’elles parlent à tout le monde avec une grande retenue et modestie. »

Saint Vincent continue sur ce ton en donnant encore en exemple sainte Geneviève qui, « comme bonne fille des champs, a aussi beaucoup aimé la pauvreté » ; mais ce qu’on a vu suffit pour donner une idée du charme singulier que savait répandre notre saint dans ses conférences aux Filles de la Charité et des qualités que révélerait, au seul point de vue littéraire, l’ensemble de ces conférences, si elles étaient publiées.

Il faut en dire autant de ces milliers de lettres qui abondent en traits saisissants, parsemés dans des conseils où la grande entente des affaires va naturellement de pair avec les plus hautes leçons de spiritualité. Là se manifestent surtout les étonnantes ressources de cet esprit qui voulait passer pour pauvre et qui s’appliquait sans efforts aux plus délicates subtilités de la controverse pour en faire sortir la vraie doctrine avec une force, une netteté, un éclat extraordinaires. Longtemps ami de Saint-Cyran, alors que celui-ci n’avait pas encore fait suspecter les desseins de son incommensurable orgueil, Vincent, en effet, n’hésita pas à rompre, dès que son âme droite découvrit le venin que recélaient les vertus apparentes et l’affectation d’austérité des jansénistes. Ses lettres à ce sujet sont de lumineuses démonstrations où son sens droit et ferme, guidé par son grand amour de l’Église et son inébranlable esprit d’obéissance à l’autorité du pape, se traduit en des termes d’une simplicité, d’une netteté et d’une vigueur qui devaient faire une singulière impression sur tous ceux qui recueillaient les échos de ces enseignements. À quelqu’un qui demandait que, dans l’intérêt de la paix, on traitât les jansénistes avec plus de modération : « Monsieur, dit-il, lorsqu’un différend est jugé, il n’y a point d’autre accord à faire que de suivre le jugement qui en a été rendu. Avant que ces messieurs fussent condamnés, ils ont fait tous leurs efforts afin que le mensonge prévalût sur la vérité, et ont voulu emporter le dessus avec tant d’ardeur qu’à peine osait-on leur résister, ne voulant pour lors entendre à aucune composition. Depuis même que le Saint-Siège a décidé les questions à leur désavantage, ils ont donné divers sens aux constitutions pour en éluder l’effet. Et quoique, d’ailleurs, ils aient fait semblant de se soumettre sincèrement au Père commun des fidèles, et de recevoir les constitutions dans le véritable sens auquel il a condamné les propositions de Jansénius, néanmoins les écrivains de leur parti qui ont soutenu ces opinions, et qui ont fait des livres et des apologies pour les défendre, n’ont pas encore dit ni écrit un mot qui paraisse pour les désavouer. Quelle union donc pouvons-nous faire avec eux s’ils n’ont une véritable et sincère intention de se soumettre ? Quelle modération peut-on apporter à ce que l’Église a décidé ? »

Ainsi parle la vraie charité et, comme le fait excellemment remarquer M. Maynard, on ne sait qu’admirer le plus ici, de la rectitude d’esprit de Vincent, de son sens pratique, de son cœur et de sa vertu. Faut-il s’étonner après cela que la renommée se soit levée tout de suite pour un homme dont ses contemporains avaient pu, durant tant d’années et malgré son humilité, contempler les admirables œuvres ! Nous avons vu quel témoignage en rendait Bossuet, écrivant au pape. Mais il devait inspirer après lui l’éloquence de bien d’autres panégyristes. « C’est lui, s’écriait en 1661 l’évêque du Puy, c’est lui qui, par son zèle admirable et celui de ses dignes enfants, a sanctifié des millions d’âmes dans les missions ; qui a procuré les secours spirituels et temporels à des provinces entières, ruinées par les malheurs de la guerre ; qui a retiré des milliers de créatures des portes de la mort. C’est lui-même, c’est ce Vincent de Paul qui a presque changé la face de l’Église par les conférences, par les instructions, par tant de séminaires dont il a procuré les établissements ; c’est lui qui a rétabli la gloire du clergé dans sa première splendeur par les exercices des ordinands, par les retraites spirituelles, par l’ouverture de son cœur et de sa maison, etc. » Il faudrait citer encore le P. Tournemine, M. de Boulogne et tant d’autres, car la liste est longue des prédicateurs qui ont exalté la vie de saint Vincent. Qui n’a dans la mémoire cette mémorable apostrophe de Maury dans le magnifique panégyrique qu’il dressait comme un beau monument à la gloire de ce grand saint ? Arrivé au point de son histoire où se place l’acte héroïque de dévouement qui le poussa à prendre les fers d’un galérien dont il conquit ainsi la liberté : « Le voilà donc, chrétiens, s’écriait Maury, le voilà confondu avec les forçats, chargé de chaînes, une rame à la main, sous les dehors humiliants d’une victime des lois, victime volontaire de la charité ! Qu’il est grand, qu’il est auguste dans son abjection ! O mon Dieu ! contemplez, du haut du ciel, ce spectacle vraiment digne de vos regards ; et que tous les chœurs des anges vous bénissent dans ce moment d’avoir, dans les trésors de votre miséricorde, des récompenses éternelles pour un si grand sacrifice ! Fers honorables, sacrés trophées de la charité, que n’êtes- vous suspendus aux voûtes de ce temple, comme l’un des plus beaux monuments de la gloire du christianisme ! Vous orneriez dignement les autels de Vincent de Paul, en rappelant à la société les citoyens que lui donne la religion de Jésus-Christ ; et la vue de ces chaînes justement révérées comme un objet de culte public aiderait, de siècle en siècle, notre ministère à lui en former encore de pareils. »

Écoutons maintenant l’évêque d’Angers. Dans son magnifique panégyrique du saint, après avoir à grands traits résumé l’histoire de la charité dans le monde depuis Notre-Seigneur, après avoir montré saint Thomas d’Aquin, au treizième siècle, faisant la vaste synthèse des vérités de la foi, il nous montre celle, non moins magnifique, de la charité dans les œuvres de saint Vincent de Paul : « Est-il dans les siècles passés une institution quelconque de bienfaisance que Vincent n’ait ou rajeunie, ou restaurée, ou agrandie ? y a-t-il une œuvre de charité qui ne soit venue se rattacher comme un anneau à cette chaîne d’établissements qui s’étend jusqu’à nous ? De l’Hôtel-Dieu qu’il transforme à la Salpêtrière qu’il érige, des malades qu’il soulage aux pauvres qu’il nourrit, des vieillards qu’il recueille aux enfants trouvés qu’il sauve, des forçats qu’il délivre aux captifs qu’il rachète, à travers les établissements qu’il fonde, les asiles qu’il ouvre, les hôpitaux qu’il crée, pendant tout un demi-siècle, le monde suit avec étonnement les prodiges de son activité. N’est-ce point là, je vous le demande, dans l’ordre de la charité, cette vaste et magnifique synthèse que nous admirions tout à l’heure dans l’ordre de la foi ? N’est-ce point des deux côtés la même étendue d’esprit et cette largeur de coup d’œil qui embrasse et qui relie entre elles toutes les parties d’un grand tout ? Et s’il est vrai qu’on ne saurait aborder un problème de la foi sans trouver en face de soi le nom et le génie de Thomas d’Aquin, chaque fois que le dévouement cherche à se produire dans une forme nouvelle, chaque fois que l’esprit chrétien, inspiré par la foi, se traduit parmi nous en quelque chose féconde, pour peu que l’on creuse à la source de ces grandes choses, on y trouve, à côté du doigt de Dieu qui met tout en mouvement, la main et le cœur de Vincent de Paul. » (Mgr FREPPEL, Œuvres oratoires, tome II].

Qu’ajouter à ces paroles ? En les recueillant, les auditeurs du prêtre éloquent destiné à prendre plus tard une si grande place dans l’épiscopat français, ne devaient-ils pas trouver là même le plus bel éloge du saint qui a tant fait pour restaurer la dignité de la chaire chrétienne, en fondant les conférences où s’est formé Bossuet ?

AUGUSTE ROUSSEL.

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