Saint Vincent De Paul Et Sa Mission Sociale. VI – La Postérité (1)

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Arthur Loth · Année de la première publication : 1880.
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L’ACCROISSEMENT. — Extension des deux familles de saint Vincent de Paul. — Progrès de leurs œuvres. — Les missions étrangères et les séminaires. — Les successeurs de saint Vincent. — Congrégations religieuses fondées sur le modèle de la Mission. — Les Filles de la Charité en France et à l’étranger. — Les enfants trouvés. — Les hôpitaux. — Institutions nouvelles de bienfaisance.

En apprenant la mort de saint Vincent de Paul, Anne d’Autriche s’était écriée : « L’Église et la France viennent de faire une grande perte. » Mais Vincent appartenait à cette race providentielle d’hommes qui ne meurent pas, parce qu’ils laissent après eux des institutions et des imitateurs dans lesquels ils revivent éternellement. « Il y a, a-t-on dit, deux vies dans les saints : la vie ordinaire et naturelle, et la vie surnaturelle et posthume, celle-ci ordinairement plus riche et plus belle que celle-là. » Nul ne s’est peut-être survécu dans ses descendants et dans ses œuvres à l’égal de saint Vincent de Paul. Loin de s’éteindre dans l’oubli commun, il a crû avec ses enfants, il a participé à la gloire qu’ils ont acquise en marchant sur ses traces. Il est devenu doublement grand, grand en lui-même et grand dans tout ce qui est de lui et qui vient de lui.

« Ses actions, disait un de ses successeurs, ont cet avantage qu’elles ne se trouvent pas seulement consignées dans une histoire morte, qui ne les fait connaître à la postérité que par la voie de la renommée, mais elles sont perpétuellement rappelées et représentées d’une manière plus sensible dans la conduite des enfants qui lui ressemblent. »

Après lui, la Congrégation de la Mission prit une rapide extension. Ce n’est plus seulement sur le chemin des terres du comte de Joigny, ni dans les villages de France, ni dans quelques pays d’Europe, ni à Madagascar qu’on rencontre les humbles missionnaires ; pour suivre leurs traces, il faut faire avec eux le tour du monde. Envoyés par Vincent à la conquête des peuples, ils ont pénétré partout. En même temps, ils sont devenus dans un grand nombre de diocèses les éducateurs du clergé, et ils entretiennent dans l’Église le zèle sacerdotal ranimé par leur saint fondateur.

De 1660 à 1789, la compagnie de Saint-Lazare se développa tout providentiellement pour ce double apostolat. En France, elle occupait plus de quarante maisons à la fin du siècle dernier. Dans les pays transalpins il y en avait une trentaine, réparties entre les deux provinces de Rome et de Lombardie. La Pologne ne possédait pas moins de vingt maisons de missionnaires, dont la moitié passèrent à l’Autriche dans le partage de cette malheureuse nation. Enfin, on comptait six établissements en Espagne, un aux îles Baléares, sept en Portugal.

Ce n’est pas sans rencontrer des épreuves et des oppositions que la Mission avait grandi au milieu de l’Europe. En France, le jansénisme, qui avait reparu bruyamment avec l’oratorien Quesnel, faillit introduire la division dans son sein. Le partage de la Pologne fut fatal à ceux de ses établissements qui échurent à l’Autriche. Les Lazaristes durent se retirer devant la manie tracassière et réformatrice de Joseph II, le roi sacristain. À Naples, ils purent résister à force de patience et de courage aux vexations de Ferdinand IV. L’Angleterre malheureusement leur échappa ; la mission qui avait si bien débuté dans les Iles Britanniques, du vivant de saint Vincent, fut interrompue par les froides cruautés d’Ireton et les perfides édits de Cromwell.

Jacques II rappela les Lazaristes à Londres, mais ils ne firent que se montrer pour disparaître dans la révolution d’Angleterre.

Les progrès de la Mission dans les pays infidèles furent également mêlés de vicissitudes. Cette histoire si glorieuse des établissements de Saint-Lazare hors d’Europe commence par une destruction. Dix-huit ans après la mort de saint Vincent, Madagascar était perdue pour la Mission en même temps que pour la France. Le zèle des missionnaires en avait fait une possession française, la cupidité de la Compagnie des Indes empêcha de la conserver. Bourbon et l’Ile de France recueillirent les bienfaits du voisinage de Madagascar. Les Lazaristes y fondèrent jusqu’à seize paroisses. À Alger, les fils de saint Vincent continuèrent à accroître l’influence de leur pays et à étendre l’empire de la croix. Non seulement plusieurs d’entre eux, comme Jean le Vacher, le grand apôtre des pays barbaresques, eurent l’honneur de mourir en héros de la Foi, en martyrs du nom français, mais d’autres, soit comme consuls, soit comme missionnaires, apprirent par leur constance dans la persécution, par leur dévouement au milieu de la peste et par le spectacle de leurs vertus, à faire respecter en eux la France et à honorer le Dieu de l’Évangile.

Dans les dernières années de sa vie, saint Vincent de Paul avait conçu des projets de missions à Babylone, en Perse, au Liban et jusqu’en Chine ; ses disciples les réalisèrent. À la fin du dix-septième siècle, Appiani, envoyé par le Pape comme vice-visiteur apostolique, arrivait dans l’Empire du Milieu, bientôt suivi de deux autres compagnons. Un prêtre s’était joint à lui ; ils y trouvèrent les jésuites anciennement établis. « Les missions de la Chine, dit un historien, sont la véritable épopée des jésuites. » Ceux-ci ne furent pas jaloux de voir d’autres ouvriers entrer dans leur moisson. À Pékin, ils habitaient depuis longtemps le palais de l’empereur en qualité de mathématiciens et d’artistes ; ils avaient une maison et une église. Les Lazaristes rivalisèrent de zèle avec eux. À leur exemple, ils se firent astronomes, mathématiciens, physiciens, peintres, pour mieux gagner l’esprit de ces peuples curieux de la science. C’est d’eux que les Chinois ont reçu plusieurs industries mécaniques dont ils étaient très fiers avant que le commerce les mît en rapport avec la civilisation européenne. Les empereurs admettaient à leur cour les missionnaires habiles dans la science des phénomènes célestes, qui étaient alors pour beaucoup dans leur politique. Un d’eux, le docte Pedrini, fut même chargé de l’éducation des princes impériaux et put bâtir à l’ombre du palais des Fils du Ciel une église catholique. C’était une grande porte ouverte à la publication de l’Évangile. Les missionnaires profitaient de la faveur ainsi obtenue pour mêler à l’enseignement des sciences profanes celui de la religion et de la morale chrétiennes ; ils jetaient dans une multitude d’âmes les semences de la foi, ils formaient des prêtres indigènes, ils recueillaient et élevaient dans le christianisme un grand nombre d’enfants arrachés à une mort certaine et dom ils se servaient ensuite pour convertir leurs compatriotes. Appiani à Canton,

Pedrini à Pékin, propageaient ardemment le règne de Jésus-Christ. En 1715, grâce à leurs efforts joints à ceux de leurs compagnons d’apostolat, il y avait déjà en Chine plus de trois cents églises et au moins 300 000 chrétiens. La mission se développa au milieu des alternatives de faveur et de disgrâce. Un moment, la persécution fut si terrible qu’elle interrompit tout. À la mort d’Appiani, en 1746, l’établissement tomba. Quarante ans après, les Lazaristes, appelés par Louis XVI à recueillir la succession des Jésuites en Chine et définitivement substitués par la Congrégation de la Propagande aux membres de la Compagnie de Jésus, y envoyèrent de nouveaux missionnaires. L’un de ces derniers venus, le P. Raux, favorablement accueilli à la cour, où l’influence des anciens jésuites français ménageait une entrée aux missionnaires des autres congrégations, se rendit célèbre par sa science ; il travailla à la compilation du calendrier impérial, écrivit en chinois plus de cent ouvrages de religion et d’astronomie, et fut nommé grand mandarin du tribunal des mathématiques.

Dans  le  Levant  comme  en  Chine,  les  Lazaristes  devinrent  les  héritiers  des  Jésuites, lorsqu’une aveugle politique eut fait supprimer en France l’ordre de Saint-Ignace. En 1784, la Mission y comptait déjà sept établissements avec celui de Constantinople. C’est à un fils de saint Vincent de Paul, le docte Viguier, que l’on doit le premier vocabulaire turc qui ait paru en Europe.

L’extension des missions étrangères n’avait pas fait négliger à la Congrégation les autres emplois pour lesquels son saint fondateur l’avait établie. Ses membres continuaient à évangéliser les campagnes avec un succès qui irritait les jansénistes, leurs ennemis.

Fidèles à l’esprit de leur institution, les fils de saint Vincent ne s’occupaient pas moins de former de bons prêtres que de prêcher les peuples. Ils y réussirent si bien, en suivant les préceptes et les pratiques de leur vénérable fondateur, que de graves et saints personnages les pressèrent un instant d’abandonner les missions, tant celles de France que de l’étranger, pour concentrer tous leurs soins sur l’œuvre plus utile, selon eux, des séminaires. Mais, à l’exemple de leur Père, qui avait mené à bien les deux œuvres à la fois, les Lazaristes crurent, au grand avantage de l’Église, qu’ils pouvaient les continuer toutes deux sans que l’une nuisît à l’autre. Par cette fidélité à leur vocation primitive, ils servirent à entretenir la foi en France et à porter l’Évangile aux extrémités du monde, en même temps qu’ils préparaient un clergé digne de sa divine fonction. C’est à eux et aux disciples du vénérable Olier, et aux fils de, saint Ignace, que l’on doit cette génération de bons prêtres qui maintinrent si fortement jusqu’à la Révolution l’esprit religieux dans la masse du peuple, et honorèrent l’Église par leur héroïsme sur l’échafaud et leur vertu dans l’exil.

En 1660, la Compagnie ne dirigeait que cinq séminaires, y compris le collège des Bons- Enfants que la Révolution devait, après une longue prospérité, immortaliser dans le sang, sous le nom de séminaire de Saint-Firmin. La situation de ces premiers établissements se régularisa bientôt par l’approbation épiscopale. Celui d’Agen rappelle le nom illustre de Mascaron qui le confirma en 1667, L’institution des séminaires, si heureusement éprouvée par l’expérience, se propagea dans tous les diocèses. Vingt-six nouveaux furent créés de 1661 à 1692. À la fin du dix- huitième siècle, les Lazaristes seuls dirigeaient en France cinquante-trois grands et neuf petits séminaires.

En Italie, ils en eurent un de bonne heure à Rome et deux à Turin : l’un, interne, pour le recrutement de la Compagnie ; l’autre, externe, pour le clergé diocésain. Florence eut le sien dès

1706, et Plaisance vit heureusement passer aux mains des Lazaristes le célèbre collège Alberoni. La persécution même leur fut utile en stimulant leur zèle. À Naples, entravés par les mesures vexatoires du ministre philosophe Tanucci, ils fondèrent en 1761 un séminaire interne qui devint une pépinière féconde d’ouvriers pour les jours meilleurs.

La Pologne fut privilégiée. De Varsovie, les séminaires de la Mission se répandirent rapidement dans le royaume. En moins d’un demi-siècle, de 1667 à 1716, on compte quatorze fondations dans les principales villes. En Autriche, le cardinal Migazzi eût voulu mettre les Lazaristes à la tête de tous les séminaires. Après les avoir établis à Vienne en 1760, il les appelle deux ans après à Vatzen. L’année suivante, à la demande de l’archevêque de Strigonie, primat de Hongrie, les Lazaristes prennent possession du séminaire de Tyrnaw. Le défaut de sujets les empêche de répondre à toutes les demandes.

Si l’on ajoute au séminaire interne établi à Barcelone, en 1704, deux écoles ecclésiastiques créées dans les Indes portugaises, le séminaire fondé à Pékin par le P. Raux, un autre à Macao, enfin celui de Madagascar, qui disparut malheureusement avec M. Manié, on reconnaîtra à ce seul dénombrement que les prêtres de Saint-Lazare, avec ceux de Saint-Sulpice ensuite, avaient été spécialement marqués par la Providence pour l’exécution du plus important peut-être des décrets disciplinaires du concile de Trente, puisqu’à lui seul il opéra la réforme du clergé, à savoir : la création des grands séminaires. La pensée du saint concile, si féconde pour l’Église, avait trouvé en Vincent de Paul et en son disciple Olier des exécuteurs suscités de Dieu. Avec l’établissement des séminaires s’étendait partout la pratique si salutaire des retraites ecclésiastiques. À Saint-Lazare, on avait construit de nouveaux bâtiments à cet effet, et quand le nombre des cellules était encore insuffisant, ce qui arrivait plus d’une fois, les missionnaires cédaient leur chambre aux retraitants, à l’exemple de leur père qui, en pareille circonstance, n’avait pas hésité à se loger dans l’étable.

Cette prospérité de la Congrégation de la Mission et des œuvres dont elle s’occupait était due principalement à sa fidélité à conserver l’esprit de son saint instituteur. Vincent de Paul avait eu en Alméras un successeur digne de lui. À peine élu, celui-ci s’annonçait comme le continuateur exact des vertus du saint que la Mission avait perdu. Tous les supérieurs généraux à son exemple s’appliquèrent principalement à maintenir au sein de la Compagnie la tradition de saint Vincent de Paul. Ils entretenaient une correspondance avec les maisons de France et de l’étranger. Des circulaires, toutes remplies de la pensée et des maximes du saint fondateur, venaient régulièrement rappeler les règles de l’institut, pourvoir à l’administration générale, donner des avertissements et des conseils, tant sur la conduite des membres de la Compagnie que sur la manière de prêcher, de faire les missions et d’enseigner dans les séminaires. M. Bonnet, qui gouverna la Mission de 1711 à 1735, fut, comme M. Alméras, un autre législateur. Celui-ci avait achevé d’organiser la Congrégation sur le plan et d’après les règlements qu’il tenait du fondateur lui-même ; celui-là contribua surtout à conserver la famille de saint Vincent dans la pureté de l’orthodoxie et dans les traditions de l’esprit primitif en la préservant, avec autant de vigilance que de fermeté, du contact de l’hérésie janséniste, et en lui recommandant instamment la fuite de toute nouveauté en matière de dogme, de morale et de discipline.

Le bien qu’elle faisait se trouvait multiplié par d’autres congrégations semblables à elle et adonnées aux mêmes fonctions. De son vivant, saint Vincent de Paul avait vu naître la société des prêtres du P. Eudes, qui devint la Congrégation des Eudistes. Plusieurs autres compagnies, comme celle d’Authier de Sisgau établie en Provence, s’étaient formées sur le modèle de la sienne ; il y eut même de la part de quelques-unes d’entre elles des projets d’union. Le but de la Mission répondait si bien aux besoins du temps, et la forme en était si convenablement appropriée aux emplois, qu’elle devint, pour ainsi dire, le type de toutes les familles religieuses qui se fondèrent depuis. La congrégation des pères Rédemptoristes, instituée par saint Alphonse de Liguori, celle des Oblats de Marie, établie par Mgr Mazenod, qui avait étudié à Monte-Citorio la règle de saint Vincent, celle des Maristes enfin, en dérivent directement. Elles ont même fin, même moyens. Comme la Congrégation de la Mission, elles s’occupent principalement de la formation du clergé et de l’évangélisation du peuple, tant à l’étranger qu’en France. La Société des Missions étrangères, dont saint Vincent avait eu le fondateur pour ami, s’est inspirée aussi de l’esprit et des premiers travaux de la Compagnie de Saint-Lazare. Presque aucune congrégation ne s’est fondée, depuis la fin du dix-septième siècle, (et il en faudrait citer encore plusieurs importantes, comme celle des Saints-Cœurs, dite de Picpus), sans prendre à peu près la forme et les fonctions de la Mission. Toutes ces congrégations contribuèrent grandement au bien de l’Église, au progrès de la foi, les unes par l’extension de leurs œuvres à toutes les parties de la France et du monde, les autres par leur action locale. Combien de diocèses, au milieu des influences pernicieuses de la philosophie et du bel esprit du siècle dernier, ne furent-ils pas redevables du maintien de la religion à ces nombreuses congrégations issues de saint Vincent de Paul, qui formaient de bons prêtres dans les séminaires et par les retraites, et qui prêchaient le peuple avec un zèle infatigable !

À côté des Prêtres de la Mission, les Filles de la Charité grandissent et se multiplient dans leur sublime vocation. Si rapide fut leur extension en France et en Pologne qu’un demi-siècle à peine après la mort de saint Vincent, M. Bonnet, supérieur général de la Congrégation, pour rendre la visite de leurs maisons plus facile, les divise en dix-neuf provinces : Paris, environs de Paris, Ile-de-France, Artois, Picardie, Normandie, Perche, Bretagne, Anjou, Poitou, Bordeaux, Agen, Languedoc, Lyon, Auvergne, Bourgogne, Champagne, Lorraine, Pologne. En 1721, une circulaire du même supérieur fait connaître que les sœurs sont dispersées en plus de trois cents villes, bourgs ou villages du royaume, sans compter celles qui sont au dehors. En 1772, le nombre de leurs établissements en France était de plus de quatre cents.

Au milieu de cet accroissement, les leçons toujours vivantes de saint Vincent de Paul, répétées par ses successeurs, entretenaient les servantes des pauvres dans l’esprit et la ferveur de leur ministère. « Ayez grand soin, leur écrivait M. Bonnet, de vos chers maîtres les pauvres, qui sont les membres affligés du corps de Notre-Seigneur, qui se tient fait à lui-même tout ce que vous faites au plus petit d’entre eux. Servez-les donc en esprit de foi, non comme des hommes méprisables, mais comme les enfants du Père céleste, les frères et les cohéritiers de Jésus- Christ, et les temples vivants du Saint-Esprit. » Une autre fois, il recommande aux sœurs de maintenir le bon ordre et l’économie dans leurs maisons, afin de gagner la confiance des personnes charitables et d’augmenter les ressources des pauvres, mais en même temps il leur dit de se fier à la Providence dans les dépenses de chaque jour et de ne rien amasser pour l’avenir. Fidèle à l’institution du saint fondateur, M. Bonnet refuse d’employer les Filles de la Charité au service des riches, en rappelant qu’elles sont établies pour être les servantes des pauvres « leurs seigneurs et maîtres ».

Les circulaires des supérieures générales, qui succédèrent à Mademoiselle Le Gras dans le gouvernement de la communauté, entrent dans des détails plus pratiques, des recommandations plus intimes. Une des premières, la sœur Julienne La Boue, après avoir rappelé que les Filles de la Charité ajoutent aux trois vœux ordinaires celui de s’employer au service corporel et spirituel des pauvres, leurs véritables maîtres, ajoute cette touchante instruction : « Ce serait faire des fautes que de les traiter durement de paroles ou d’actions, ne leur rendant pas les services que nous sommes obligées ; de les mettre sur la paille, sans paillassons et sans draps, sous prétexte d’épargne, et de les laisser longtemps sans les changer, et de ne pas regarder Dieu en leurs personnes. » Une autre supérieure générale, la sœur Chevreau, leur recommande de faire le bouillon aussi bon qu’elles le peuvent et qu’elles doivent, et d’éviter de lésiner sur la quantité de viande et sur le pain. C’est elle aussi qui leur dit : « Il faut mettre à la fin de ses lettres : Indigne fille de la Charité, servante des pauvres malades, ce qui est notre plus beau titre. » L’esprit de charité inspire ces circulaires, qui sont comme une législation permanente de saint Vincent. Avoir pour les pauvres « un grand respect » et « des entrailles vraiment maternelles, surtout dans les jours calamiteux, où un grand nombre meurent de misère » : telle est la substance de ces simples et admirables prescriptions. Que les pauvres soient vicieux, injustes, ingrats : « séparons les défauts de leurs personnes, répond la miséricordieuse loi de saint Vincent de Paul ; ils ont toujours droit à nos respects. Combattons leurs vices avec le zèle qu’une douce charité rend fructueux. » La sœur Angélique Hesnard développe admirablement ce conseil : « Souffrons de la part des pauvres, mais qu’ils ne souffrent jamais de la nôtre. C’est là notre règle invariable et comme un de nos premiers principes. Pour cela, ne nous permettons aucun trait qui les contriste ;… c’est la charité la plus parfaite qui doit animer tous les services dont ils sont les objets : notre vie même leur appartient et ce sera toujours notre gloire de la sacrifier en leur faveur dans les circonstances qui l’exigeraient. »

Cette  gloire  fut  abondante  pour  les  filles  de  Saint-Vincent-de-Paul.  Avec  leur  histoire commence la longue liste de leurs martyres de la charité ; elle se multiplie tellement qu’il devient impossible à la fin de compter les victimes. Les circulaires des supérieures générales étaient en même temps les nécrologes de la Compagnie. Rien de touchant comme les notices de ces chères défuntes ; pour la plupart elles n’ont que deux lignes. Il est dit simplement du plus grand nombre des sœurs : Après dix, vingt ou quarante ans de profession, elle mourut au service des pauvres, des malades, des pestiférés, des invalides, des aliénés ; et ce peu de mots dit tout. En

1735, en pleine peste, M. Bonnet, supérieur général de la Mission, avait plutôt besoin de modérer que d’exciter le zèle de ces admirables filles. « Dès que je pense, disait-il, mes chères sœurs, au zèle, à la sainte ardeur et aux empressements que plusieurs d’entre vous ont fait paraître en nous demandant à genoux et à mains jointes d’aller exposer leur vie au service des pauvres pestiférés de Tarascon, de Marseille et des autres lieux qui ont été frappés du fléau de la peste, qui, par les ordres de Dieu, fait incessamment de nouveaux et de plus graves progrès, j’ai de la peine de vous présenter les motifs d’une si sainte action et d’un si grand sacrifice, de peur d’exciter dans vos cœurs une si grande ardeur qu’il ne vous soit plus possible de l’arrêter et de la modérer. »

Comme la Congrégation des prêtres de la Mission, la Compagnie des Filles de charité s’était multipliée, non seulement en elle-même, mais aussi par la sainte contagion de l’exemple qu’elle répandait. À peine les nouvelles sœurs furent-elles connues qu’on en voulut partout. Là où elles ne pouvaient aller, elles suscitèrent des imitatrices. Telles furent les hospitalières de Notre-Dame de la Charité de Dijon, instituées en 1682 par le vénérable Bénigne Joly. On le pressait, à défaut des sœurs grises, d’en donner d’autres au grand Hôtel-Dieu, desservi jusque-là par des religieuses du Saint-Esprit qui n’étaient pas tout à fait aptes à cet emploi : « Ah ! répondait-il, pour accomplir l’œuvre que vous me demandez, il faudrait être un archange ou Vincent de Paul, et, hélas ! je ne suis ni l’un ni l’autre. » Mais dans son humilité il était un autre Père des Pauvres, et il mérita par ses œuvres d’être appelé le saint Vincent de Paul de la Bourgogne.

L’accroissement continuel des Prêtres de la Mission et des Filles de la Charité dit assez l’extension des œuvres de saint Vincent de Paul. Elles avaient un caractère d’utilité et de stabilité qui devait les faire vivre à jamais. À la veille de la Révolution, un des successeurs du saint fondateur de la Mission, M. Jacquier, pouvait dire : « Presque toutes ses œuvres subsistent aujourd’hui, il semble que le temps qui consume tout n’ait servi qu’à leur donner de nouveaux accroissements et une nouvelle perfection, ainsi que le prouvent les établissements des séminaires, des missions, des confréries de charité, des enfants trouvés, des hôpitaux de Filles de la Charité, etc. »

Saint-Lazare n’avait pas cessé d’être la maison de prière et de retraite ouverte gratuitement aux gens du monde comme aux ecclésiastiques qui y venaient se retremper dans la vie spirituelle. Quoiqu’elle eût perdu la plus grande partie de ses revenus, elle n’en était pas moins restée un centre abondant d’aumônes pour les indigents de la capitale. Avec l’affreuse disette de 1661, accompagnée d’épidémie, Alméras eut tout de suite l’occasion de montrer que saint Vincent de Paul n’était pas mort tout entier. Pendant que le roi et Colbert faisaient vendre à bas prix des blés étrangers, la maison de Saint-Lazare mettait à la disposition de l’archevêque de Paris toutes ses ressources. Secondés par les Dames de la Charité, les Prêtres de la Mission recommençaient les merveilles de leur saint précepteur. Comme Vincent de Paul, Alméras, toujours à la recherche des pauvres quand ceux-ci ne venaient pas à lui, consolait, instruisait et donnait à pleines mains. Les missionnaires parcouraient les provinces les plus désolées par le fléau pour y répandre leurs aumônes avec leurs prédications. Plus de cinq cent mille livres, somme énorme à cette époque, furent distribuées par leurs soins. Quand ils n’avaient plus rien, ils savaient trouver dans leur cœur les accents les plus propres à exciter la compassion des riches. Ils prêchaient partout la charité dont ils donnaient l’exemple.

Dans le terrible hiver de 1788, comme dans celui de 1709, on vit particulièrement se manifester le zèle des fils de saint Vincent de Paul pour le soulagement des malheureux. En tous temps, Saint-Lazare nourrissait une quantité de pauvres, auxquels des diacres de la maison faisaient aussi le catéchisme. En cette dure année de famine qui précéda la Révolution, Saint- Lazare donna tout ce qu’il possédait. Du reste, la charité chrétienne, aux prises alors avec les dénigrements de la philanthropie et du bel esprit, fit des prodiges. « Particuliers, princes, grands seigneurs, évêques, chapitres, communautés, multiplièrent, dit M. Taine, leurs aumônes. L’archevêque de Paris s’endetta de 400 000 livres, tel riche distribua 40 000 francs le lendemain de la grêle, tel couvent de Bernardins nourrit douze cents pauvres pendant six semaines. » Les prêtres de Saint-Lazare vendirent tout le blé de leurs fermes à prix réduit pour l’approvisionnement de la capitale ; en outre, depuis la mi-décembre jusqu’à Pâques, ils distribuèrent tous les jours, à des heures réglées, du pain et de la soupe à huit ou neuf cents nécessiteux, et ces secours se continuèrent pour plus de deux cents, avec la même régularité, jusqu’au milieu de juillet.

De toutes les œuvres charitables de saint Vincent de Paul, la plus touchante était celle des enfants trouvés. Le bon père était mort sans en avoir vu le couronnement. Ce qu’il avait si bien commencé, Louis XIV l’acheva. Par un édit de 1690, le roi accorda aux Enfants-Trouvés des revenus considérables avec l’existence légale ; en même temps il unissait dans la même administration cet établissement et l’Hôpital général, avec l’archevêque de Paris, le premier président et le procureur général au Parlement pour premiers directeurs. La maison de la Couche fut transférée plus commodément au Parvis Notre-Dame, et une autre fut fondée au faubourg Saint-Antoine. Jusqu’à la Révolution, ces deux établissements restèrent confiés aux soins maternels des Filles de la Charité. La réputation de bonne tenue qu’ils avaient leur attira, des extrémités mêmes de la France, des milliers d’enfants qui durent la vie et une éducation chrétienne aux filles de saint Vincent. Le nombre des enfants assistés par elles n’était guère que de seize cents à la fin du dix-septième siècle ; il s’éleva rapidement jusqu’à trois et quatre mille, et en 1716 il était de près de sept mille. « L’admirable institution de Paris, dit Porquet, s’étendit à toutes nos provinces, et partout les enfants exposés trouvèrent un berceau, des mères, une famille préparée par la religion et par une administration chrétienne. »

L’Hôpital général, fondé sur les plans de saint Vincent de Paul, marqua comme une ère nouvelle dans l’histoire des établissements de bienfaisance. Beaucoup de villes se mirent, à l’exemple de Paris, à rebâtir ou à restaurer leurs hôpitaux. C’est de cette époque et du siècle suivant que datent un grand nombre de ceux qu’on voit encore aujourd’hui. Les cités semblaient rivaliser de magnificence à l’égard des pauvres malades ; c’était comme un retour aux beaux siècles du moyen âge, durant lesquels la France se couvrit d’un si grand nombre d’hôtels-Dieu. Un édit de 1672, suivi du règlement général du 12 octobre 1698, vint réorganiser le régime des hospices et maladreries du royaume, en leur donnant une administration uniforme, et en réunissant les petits hôpitaux sous une même direction. Il y avait des abus avant Louis XIV ; il y en eut après. La charité qui aurait dû toujours présider à l’administration des établissements hospitaliers fit place plus d’une fois à la négligence ou à la cupidité ; l’organisation intérieure put laisser aussi à désirer dans un temps où les progrès de la médecine et de l’hygiène n’avaient pas encore appris à isoler les malades dans les lits, à proportionner le nombre des hôtes à la quantité d’air, enfin à classer les hôpitaux par maladies. Saint Vincent de Paul avait beaucoup contribué à la réforme hospitalière ; il fit plus que ne pourront jamais faire les gouvernements et les commissions administratives : il assura le bon service des hôpitaux en les dotant pour toujours des infirmières les plus habiles et les plus dévouées.

Le vaste mouvement de charité qu’il avait créé autour de lui ne s’était pas borné à ses œuvres. L’impulsion était donnée aux institutions de bienfaisance. Pendant que le vénérable de La Salle fondait pour les enfants pauvres les Écoles chrétiennes, l’abbé de l’Épée créait l’institution des Sourds-Muets, suivie bientôt de celle des Jeunes-Aveugles, dont Valentin Haüy fut le fondateur. Les confréries de charité produisirent d’autres œuvres d’assistance spirituelle et corporelle qui prirent la forme des divers besoins du temps. En dernier lieu, l’œuvre des pauvres malades, à laquelle saint Vincent de Paul avait initié les dames de la cour d’Anne d’Autriche, donnait naissance à la Société de charité maternelle fondée sous les auspices de l’infortunée reine Marie-Antoinette. Malgré l’invasion du philosophisme et la frivolité des mœurs, la charité continuait de remplir sa mission au sein de la société chrétienne, et se montrait aussi active que la fausse sensibilité du dix-huitième siècle était impuissante. Les institutions d’alors, solidement établies dans l’Église, auraient survécu aux transformations sociales, sans la Révolution qui vint tout détruire.

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