Saint Vincent De Paul Et Sa Mission Sociale. Introduction

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Arthur Loth · Year of first publication: 1880.
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Les antiennes que l’on chante aux premières vêpres de saint Vincent de Paul sont le portrait et l’éloge le plus exact que l’on puisse faire de ce héros de la charité :

Les indigents et les pauvres cherchent de l’eau et n’en trouvent pas ; moi, dit le Seigneur, je les exaucerai ; moi, le Dieu d’Israël, je ne les délaisserai pas.

Je susciterai un prêtre fidèle, qui agira suivant mon cœur et suivant mes désirs.

Ses lèvres seront les dépositaires de la science, et les peuples attendront de sa bouche la connaissance de la loi, parce qu’il est l’ange du Seigneur des armées.

Je lui élèverai une maison stable, et il marchera tous les jours devant mon Christ. J’enivrerai et j’engraisserai l’âme des prêtres, et mon peuple sera comblé de mes biens.

Voilà le secret de cette étonnante vertu, de cette merveilleuse destinée, de ces œuvres incomparables par lesquelles Vincent de Paul triomphe et triomphera toujours de l’instinctive aversion que le monde nourrit contre ce titre de saint qui condamne l’esprit du monde. Bon gré mal gré, saint Vincent de Paul prend place dans les apothéoses dont les hommes prétendent honorer tous ceux qui leur paraissent, à tort ou à raison, avoir mérité la reconnaissance et la vénération des hommes. Il est indispensable et inévitable. Il faut le mettre au premier rang, il faut le nommer par son nom de saint, il faut le peindre avec son habit de prêtre, dès qu’il est question de rendre hommage à la bonté, au dévouement, à l’amour du prochain, au sacrifice de soi-même. Et ce nom de saint et cet habit de prêtre font rentrer tout le reste dans l’ombre, sinon dans le ridicule. Quelles actions, quelles vertus humaines peuvent soutenir ce voisinage ? Voilà le SAINT, tout est dit : aussitôt l’intelligence la plus bornée se fait quelque mesure de l’abîme qui existe entre la bienfaisance et la charité, entre l’homme de bien et l’homme de Dieu. Sous le Directoire, les directeurs du Musée trouvèrent dans leurs magasins une statue de saint Vincent de Paul que les iconoclastes de 93 n’avaient pas osé détruire : ils eurent l’idée de la remettre au jour dans une galerie des hommes utiles, avec ces mots sur le piédestal : Vincent de Paul, philanthrope français. On les avertit de retirer leur inscription, qui devenait séditieuse à force de sottise. Saint Vincent de Paul philanthrope ! Il est né pour la confusion éternelle de ces hommes qui prétendent servir l’humanité de leur propre fonds, par un seul mouvement de leur bonne nature, sans prier Dieu, sans le connaître, sans se donner à lui dans la foi, dans l’abnégation, dans la souffrance. Vincent de Paul a aimé les hommes parce qu’il a connu et aimé Dieu et voulu uniquement le servir. Il a été « un prêtre fidèle », suscité de Dieu, « un ange du Seigneur », comme dit l’Église, empruntant les traits de l’Écriture ; et c’est parce qu’il a eu ces grands et divins caractères qu’il a fait de grandes et divines choses, dont la plupart des hommes ne connaissent qu’une partie, et la moindre partie.

Sa vie ne sera jamais assez écrite. Abelly, évêque de Rodez, son contemporain, a recueilli des mémoires exacts et précieux, mais il faut, comme a fait en dernier lieu M. l’abbé Maynard, les compléter et les éclairer par l’histoire des hommes et des choses auxquels le Saint a été mêlé ; et c’est tout ce qu’il y a de plus important dans la première moitié du dix-septième siècle, où Vincent de Paul a rempli un rôle immense. Par une longue conspiration des livres contre la vérité, qui trouva jusque dans l’Église d’involontaires complices, un vaste et beau côté de l’histoire nationale a été trop longtemps caché aux yeux. La politique, les lettres, l’intrigue n’ont pas produit de petit personnage dont nous ne connaissions dans le moindre détail les moindres aventures. On ne sait rien ou presque rien de tant de bons et mâles esprits voués à Dieu, qui ont exercé par la science, par la foi et par la charité une influence prépondérante sur la marche de la civilisation. Autour de saint Vincent de Paul se groupent les, Bérulle, les Condren, les Bourdoise, les Olier, les Alain de Solminiac, les Bénigne Joly, les Claude Bernard, les Michel Le Nobletz, et vingt autres dignes de mémoire, dont les noms ne sont jamais prononcés ; prêtres, laïques, femmes admirables, qui luttèrent héroïquement pour tirer la France de l’abîme d’irréligion et de désordre où l’avaient plongée les guerres civiles, qui réussirent dans cette entreprise sublime et qui préparèrent ainsi les incomparables splendeurs du grand règne. Là sont les origines du siècle de Louis XIV. Les Oratoriens furent fondés, les séminaires prirent naissance, le clergé séculier et régulier se réforma, les plus grandes et les plus belles œuvres pour l’instruction religieuse du peuple et l’assistance des pauvres s’organisèrent sur une base indestructible ; l’unité de croyance, fatalement brisée, eût été rétablie si les hommes d’État l’avaient voulu ; le niveau de la moralité publique s’éleva partout, et la France, tranquille au dedans, grande et glorieuse au dehors, inaugura cette pacifique croisade des missions étrangères qu’elle a depuis toujours continuée, seule primauté qui lui reste aujourd’hui, de tant de primautés qui la décoraient alors.

C’est là ce que l’on voit dans l’histoire de saint Vincent de Paul. L’homme apostolique envoyé de Dieu pour faire couler la source des eaux vives, pour « engraisser l’âme des prêtres », pour distribuer aux pauvres le pain de l’âme et le pain du corps, saint Vincent de Paul a été ou le moteur ou l’un des principaux et des plus utiles agents de la renaissance religieuse et sociale de la France au dix-septième siècle. La gloire des institutions de charité, celle des missions à l’intérieur lui appartiennent en propre ; il a une part principale dans la réforme du clergé séculier, œuvre par excellence. Pour le reste, on trouve partout sa main, son conseil, son exemple. Personne n’a travaillé avec plus de succès à la réunion des protestants, avec plus de zèle à la défaite du jansénisme ; personne de son temps n’a fait davantage pour la société, parce que personne n’y a davantage répandu la bonne odeur de Jésus-Christ.

Sa vocation était de s’employer à tout, parce que l’Église souffrait partout, dans les peuples et dans les prêtres. La guerre du protestantisme avait fait des ravages qu’il ne semblait pas possible de réparer. Peu d’années auparavant, il s’était trouvé jusqu’à vingt-huit diocèses sans évêques, et trente-cinq où l’administration des sacrements avait cessé. Les protestants avaient pillé, saccagé, incendié cent cinquante cathédrales et abbayes, plus un nombre considérable d’églises de paroisses ou de couvents : trois cents rien qu’en Beauce, cinq cents dans les seuls diocèses d’Uzès, de Viviers, de Nîmes et de Mende. Des désordres plus redoutables étaient venus à la suite de ceux-là. Dans la plupart des diocèses, les études avaient été abandonnées, la discipline s’était relâchée ou avait tout à fait disparu.

Comment mettre la main à un pareil mal ? Tout semblait impossible, sauf une chose, plus impossible aux saints que toute chose en ce monde, qui est de se décourager dans le service de Dieu.

Dans les labeurs multipliés et obscurs des premiers temps de sa vie, Vincent de Paul avait vieilli, mêlé à toutes les misères et à toutes les grandeurs de ce monde, sans que les unes eussent endurci son cœur, sans que les autres l’eussent tenté, sans que tant de fatigues ni cette longue instabilité lui fissent désirer le repos. Il sentait que tout cela n’avait encore été que son école. Le moment était venu, en effet, où il allait s’employer aux œuvres durables pour lesquelles la Providence l’avait préparé avec tant de soin et depuis longtemps, le remplissant d’expérience, de courage, de charité ; rassemblant autour de lui, par un dessein qui devenait manifeste, les matériaux de quelque grand édifice à bâtir au profit des âmes et à la gloire de Dieu.

Vincent jouissait d’une estime universelle. Tout ce qu’il y avait à Paris et en France de bons prêtres et de gens voués au bien le connaissaient et l’aimaient ; et lui, connaissait par une longue étude et déplorait tout ce qu’il y avait dans Paris, dans la France et dans le monde de plaies matérielles et morales à guérir. Il se sentait le cœur assez vaste pour tout entreprendre, il avait assez de confiance en Dieu pour tout espérer, il était assez humble pour demander partout du secours et s’utiliser à tout. Mais, si on lui avait révélé la moitié seulement de ce qu’il allait faire avant de s’endormir dans la paix de son Sauveur et dans la magnificence de ses œuvres, il ne l’eût pas voulu croire, ou il se fût affligé, pensant que Dieu, prolongeant sa vie bien au-delà des limites ordinaires, lui ferait attendre plus qu’à tous les autres hommes la seule récompense pour laquelle il s’imposait de si rudes travaux.

Le plus cher et le plus mûri de ses projets était de former une communauté de prêtres, à laquelle il donnait dans sa pensée trois fins principales, correspondantes aux maux de la religion et du peuple qui l’avaient principalement affligé : la première, pour que ceux qui en feraient partie travaillassent à leur propre perfection, en s’étudiant à pratiquer les vertus que Jésus-Christ a daigné nous enseigner par ses paroles et par ses exemples ; la seconde, pour prêcher l’Évangile aux pauvres, et particulièrement à ceux de la campagne, qui sont les plus délaissés ; la troisième, pour aider les ecclésiastiques à acquérir les connaissances et les vertus nécessaires à leur état.

Il lui fallait des hommes de sacrifice ; il en vint, et plus peut-être qu’il n’espérait, quoiqu’il espérât beaucoup. Par la grâce de la Croix, le sacrifice volontaire est devenu l’un des instincts du cœur de l’homme. En France, cet instinct a toujours paru plus puissant, plus facile à réveiller, plus agissant qu’ailleurs. À travers des misères sans nombre, il se montra magnifiquement dans cette première moitié du dix-septième siècle, où d’abord on le voyait si peu. Mais Vincent et d’autres l’avaient deviné et l’avaient éprouvé. Les fureurs et les désordres de la guerre civile, les débauches de la politique et de la littérature avaient cependant laissé dans les âmes un fonds de croyance qui les transformait fréquemment, par des retours soudains et victorieux. Dans son ignorance et dans sa misère, le peuple restait chrétien. La corruption des classes éclairées n’était pas cette corruption philosophique dont nous souffrons aujourd’hui, et qui gâte si radicalement les âmes, que même lorsqu’elles se convertissent elles restent lâches, attachées à la terre, incapables de renoncement ; si bien que leur conversion ne paraît plus qu’une spéculation sur ta mort et comme un moyen de procédure contre la justice de Dieu. Au dix-septième siècle, on admirait des dévouements héroïques, d’illustres pénitences. On vit souvent des seigneurs se dépouiller de leurs biens, se dépouiller d’eux-mêmes, se donner tout entiers à Jésus-Christ, pour le servir dans la personne des pauvres. Comme ces gentilshommes qui vendaient leur terre patrimoniale et brisaient leur épée, de nobles dames en grand nombre, jeunes, bien nées et riches, abandonnaient le monde, rejetaient leurs parures, et dans leurs belles mains apportaient, leur fortune et s’offraient pour devenir servantes des pauvres, faisant vœu d’obéissance au pauvre prêtre Vincent, qui au début de sa vie avait gardé les pourceaux ! C’était le regain de la forte foi du moyen âge : les saints le moissonnèrent et la France en a vécu deux siècles ; elle en vit encore.

Dans cette moisson, Vincent fut le plus humble et le plus laborieux ouvrier, il eut la plus large et la plus durable part. Sa communauté, formée en 1625, puis érigée en congrégation de la Mission sept ans après, fut son principal instrument.

Beaucoup de lecteurs en ce temps-ci, même chrétiens, ne savent pas assez ce que c’est qu’une congrégation religieuse. Pour le bien expliquer, il faudrait faire l’histoire tout entière d’une congrégation, et ce serait l’histoire de plusieurs siècles et de plusieurs peuples. Une congrégation fondée par un homme comme saint Vincent de Paul, comme saint Ignace, c’est cet homme, c’est ce saint lui-même, mais immortel, mais investi d’une puissance qui lui permet d’aller partout en même temps, d’agir et de rester en même temps partout. Au bout de quelques années, la Congrégation de la Mission était établie sur plusieurs points de la France, dans plusieurs pays de l’Europe et jusqu’au-delà des mers : les enfants de saint Vincent travaillaient en Italie, en Pologne, en Irlande, en Écosse, chez les Barbaresques, à Madagascar ; ou plutôt saint Vincent y travaillait en personne ; car l’esprit et le cœur de ses missionnaires étaient partout son esprit et son cœur. Chacun de ces hommes, qu’il avait choisis et formés, était son imitateur fidèle et lui obéissait comme il obéissait lui-même à Jésus-Christ, au mépris de toutes les fatigues, de toutes les souffrances, au mépris de la mort. Le fruit de ce travail était partout tel qu’il l’avait voulu : la sanctification des ouvriers d’abord, ensuite la sanctification et la consolation des pauvres, enfin l’exemple et la sanctification du clergé, qui recevait des envoyés de Vincent les leçons et les secours dont il avait besoin, et qui se réchauffait à l’ardeur de leur zèle.

Dans toutes ces missions, le travail était immense ; dans toutes, le péril était grand. Ici, il fallait affronter la guerre ; là, les persécutions et les avanies ; ailleurs la peste, l’excès des privations et des fatigues ; dans les moins rudes, le climat. L’esprit et le cœur de Vincent soutenaient tout, résistaient à tout. À mesure que le champ de la Mission s’étendait davantage et que la mort peuplait, comme il disait, sa petite communauté du ciel, les novices se présentaient plus nombreux à Saint-Lazare. Pro patribus tuis nati sunt tibi filii (Ps. 4, v. 17). La charité pourvoyait aux dépenses d’hommes comme aux dépenses d’argent. Celles-ci étaient effrayantes. Tous les malheureux de Paris savaient le chemin de Saint-Lazare. Un jour il y vint une nation.

On sait dans quelle désolation inexprimable la Lorraine se trouva plongée par ces guerres qui furent une des hontes, ou pour mieux dire un des forfaits de la politique de Richelieu. Vincent adopta ce malheureux peuple qui mourait de faim. Il lui envoya des missionnaires, et il y ajouta des aumônes qui ne s’élevèrent pas à moins de seize cent mille livres, somme énorme pour le temps, sans compter une immense quantité de vêtements et d’outils.

Pendant la Fronde, il fit la même chose pour la Picardie et la Champagne, réduites au même état par les jeux des princes et des parlementaires. Cette guerre civile, qui paraît comme un amusement dans les mémoires où les frondeurs ont eux-mêmes raconté leurs prouesses, mettait tout à feu et à sang. Les soldats de la Fronde ne laissaient rien à envier aux bandes étrangères qui avaient dévasté la Lorraine. Ils tuaient les hommes, ruinaient les maisons, saccageaient les églises, et laissaient en se retirant les vivants sans pain et les morts sans sépulture. La famine et la peste moissonnaient où ils avaient passé.

Les secours que la France réclamait n’empêchaient point Vincent de songer aux souffrances des chrétiens dans les pays barbaresques. Ses envoyés, dont plusieurs souffrirent eux-mêmes la prison et la torture, et perdirent la vie, établirent le culte religieux dans les bagnes, y administrèrent les sacrements, et rachetèrent à Tunis, à Alger, à Bisserte environ douze cents esclaves, qui coûtèrent plus de douze cent mille livres.

À Paris, quel malheureux s’était jamais inutilement montré à lui, et quelle infortune cachée ne savait-il pas découvrir ? En même temps, il recevait dans la vaste maison de Saint-Lazare, avec la plus large, on pourrait presque dire avec la plus téméraire hospitalité, quiconque voulait s’y retirer pour penser à Dieu ; non seulement les ordinands, mais les prêtres ; non seulement les prêtres, mais les laïques. Depuis 1635 jusqu’à sa mort, il a reçu ainsi plus de vingt mille personnes, c’est-à-dire environ huit cents par année. Fasse qui pourra le compte des âmes raffermies, consolées, sauvées par ce double torrent d’aumônes spirituelles et matérielles qui coula soixante ans de ses mains et de son cœur !

Mais si les pauvres, paysans paraissaient davantage attendrir son cœur, il n’oubliait et n’abandonnait personne, et ne se lassait jamais d’une infortune qui durait trop longtemps. La noblesse ruinée ne lui dut pas moins que les cultivateurs. Une quantité de filles nobles étaient en danger de se perdre par l’excès du besoin, il les recueillit et leur trouva des emplois honorables. Il nourrit pendant de longues années les émigrés lorrains qui étaient venus chercher un asile à Paris, et qui n’y auraient sans lui trouvé que la mort. Il établit pour eux spécialement une société de laïques charitables dont il donna la direction au baron de Renty, et qui a de nos jours fourni le modèle de ces Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, devenues en peu de temps si nombreuses et si populaires qu’il n’y a point d’éloges pour elles plus grand que leur nom.

En 1634, Mademoiselle Le Gras, une des saintes femmes que dirigeait Vincent de Paul, et trois ou quatre filles chrétiennes qui vivaient chez elle, firent vœu entre les mains du Saint

« de servir les pauvres, comme elles avaient déjà commencé, tout le reste de leur vie. » Ce fut la Congrégation des Sœurs de la Charité, qui remplirent bientôt la France, que la Révolution supprima, et qui remplissent aujourd’hui la France et le monde. Par l’institution des Sœurs de la Charité, saint Vincent a préparé la secourable merveille de l’apostolat des femmes, qui est devenu dans le siècle où nous sommes l’une des plus précieuses forces de la religion. Cette création toute nouvelle, et qui parut téméraire à beaucoup de bons esprits, témoigne de la profonde connaissance que Vincent de Paul avait du cœur humain, et des merveilles que l’on en peut attendre lorsque l’on sait y cultiver l’amour de Dieu. Mais cette science suprême et sublime, il la possédait parfaitement. On lui disait que les Sœurs de Charité courraient plus de périls que toutes les religieuses qu’on avait vues jusqu’alors. Il répondit que, s’il le fallait, elles auraient plus de vertus ; et il leur donna des règlements dont les prescriptions, aussi admirablement observées qu’admirablement sages, ont produit les miracles dont le monde entier, depuis deux siècles, est le reconnaissant témoin. Quel livre de profonde et consolante philosophie on pourrait faire en rassemblant, avec un court commentaire historique, les règles données par les saints aux ordres et congrégations qu’ils ont fondés ! C’est là que l’on verrait d’un seul tableau tout ce qu’il y a, moyennant la grâce de Dieu, de sagesse et de majesté dans l’homme.

Quelques années après, l’homme de Dieu reçut avec angoisse un honneur qui fut infiniment utile à l’Église. Louis XIII mourant lui avait dit que s’il revenait à la santé, il ne désignerait jamais un évêque qui n’eût passé trois ans chez lui. Anne d’Autriche, entrant dans la pensée du roi défunt, nomma Vincent membre du conseil de conscience qu’elle consultait sur les affaires ecclésiastiques. Il y fut, comme partout, un prêtre fidèle. Il ne donna jamais un avis contre sa conscience, et plus d’une fois il en osa donner qu’on ne lui demandait pas. Son influence dans ce conseil, ses observations, ses résistances aidèrent puissamment à la réforme du clergé. Il fit tout pour Dieu, rien pour lui-même.

En 1648, il fonda définitivement l’œuvre des Enfants-Trouvés. « La postérité, a dit un évêque du dix-huitième siècle, sera étonnée, comme nos pères l’ont été, de voir dans un seul homme le ministre universel de la Providence, qui a su pourvoir à toutes les misères de toutes les sortes, de tous les âges, de tous les temps. » La plaie des enfants trouvés était sans doute la plus effroyable et la plus inconcevable de cette époque, sous d’autres rapports si cultivée et si brillante. Du temps de l’hôtel Rambouillet et de Voiture, du temps de l’Astrée, on exposait, ou plutôt l’on jetait dans les rues de Paris, au coin des bornes, les enfants qui naissaient du vice ou simplement de la misère… « Il en mourait sans baptême, d’autres étaient égorgés pour servir à des opérations magiques ou à des bains sanglants, que la fureur de vivre a quelquefois inventés. » C’était un miracle qu’un enfant abandonné conservât la vie. Vincent osa se charger de cette famille. Il trouva, comme à l’ordinaire, de grands secours dans la charité, un grand zèle parmi les femmes chrétiennes.

Il faut passer sous silence d’autres œuvres, dont l’énumération nous mènerait trop loin. Nommons pourtant l’hôpital du faubourg Saint-Laurent, fondé avec ce bel ordre, cette douce charité, ce grand respect pour la liberté des pauvres qui brillent en ce moment dans les maisons des Petites-Sœurs. On vint de toutes parts admirer cette nouvelle création du bon prêtre, et l’admiration fut si grande que l’on voulut étendre ce bienfait à tous les indigents de Paris. De là, la fondation de la Salpêtrière, où Vincent eut encore une part très considérable. Mais, contre son intention, la liberté des pauvres n’y fut pas aussi respectée qu’à l’hospice du faubourg Saint-Laurent. À son avis il fallait attendre qu’ils se présentassent eux-mêmes. On peut voir si Vincent avait raison de haïr la contrainte à l’égard des pauvres : les prisonniers de Bicêtre et de la Salpêtrière ne connaissent pas Dieu et sont pleins de haine contre l’ordre social ; les hôtes des Petites-Sœurs, dans les maisons desquelles les pensées de saint Vincent sont suivies, prient Dieu pour leurs bienfaiteurs.

La haute renommée de Vincent de Paul attira l’attention des jansénistes, naissants alors, et déjà doués, de cette énergie rusée et remuante qui les a toujours caractérisés. Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, leur chef, était compatriote du Père des Pauvres. Il entreprit de le séduire, imaginant, dans sa vanité de docteur et de bel esprit, qu’il aurait aisément raison de cet homme si simple, et que cette conquête importante ne lui coûterait pas. Il en avait déjà fait qui paraissaient plus difficiles. Saint Vincent de Paul le pénétra dès le premier jour, et ne consentit à le revoir que pour tâcher charitablement de l’éclairer. Lorsqu’il en eut perdu l’espérance, ce qui ne tarda point, alors il ne songea plus qu’à ses devoirs envers l’Église, menacée d’une hérésie très subtile et très dangereuse. Il dénonça partout, il dénonça tout haut ces hérétiques, déguisés encore sous les apparences du zèle ; il sonna l’alarme contre eux, et s’occupa de les faire condamner.

Quand on voit naître une hérésie, on peut affirmer que le terrain était préparé pour la recevoir. Toute fausse doctrine est la formule philosophique des vices dominants de l’époque où elle éclate. Au milieu des troubles politiques et des guerres civiles, entre l’esprit de la Ligue et l’esprit du protestantisme qui vivaient encore, et qui se combattaient encore, il fallait une hérésie à l’usage des politiques qui voulaient penser et vivre en protestants, sans se séparer ouvertement du catholicisme décidément victorieux. Le jansénisme fut ce moyen terme, et le père du mensonge n’en pouvait suggérer un plus adroit. Il obtint tout d’abord un succès inquiétant. Les doctrines jansénistes pénétrèrent bientôt dans la Sorbonne, où les bacheliers les maintinrent dans leurs thèses en dépit des corrections des censeurs. Vincent de Paul vit le péril, et ne prit point de repos qu’il n’y eût apporté un remède. Il en parla dans le conseil, suppliant la régente et le cardinal Mazarin de ne point mettre dans les bénéfices et dans les charges les ecclésiastiques qui seraient soupçonnés d’appartenir à la secte ; il dénonça au nonce et au chancelier les couvents où elle réussissait à s’introduire ; il fit faire des livres pour réfuter ceux de l’erreur. Mais le vrai remède était à Rome, ce fut là qu’il le sollicita particulièrement ; et, pour y parler avec plus de crédit, il pria, pressa, importuna les évêques de France, afin qu’ils signassent une lettre au pape dans laquelle les propositions jansénistes étaient exposées et flétries. Le résultat de toutes ces démarches fut la Constitution d’Innocent X.

Les jansénistes ne pardonnèrent pas à Vincent de Paul. C’est la seule inimitié qu’il ait soulevée contre lui dans le cours de sa vie, si longue et si pleine. Par une sorte de dérogation à la conduite ordinaire de sa providence, Dieu a voulu que ce grand serviteur et ministre de sa miséricorde échappât aux persécutions que subissent presque toujours les saints. Mais en lui ouvrant ainsi partout les cœurs, pour y puiser sans cesse, il n’a pas permis cependant qu’on pût l’accuser d’avoir ménagé l’erreur, et que l’injure et la haine des ennemis de l’Église manquassent à sa gloire.

Il serait superflu d’insister sur la foi, sur la piété, sur les vertus chrétiennes et sacerdotales de saint Vincent de Paul, et il est impossible d’en faire un tableau abrégé. Abelly en a rempli ses deux énormes volumes, et n’y a mis que ce qui avait paru aux yeux de tout le monde. Ce que la modestie du Saint a couvert d’un voile connu de Dieu seul, remplirait plus de pages encore. Lorsque l’on étudie cette merveille, il semble que tout s’affaiblit, se rabaisse et s’efface devant le radieux éclat de tant de vertus ; et au milieu de ses œuvres étonnantes, l’homme de Dieu paraît seul digne d’admiration. Que de douceur, que de persévérance dans le travail, que de patience dans la douleur ! Sa vie, en apparence si paisible et si exclusivement vouée au prochain, fut à beaucoup d’égards un long martyre, où l’homme intérieur et l’homme de chair souffrit également. Il eut, qui le croirait ? des tentations violentes contre la foi, et il fut presque toute sa vie malade. Ainsi tant d’œuvres qui semblaient n’être que l’effet naturel d’une organisation comme formée à dessein pour agir dans la plénitude sereine de sa liberté et de sa force, étaient une victoire continuelle de la volonté dans un combat continuel contre la chair et contre l’esprit.

Rien ne saurait exprimer son détachement pour les biens de ce monde, ou plutôt l’horreur qu’ils lui inspiraient. À l’entendre, on se prend à croire que ce qu’il aurait surtout voulu laisser de lui-même à ses deux congrégations, c’était son amour pour la sainte pauvreté. Il en parlait souvent, toujours avec cette éloquence à laquelle nulle autre ne ressemble.

« La plus grande gloire de Dieu, dit Abelly, et l’accomplissement de sa très sainte volonté, c’était là l’unique but auquel ce bon serviteur de Dieu a toujours visé, en tous ses desseins et en toutes ses entreprises ; c’était là où tendaient toutes ses pensées, tous ses désirs et toutes ses intentions ; et enfin, c’était là qu’il s’efforçait de porter les autres, par ses avis, conseils, exhortations, et par toutes les assistances spirituelles et temporelles qu’il leur rendait ; il ne prétendait en tout et partout, sinon que le nom de Dieu fut sanctifié, son royaume augmenté, et sa volonté accomplie en la terre comme au ciel : voilà où son esprit regardait et où son cœur aspirait incessamment. »

Nous avons esquissé le caractère de saint Vincent de Paul ; laissons un évêque nous expliquer le mystère de sa vie. Nous en tirerons ensuite quelques leçons applicables à notre temps.

« À considérer la multitude innombrable des pauvres que saint Vincent a fait subsister, les familles abattues qu’il a relevées, les provinces entières qu’il a secourues, tant au dedans qu’au dehors de ce royaume, les hôpitaux qu’il a soutenus, ces deux nouvelles congrégations, toutes deux consacrées ou à l’instruction ou au service des pauvres, qu’il a formées, qu’il a fondées, qu’il a établies et étendues dans toute la France, presque dans toute l’Europe, et jusqu’au-delà des mers, ne dirait-on pas que tant de merveilles ne pourraient être que l’ouvrage de la magnificence d’un roi ? On le dirait sans doute, et on ne dirait pas assez. Les rois reconnaissent des bornes à leur empire, la charité n’en connaît point. Celle de saint Vincent a franchi les limites de ce vaste royaume. Mais que dira-t-on, quand on verra que tout cela s’est fait comme de rien, par un homme qui n’avait rien, qui n’y pensait pas, et qui, sans rien avoir, donnait toujours, établissait toujours sans jamais épuiser les sources d’où il tirait tous ces secours ? Ce n’est pas encore tout ; plus on avance, et moins on approfondit le prodige. Il y a des choses surprenantes, mais qui passent ; ici tout surprend et tout subsiste : rien ne tombe, tout se soutient, tout s’agrandit et se multiplie au milieu des débris et des ruines du monde. Quelle est donc cette main invisible qui fait de si grandes choses et qui les maintient dans l’ordre où elle les a faites ? Ce n’est pas la main de l’ambition, qui, pour s’élever, commence par tout détruire ; ce n’est pas la main de la vanité, dont les productions stériles ne font que passer, deviennent à rien : c’est la main de la divine charité, qui, par le ministère de l’humble Vincent, a opéré toutes ces merveilles, et qui seule, malgré la décadence des siècles, saura bien les maintenir. Vous n’en serez pas étonnés, quand vous saurez ce que c’est qu’un homme véritablement animé par la charité. Saint Jean nous l’apprend. Celui-ci, nous dit-il, qui demeure dans la charité, demeure dans Dieu, et Dieu demeure en lui : Qui manet in charitate, in Deo manet, et Deus in eo. (Jo, c. IX.) Si cet homme est dans Dieu et que Dieu soit en lui, il est donc à la source de tout bien, source nécessairement universelle et intarissable : universelle pour couler partout, et intarissable pour couler toujours ; et telle fut la charité dont saint Vincent fut embrasé : elle fut véritablement une source universelle de bien pour tous les pauvres. Dieu, qui le destinait à fournir à tous leurs besoins, avait fait de son cœur comme un canal d’où les eaux sortaient en abondance et allaient arroser toutes les terres les plus desséchées et les plus appauvries ; la charité lui avait mis en main la clef de tous les cœurs, il en eut bientôt les trésors. » (MONGIN, évêque de Bazas).

 II

Aux siècles de foi, on distinguait deux situations bien différentes dans la pauvreté. Il y avait la misère, qui était un mal, mais un mal accidentel que la charité guérissait ; et la pauvreté proprement dite, qui était un état normal parfaitement acceptable aux yeux de la charité même, parfaitement accepté de ceux qui s’y trouvaient par la volonté de Dieu. La misère était résignée, la pauvreté était contente. Par l’assistance chrétienne et par le travail, on montait de la misère à la pauvreté, comme aujourd’hui de la pauvreté à l’aisance. On appelait volontiers aisance ce que nous appelons aujourd’hui pauvreté et même misère. Quiconque possédait des outils et la santé, s’estimait pourvu, vivait joyeux parmi ses égaux et dormait tranquille sur l’oreiller de la Providence, après lui avoir fidèlement demandé le pain de chaque jour. La charité s’appliquait à maintenir ou à rétablir au moins l’équilibre du strict nécessaire entre une gêne tolérable et l’absolu dénuement. Matériellement, elle ne se proposait pas plus ; on ne lui demandait pas davantage. Son action consistait surtout à compenser l’absence des biens temporels par l’abondance des biens spirituels, qui sont la foi, l’amour, l’espérance, c’est-à-dire la paix et l’allégresse au sein des privations et de l’humilité. Sans négliger le reste, saint Vincent de Paul s’y employait d’abord. Il prenait grande compassion des pauvres qui ne connaissaient pas Dieu, il secourait par l’aumône ceux qui manquaient du nécessaire, s’efforçant de les éclairer tous, ne se proposant jamais d’en enrichir aucun. Ceux qui connaissaient Dieu et qui gagnaient leur vie, si rudement et si modiquement que ce fût, loin de s’apitoyer sur eux, il les enviait, parce qu’il leur était plus facile de vivre sans péché et d’acquérir les biens éternels. Quand il les avait mis dans cette condition, son œuvre était faite ; quand il les y trouvait, il n’avait rien à faire. Malgré les offres de ses puissants amis, il refusa d’élever sa chrétienne et quasi-indigente famille. Un mot eût suffi, sans porter le moindre préjudice à personne, sans tirer un denier du trésor des pauvres. Il préféra pour ses parents la pauvreté, comme il l’avait préférée pour lui-même et pour sa Congrégation.

L’accusera-t-on de dureté de cœur ? Dira-t-on qu’il prenait trop aisément son parti des souffrances humaines, cet homme qui servit les pauvres toute sa vie, qui voulut être pauvre lui- même pour les mieux servir ; qui se reprochait à soixante-dix-sept ans le pain qu’il mangeait, craignant de ne l’avoir pas assez mérité de ses seigneurs les pauvres ; qui, un jour, ayant par mégarde fait attendre à sa porte des pauvres qui lui avaient demandé l’aumône, courut leur faire excuse à genoux ? Non, personne n’a plus aimé, plus respecté les pauvres ; et pour tout dire en un mot, les pauvres souffrants lui représentaient Jésus-Christ souffrant. Mais il savait que l’on peut être pauvre et ne point souffrir, et qu’il y a une pauvreté non seulement désirable au point de vue de la foi, mais désirable encore par les seules lumières de la raison. Avec tout ce que le monde a connu de sages et de saints, il disait que la pauvreté, moyennant les secours et les lumières de l’Évangile, est l’état terrestre le plus voisin du royaume d’en haut, le plus naturellement innocent, le plus à l’abri des tentations de l’orgueil et de la sensualité ; par conséquent l’état où l’homme a plus de chances de vivre dans la grâce de Dieu, seul vrai bonheur et unique but de la vie. Il bénissait la Providence, qui, par d’invincibles et éternelles lois, a disposé que la foule des âmes ferait ici-bas leur temps d’épreuve derrière ce saint et fort rempart de la pauvreté. Ad quem respiciam, dicit Dominus, nisi ad pauperculum, et contritum spiritu, et trementem sermones meos. (Is. 66.)

La société moderne rejette ces maximes, sur lesquelles l’ancienne société, solidement assise par la sagesse de l’Évangile, a traversé tant de sombres jours sans que sa raison se troublât et sans que son existence en fût menacée. Chose étonnante et effrayante ! on est parvenu à éloigner les misères indescriptibles qui fondaient jadis sur la pauvreté, et la pauvreté est devenue une plaie plus redoutable que ne l’était jadis la plus acerbe misère. Où la charité suffisait, l’on voit échouer toutes les combinaisons de la politique. À la place de la misère résignée, à la place de la pauvreté contente, l’hydre formidable que l’on nomme le paupérisme se dresse et propose aux hommes d’État ce problème deux fois insoluble, savoir : comment on pourra faire accepter au plus grand nombre des hommes qui se déclarent pauvres, la pauvreté dont ils ne veulent plus ; ou comment on changera la constitution éternelle des sociétés humaines en supprimant la pauvreté et en enrichissant tout le monde. Car nous en sommes là : depuis que le fait naturel de la pauvreté est devenu le phénomène subversif du paupérisme, et que la science, naturelle aussi, de la charité est devenue l’art incertain et compliqué de l’assistance publique, il semble que la société ne peut plus porter les lois de la nature, et qu’elle n’a désormais que l’alternative de périr sous leur poids, ou de périr en les rejetant.

Telle est la plaie. Les économistes et les socialistes prétendent la guérir. Ceux-ci, considérant le pauvre comme un ennemi, le veulent séquestrer dans de prétendues maisons de charité qui sont en réalité des maisons de force ; ceux-là, voyant dans le pauvre un maître, veulent obliger la société à lui procurer, par d’impossibles sacrifices, les impossibles jouissances que les courtisans de son orgueil lui apprennent à désirer. Publiquement discutées entre des empiriques, des ambitieux et des sectaires, ces utopies, à la fois criminelles et frivoles, ont aggravé le mal. Il n’en est résulté de part et d’autre que des ressentiments plus amers, une résolution plus aveugle d’en finir, ici par la force, là par les révolutions. Mais, lorsqu’un peuple a perdu l’Évangile, il n’y a point de force qui le puisse contraindre à souffrir sans murmure tout ensemble les fatigues du travail et les privations de la pauvreté ; pas plus qu’il n’y a de révolution qui puisse contraindre la terre à se couvrir d’épis sans semailles et sans labour. Le système des bagnes de charité (inapplicable d’ailleurs en France, tant que la France restera catholique) triomphe en Angleterre : il y est un principe de ruine actif et certain. À l’heure de la révolution, ces tanières, où la société anglaise nourrit ses pauvres, vomiront sur elle des bêtes féroces. Le système de l’égalité des fortunes et des jouissances sans travail est en vigueur dans la Nouvelle-Zélande : on y meurt de faim, lorsque l’on n’a pas un homme à manger.

Entre ces solutions topiques du problème de la misère, il y a les puérilités des philanthropes et les spéculations des entrepreneurs de bienfaisance. Gens de bien, qui ne fuient point leurs aises et qui ne dédaignent pas les fumées de la gloire ! Ils ne s’accommoderaient guère, comme saint Vincent de Paul, d’habiter toute leur vie une chambre sans feu ; ils ne diraient jamais, ce que le Saint enseignait à ses disciples, « qu’il vaudrait mieux être jeté pieds et mains liés parmi les charbons ardents, que de faire une action en vue d’obtenir les louanges des hommes. » Au contraire, ils se font, le plus promptement qu’ils peuvent, authentiquer bienfaiteurs du genre humain. Accumulant les décorations et les prix de vertu, ils finissent par tremper confortablement leur soupe avec le bouillon des pauvres. Ce n’est pas la peine d’en parler davantage. On ne voit point que les pauvres sachent grand gré à ces parasites de vivre et de s’engraisser sur eux.

Nous justifierons cette conclusion en considérant un moment ce que réclament la dignité des pauvres et leurs intérêts, deux points de très grande conséquence pour la société tout entière.

À travers les éclats de leur zèle charitable, nous voyons les économistes et les socialistes mépriser les pauvres parfaitement, n’avoir aucun souci, les premiers de leur liberté, les seconds de leur dignité ; et, soit qu’ils en fassent les rebuts ou les maîtres du monde, ne considérer jamais en eux que la brute redoutable et puissante dont une politique habile doit se défaire par la force ou s’emparer par la flatterie. On étudie leurs faiblesses et leurs passions, d’une part pour les mater, de l’autre pour les séduire. Qui les aime ? Ceux qui savent qu’ils ont une âme et qui ont souci de l’avenir des âmes ; mais ceux-là, où les rencontre-t-on ?

Les pauvres ne sont pas naturellement aimables. On en croira saint Vincent de Paul lui- même ; il disait à ses prêtres : « Je ne dois pas considérer les pauvres selon leur extérieur ni selon ce qui paraît de la portée de leur esprit, d’autant que bien souvent ils n’ont presque pas la figure ni l’esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers et terrestres. » — « Mais, ajoutait-il, tournez la médaille, et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres ; qu’il n’avait presque pas la figure d’un homme en sa passion, et qu’il passait pour fou dans l’esprit des Gentils, et pour pierre de scandale en celui des Juifs ; et avec tout cela, il se qualifie l’évangéliste des pauvres : evangelizare pauperibus misit me. 0 Dieu ! qu’il fait beau voir les pauvres considérés en Dieu et dans l’estime que Jésus-Christ en a faite ! »

Quant à lui, il les considérait si bien ainsi, qu’il ne craignait pas d’affirmer que ceux qui auront aimé les pauvres pendant leur vie, ayant aimé Jésus-Christ lui-même, n’auront aucune crainte de ses jugements. Il en attestait son expérience ; « il le disait aux personnes qu’il voyait travaillées des appréhensions de la mort, » et il en tirait occasion de les exciter à l’amour des pauvres. Lorsque dans la récitation des litanies du saint nom de Jésus il prononçait ces mots : Jesu, pater pauperum, c’était d’un cœur plus pénétré et d’une voix plus attendrie. Jusqu’à son dernier jour il ne put entendre parler d’un malheureux sans soupirer et sans qu’aussitôt la compassion et la douleur se peignissent sur ce visage vénérable, que les disgrâces personnelles les plus sensibles et les plus soudaines n’altéraient pas. C’est là aimer les pauvres !

Mais pour les aimer de cette ardeur et de cette constance, il faut « les considérer en Dieu et dans l’estime que Jésus en a faite », science difficile, inconnue des philanthropes, méprisée des socialistes, que l’économie politique n’enseigne point, qui ne s’acquiert pas dans les bureaux. Science pourtant nécessaire et indispensable ! Car de savoir que les pauvres ont des faiblesses et des passions, c’est peu, même pour les dompter, même pour les séduire. Cette compression ne durera qu’un jour et les laissera plus irrités ; cette séduction n’aura qu’un moment et les rendra plus affamés de jouissances. Rien donc de fait, rien de gagné si l’on ne sait pas qu’il y a là des âmes, si l’on ne sait parler à ces âmes et leur donner Jésus-Christ. Jésus-Christ est leur droit, bien que dans les ténèbres où elles sont plongées elles ne le réclament pas ; et comme il est leur droit, il est aussi leur besoin.

Elles ont besoin de Jésus-Christ, elles en ont besoin invinciblement ; quelque lumière qu’on leur donne, elles ont besoin de ses lumières ; quelque consolation qu’on leur propose, elles ont besoin de ses consolations ; quelque promesse qu’on leur fasse, elles ont besoin de ses promesses ; en quelque gloire que l’on prétende les mettre, elles ont besoin de sa gloire. Tout leur manque, parce que Dieu leur manque ; c’est Dieu qu’il leur faut. Les progrès de l’instruction et des arts, de la liberté et du bien-être, rien ne remplacera Dieu ; la crainte des hommes ne le remplacera pas davantage. Tant que Dieu n’habitera pas ces âmes, elles seront de plus en plus abaissées, irritées, jalouses et rebelles. Il leur faut un frein assez puissant pour les contenir, mais en même temps assez noble et assez doux pour qu’elles consentent à se l’imposer elles-mêmes : c’est Dieu. Il leur faut un bien dont la possession les glorifie dans l’humilité et les rassasie dans les privations : il n’y en a pas d’autre que Dieu.

Et maintenant, qui leur fera connaître Dieu et qui le leur fera aimer, sinon ceux qui le connaissent et qui l’aiment ? Qui les persuadera de leur dignité de créatures de Dieu, sinon ceux qui confessent et qui vénèrent assez cette dignité pour s’en rendre les serviteurs et les esclaves ? Qui saura les relever à ce point sans exalter leur orgueil ? et en même temps leur prêcher le renoncement, l’abnégation, le mépris des biens du monde, sans exciter leurs soupçons ? Les fonctionnaires les plus imposants et les écrivains les plus habiles parleraient sans fruit sur ce chapitre essentiel : le don de convaincre en pareille matière est réservé aux hommes qui n’ont plus de fortune à défendre, plus d’appointements à gagner, et qui, pour se rendre dignes de prêcher le renoncement, ont donné l’exemple du sacrifice.

Mais ce n’est pas tout. Ces hommes de sacrifice, qui seuls peuvent mettre Dieu dans l’âme du pauvre, seuls aussi peuvent mettre du pain dans sa main. Par le sacrifice d’eux-mêmes, ils n’ont pas acquis seulement le don de prêcher efficacement l’abnégation à ceux qui manquent de tout ; Dieu leur a fait une autre grâce, non moins rare et précieuse : la grâce d’ouvrir partout les sources de l’aumône, de les ouvrir larges, fécondes, intarissables, capables de subvenir à toutes les nécessités.

On a beaucoup médit de l’aumône en ces derniers temps. Les socialistes trouvent qu’elle avilit celui qui la reçoit ; les économistes, qu’elle appauvrit celui qui la donne ; la bureaucratie craint qu’elle ne puisse conspirer, et voudrait qu’elle se purifiât sous ses doigts ; la philanthropie estime qu’on pourrait la rendre plus utile au commerce en la remplaçant par les loteries de bienfaisance et par les divertissements de charité ; car on a inventé des divertissements de charité pour faire pendant aux prisons de charité ! Les catholiques croient avec saint Vincent de Paul, et saint Vincent de Paul croyait avec tous les Pères de l’Église, que l’aumône est une semence féconde qui rend au centuple. « Un trésor enfoui ne germe pas dans la terre, disait un orateur sacré, mais il germe dans la main du pauvre. Il en sort des terres et des châteaux que la charité donne et que la Providence soutient ; il en sort des vertus, des talents et des places dont Dieu récompense dans les enfants les aumônes des pères ; il en sort plus que tout cela : il en sort la rançon de nos péchés, le germe de notre éternité bienheureuse, le gage de notre salut. » Quelque sentiment que l’on se forme à ce sujet, il faut accorder que l’aumône, dans les mains de saint Vincent de Paul, a fait d’étranges et inexplicables merveilles. En attendant que la science ait remplacé l’aumône par quelque chose de mieux, qui paraisse aux économistes plus prudent, aux socialistes plus honorable, aux philanthropes plus galant et aux bureaux plus régulier, il faut accorder aussi qu’en ce moment encore, après tant de dissertations, c’est l’aumône chrétienne, c’est elle toute seule, quoique gênée et affaiblie, qui, par des milliers de cœurs et par des millions d’offrandes, soutient le poids du paupérisme.

Si tout à coup ces cœurs se lassaient et si ces offrandes cessaient, si tant de sophismes absurdes et ingrats pouvaient tarir les sources de l’aumône, qu’arriverait-il en France ? Ferait-on sortir les soldats des casernes pour y loger le surcroît des pauvres, ou viderait-on les dépôts de mendicité pour y loger le surcroît des soldats ? Quelle taxe des pauvres suffirait à nourrir ces bandes affamées qui surgiraient de partout ? Quelles armées suffiraient à les contenir ? Après la destruction des couvents en Angleterre, sous Élisabeth, des multitudes sans ressource et sans abri se mirent à courir les campagnes. On essaya différents moyens pour obvier au fléau de leur misère, et les meilleurs qu’on trouva furent la potence et le canon. Voilà le dernier mot de la science temporelle en matière d’assistance publique. Si l’aumône manquait, il faudrait revenir à cette procédure, et l’on y reviendrait par une nécessité fatale, acceptée sans scrupule. Il n’en coûte pas tant de traiter ainsi des hommes qu’on est résolu de laisser mourir de faim et qui d’ailleurs, de leur côté, sont très décidés à vivre ou à vendre leur vie.

L’aumône vaut mieux, sans doute ; mais, l’aumône n’est abondante, n’est féconde, ne se perpétue qu’à de certaines conditions. C’est la piété qui fait les grands dons et qui les renouvelle ; elle ne les fait qu’à la sainteté, et le don le plus grand et le plus fécond de tous, le don de soi- même, est un don spécial de la sainteté même. Ôtez à Vincent de Paul sa sainteté ; laissez-lui seulement sa bonté, son courage, sa haute intelligence, tels qu’il les eut ; à supposer qu’un homme puisse posséder dans cette splendeur tant de qualités de cœur et d’esprit, et rester encore modeste et désintéressé sans être saint ; malgré toutes ces qualités, malgré toutes ces vertus, Vincent de Paul n’étant plus saint, n’est plus qu’un bon homme qui peut faire de bonnes choses, mais plus rien de grand ni de durable. Il peut distribuer dans son quartier quelques bouillons, quelques vieux habits, donner quelques conseils honnêtes, répandre quelques petits livres, instituer peut-être — c’est beaucoup ! — un club de bienfaisance, où le ridicule, l’intrigue et les repas s’introduiront en fort peu de temps. Il peut maintenir à peu près tout cela tant qu’il aura vie et force. Qu’il renonce à faire davantage, et surtout qu’il renonce à l’espoir de continuer ce peu de bien après sa mort ! Personne ne lui donnera des millions pour nourrir la Lorraine, et ensuite des millions pour nourrir la Picardie et la Champagne, et après des millions pour l’Ile-de-France, et encore des millions pour racheter les esclaves des pays barbaresques, et toujours des millions pour les enfants trouvés, pour l’hospice Saint-Laurent, pour les pauvres de Paris, pour les retraitants de Saint-Lazare, pour vingt autres œuvres immenses que l’on connaît, pour cent autres que l’on ne connaît pas ; et tout cela pendant cinquante ans de sa vie, et pendant deux cents ans après sa mort.

On ne se dépouille pas pour satisfaire les bonnes idées d’un philanthrope qui n’abandonne jamais lui-même le soin de ses petits intérêts. On fait plus et mieux que se dépouiller pour s’associer à la charité et aux mérites d’un saint qui traverse le monde tout revêtu et tout éclatant de la bonté, de la douceur et de l’abnégation du Fils de Dieu : on lui donne tout, et quand on lui a tout donné, l’on trouve que ce n’est pas assez encore, et l’on quitte tout pour le suivre. Par ce premier sacrifice, on a gagné la sainte contagion du sacrifice suprême. On vient donc à ses pieds, et on lui dit : « Me voici, je n’ai plus de patrie, plus de famille et plus de volonté. Je suis à Dieu par vous, disposez de moi suivant la volonté de Dieu. Mettez-moi au service des pauvres, des forçats, des esclaves ; envoyez-moi au martyre. » Il prononce et l’on obéit. Et lorsqu’il est mort depuis plusieurs siècles, de tous les coins de la terre et de tous les rangs de la société, des hommes saints, des vierges pures viennent encore tous les jours faire cette offrande à son tombeau.

C’est une folie, disent quelques sages dont les idées, fort différentes de celles-là, ont un grand crédit dans notre époque si sereine et si bien ordonnée. En effet, c’est une folie, la folie de la croix ! Mais cette folie relève la dignité des pauvres, les nourrit, les console et entretient dans le peuple ce qu’il y reste de bon sens et de vertu. Remercions Dieu qui n’a point permis que cette folie se tournât en sagesse humaine, et félicitons-nous d’avoir vingt mille Sœurs de Charité et cinquante mille autres religieuses, filles, petites-filles, arrière-petites-filles de saint Vincent de Paul, de qui vient cette postérité angélique ; folles de la croix, répandues dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les faubourgs, dans les campagnes, pour servir les pauvres sans autre salaire que celui du bœuf qui foule le grain ! Les espérances et les provisions de la pauvreté sont là plus que dans les merveilles de l’industrie, et l’ordre social est mieux défendu par ces humbles petits couvents que par la force, l’ampleur et le nombre des casernes.

Si les pauvres voyaient encore assez fréquemment, comme autrefois, un seigneur vendre sa terre patrimoniale pour leur en distribuer le prix, et transformer sa dernière maison en hôpital dont il deviendrait le plus attentif infirmier, cette folle action vaudrait bien des brochures sages contre le socialisme. À défaut de ces grands exemples que ne produit plus une société élevée dans l’amour des richesses et dans l’ignorance de Dieu, la folie qui anima saint Vincent de Paul nous donne encore des congrégations religieuses d’hommes et de femmes, des prêtres, des moines, des missionnaires, des Frères des écoles ; elle a récemment enfanté dans le Maine des Frères du travail manuel ; elle forme à Saint-Han, en Bretagne, des Frères laboureurs ; elle multiplie les Filles de la Charité, les Filles de la Providence, les Sœurs de Saint-Joseph, les Hospitalières ; et les dernières venues, les Petites-Sœurs des Pauvres, s’épanouissent dans ce champ béni de la sainte charité, semblables à tout ce qu’il a produit de plus robuste et de plus beau. Grand Dieu ! que resterait-il aux pauvres s’ils n’avaient pas tout cela, et que ne demanderaient-ils pas à la société si tout cela venait à disparaître !

Or, tout cela, c’est le fruit exclusif de l’Évangile, et si l’on veut y songer, on comprendra ces paroles de l’Apôtre des nations, que l’Église lit au peuple le jour même de la fête de saint Vincent de Paul : SI L’ÉVANGILE QUE NOUS PRÊCHONS EST ENCORE COUVERT D’UN VOILE, C’EST POUR CEUX QUI VEULENT PÉRIR. (II Cor., IV.)

Louis VEUILLOT.

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