LES MISSIONS. — Saint Vincent de Paul missionnaire. — Organisation des missions rurales. — Vertus et qualités des missionnaires. — La prédication d’après le saint. — Sa conduite envers les hérétiques et les infidèles. — Les imitateurs de Vincent de Paul. — Fruits du nouvel apostolat. — Missions à la cour et à l’armée. — Les missions à l’étranger : en Italie, en Barbarie, en Irlande, aux Hébrides, en Pologne, à Madagascar.
APRÈS les ravages de la Réforme et les longs troubles des guerres du seizième siècle, la France avait besoin d’être évangélisée de nouveau. Dans les campagnes surtout, le mal spirituel était grand ; la foi avait disparu avec les pratiques religieuses, et les mauvaises mœurs avaient succédé à l’ancienne honnêteté des champs. Une génération chrétienne était à refaire. Les missions que Vincent de Paul avait commencées si humblement, pour le salut de quelques paysans, furent un des principaux instruments de la restauration religieuse du grand siècle. Avec la congrégation de la Mission, le nouvel apostolat s’étendit à une multitude de campagnes. Pendant quinze ans, Vincent de Paul en fut l’ouvrier le plus actif. Convaincu par expérience de l’extrême besoin qu’avaient les gens de la campagne d’être instruits des choses nécessaires au salut, il s’appliquait avec un zèle toujours plus ardent à ce saint ministère. Dans son insatiable charité, il eût voulu embrasser toutes les nécessités des âmes et se multiplier dans tous les lieux à la fois, en sorte que lorsqu’il était obligé de revenir à Paris, il lui semblait, en approchant, que les portes de la ville devaient tomber sur lui et l’écraser. « Tu t’en vas, se disait-il en lui-même, et voilà d’autres villages qui attendent de toi le même secours ; si tu ne fusses allé là, vraisemblablement telles et telles personnes, mourant en l’état que tu les as trouvées, seraient perdues et damnées. Or, si tu as trouvé tels et tels péchés en cette paroisse-là, n’as-tu pas sujet de penser que de pareilles abominations se commettent en la paroisse voisine, où ces pauvres gens attendent la mission ? Et tu t’en vas ! tu les laisses là ! S’ils meurent cependant, et qu’ils meurent dans leurs péchés, tu seras en quelque façon cause de leur perte, et tu dois craindre que Dieu ne t’en punisse. » Ainsi, cet infatigable apôtre s’excitait aux missions et y conviait les autres par un immense désir du salut de tant de pauvres âmes abandonnées. On compte par centaines celles qu’il fit lui-même, mais celles qu’il dirigea ou inspira sont beaucoup plus nombreuses.
Depuis la prise de possession de Saint-Lazare, en 1632, quoiqu’empêché souvent par la multitude des affaires de vaquer à son cher ministère des campagnes, il préside aux innombrables missions qui se donnent par les prêtres de sa congrégation dans toute l’étendue du royaume. C’est avec ce génie pratique qui éclate en chacune de ses créations qu’il avait organisé ce nouvel apostolat rural.
Dans chaque mission, après avoir obtenu le mandement de l’évêque diocésain et le consentement du curé de la paroisse, un prêtre partait d’abord pour préparer les voies. Le premier dimanche il avertissait les habitants de la venue prochaine des missionnaires, leur rappelait les principaux devoirs du chrétien et les fautes contraires, ouvrait les cœurs à la pénitence et les disposait à une bonne confession. Quelques jours après arrivaient les autres envoyés, au nombre de trois au moins. Avant de partir ils s’étaient préparés eux-mêmes à la mission par la retraite et la prière, et ils emportaient la bénédiction du supérieur avec ses instructions particulières.
« Chartreux à la maison, apôtres aux champs », tels étaient les prédicateurs que Vincent de Paul envoyait au peuple des campagnes pour le convertir, En route, ils commençaient leur ministère auprès des pauvres et des enfants. Dès le lendemain de leur arrivée, après avoir pris les ordres et les conseils du curé, ils se mettaient à l’œuvre, tout en observant au milieu de leurs travaux le règlement de la Congrégation. Trois sortes d’exercices constituaient la mission : une prédication de grand matin, pour laisser aux pauvres gens leur journée de travail ; un petit catéchisme dans l’après-midi aux enfants, et un grand catéchisme le soir pour toute la paroisse. Les sujets ordinaires des prédications étaient la pénitence, les fins dernières de l’homme, le péché, la mort, le jugement, les vices et les défauts les plus communs à la campagne, la prière, la fréquentation des sacrements et la dévotion à la sainte Vierge, les vertus chrétiennes, la persévérance dans le bien, la résignation dans les afflictions et la pauvreté, le bon emploi de la journée. L’explication des principaux dogmes et mystères de la religion, ainsi que des Commandements, du Symbole et des sacrements, était réservée pour le grand catéchisme.
La mission durait quinze jours au moins, et le plus souvent trois et quatre semaines ; afin que le bien eût le temps de se faire. Les confessions avaient lieu pendant tout ce temps-là, et vers la fin les tout petits enfants aussi y étaient préparés. La communion générale du dernier jour, qui était en même temps le jour de la première communion pour les enfants, se faisait avec toute la préparation et la solennité convenables à ce grand acte, et le lendemain matin une messe d’action de grâces terminait les exercices. Pendant toute la durée de la mission, les prêtres visitaient les malades et surtout les pauvres avec un soin particulier de leurs âmes ; ils voyaient aussi les maîtres et maîtresses d’école, leur donnant des conseils pour bien former la jeunesse, principalement aux bonnes mœurs et à la piété ; ils faisaient des conférences spirituelles aux prêtres du voisinage sur les devoirs de leur état, s’employaient auprès des familles à terminer les différends, à rétablir la paix, enfin ils instituaient la confrérie de charité. La mission terminée, l’un d’eux allait en rendre compte à l’évêque, et les autres revenaient à la communauté se préparer dans la retraite à de nouveaux travaux.
Tel était le plan de campagne de la pacifique milice des soldats de Dieu avec laquelle Vincent reconquit village par village une partie de la France à l’Évangile. Pour réaliser une si sainte conquête, ce grand zélateur de la foi formait des missionnaires à son image, en leur enseignant les vertus de l’apostolat. Avant tout il leur communiquait un ardent amour des pauvres, un saint zèle pour leur vocation. « Oh ! Dieu ! s’écriait le vénérable supérieur dans les conférences de Saint-Lazare, qu’il fait beau voir les pauvres, si nous les considérons en Dieu et dans l’estime que Jésus-Christ en a faite ! Malheur donc à nous, si nous nous rendons lâches à servir et secourir les pauvres ! Car après avoir été appelés de Dieu et nous être donnés à lui pour cela, il s’en repose en quelque façon sur nous… Jugez si nous n’avons pas sujet de trembler, si nous venons à manquer en ce point, et si à cause de l’âge, ou bien sous prétexte de quelque infirmité ou indisposition, nous venons à nous ralentir et à dégénérer de notre première ferveur. Pour moi, nonobstant mon âge, je ne me tiens point pour excusé de l’obligation de travailler au service des pauvres ; car qui m’en pourrait empêcher ? Si je ne puis prêcher tous les jours, je ne prêcherai que deux fois la semaine ; et si je n’ai assez de force pour me faire entendre dans les grandes chaires, je parlerai dans les petites ; et si je n’avais pas encore assez de voix pour cela, qui est-ce qui m’empêcherait de parler simplement et familièrement à ces bonnes gens, comme je vous parle à présent, les faisant approcher et mettre autour de moi comme vous êtes ? »
C’était dans l’humilité et dans l’abnégation d’eux-mêmes que les missionnaires devaient apprendre à devenir, comme Jésus-Christ, les évangélistes des pauvres, Vincent de Paul leur prêchait sans cesse à l’égard des autres la douceur et la patience, et pour eux-mêmes la confiance en Dieu, l’abandon à la Providence, le détachement des choses de la terre, la sainte indifférence pour les emplois, les lieux, les personnes, une continuelle mortification de corps et d’esprit, en un mot toutes les vertus chrétiennes et apostoliques. Il voulait avant tout dans ses missionnaires des hommes de foi, de prière et de vertu, parce qu’il les voulait uniquement occupés au ministère des âmes. La science n’était point à ses yeux leur affaire, quoiqu’il tînt à ce qu’ils fussent solidement instruits de la théologie et des matières de controverse. À l’un de ses premiers compagnons, très versé dans les langues orientales, M. Ducoudray, qui était à Rome pour les affaires de la Mission, il écrivait dans le but de le détourner de savants travaux de linguistique qu’on lui demandait : « N’y pensez pas, Monsieur, je vous en conjure : ces sortes d’ouvrages nourrissent la curiosité des savants, mais ne servent de rien au salut du pauvre peuple auquel la Providence nous a destinés. Il vous suffit d’être en état de défendre la divinité de Notre-Seigneur en ce royaume quand vous y serez rappelé. Il y a actuellement en France des pauvres qui vous tendent les mains et qui vous disent de la manière la plus touchante : « Hélas ! Monsieur, vous avez été choisi de Dieu pour ce contribuer à notre salut, ayez donc pitié de nous ; aidez-nous à sortir du mauvais état où nous sommes. Depuis longtemps nous croupissons dans le péché, l’ignorance et les ténèbres. Nous n’avons besoin pour en sortir ni de versions syriaques, ni de versions latines, Votre zèle et le mauvais jargon de nos montagnes nous suffira. Sans cela nous sommes en danger de nous perdre. » C’est dans la même pensée que Vincent de Paul interdisait à ses prêtres de composer et surtout de publier des ouvrages, ne voulant pas qu’ils sortissent de la modeste condition de la Compagnie, ni que rien vînt les distraire de leur fonction principale.
Comme il dédaignait pour les siens les vains avantages de la science, il méprisait aussi les artifices de l’éloquence humaine. Ce grand serviteur de Dieu, étant rempli d’un esprit vraiment apostolique, voulait que ses missionnaires se formassent à la parole dans l’oraison bien plus que dans l’étude de la rhétorique. « L’oraison, disait-il, est un grand livre pour le prédicateur : c’est là qu’il puisera les vérités divines dans le Verbe éternel qui en est la source, pour les répandre après parmi le peuple ; c’est par l’oraison qu’il se rendra capable de toucher les cœurs et de convertir les âmes. » Le parfait missionnaire ne devait pas avoir d’autre modèle pour parler au peuple que Jésus-Christ, qui se servait d’un langage simple et à la portée de tout le monde, et qui expliquait par des comparaisons familières les vérités de l’Évangile. « Ne craignez pas, disait Vincent de Paul, d’annoncer aux peuples les vérités chrétiennes dans la simplicité de l’Évangile et des premiers ouvriers de l’Église… La réputation de la Compagnie doit être en Jésus-Christ, et le moyen de l’y mettre et de l’y maintenir est de se conformer à lui, et non pas aux grands prédicateurs… Nous n’en avons pas de tels… et si nous affectons d’instruire le pauvre peuple pour le sauver et non pas de nous faire valoir et de nous recommander, nous avons assez de talent pour cela, et plus nous y apporterons de simplicité et de charité, plus nous recevrons de grâce de Dieu pour y réussir. Il faut prêcher Jésus-Christ et les vertus comme les apôtres ont fait. » Cette simplicité du discours, il la voulait aussi dans la voix et dans l’attitude du prédicateur ; il ne bannissait pas moins le ton de déclamation que la subtilité des conceptions et la recherche des effets. Vincent de Paul était le modèle de cette éloquence tout apostolique, inspirée de l’Évangile et pénétrée de l’amour des âmes, Il parlait humblement, avec vérité et naturel, mais aussi avec force et onction, et par là il atteignait plus sûrement à la vraie éloquence qu’en cherchant à tourner agréablement de belles pensées et qu’en haussant pompeusement la voix. Pour maintenir sa congrégation dans les sages pratiques de la chaire, il composa lui-même une méthode familière et simple, qu’il appelait sa petite méthode et qui est, comme tous les règlements auxquels il mit la main, un chef-d’œuvre de bon sens. Ainsi Vincent de Paul enseignait à ses frères les vertus qui font les apôtres et les qualités qui font les bons prédicateurs.
Formés à son école, ils portaient dans toutes les missions son esprit et ses exemples. C’était le saint qui parlait en eux ; c’était sa foi qui inspirait leurs discours, et sa charité qui remplissait leurs cœurs. Plus la congrégation de Saint-Lazare se développait, plus les missions se multipliaient. Chaque maison nouvelle qui s’établissait devenait un nouveau centre de prédication. Toul eut la première, et la Lorraine en sentit bientôt les précieux bienfaits. D’autres établissements se formèrent successivement en vingt villes. À Richelieu, ce fut le grand cardinal lui-même qui fonda la maison de la Mission, pour laisser un monument de sa piété et marquer l’estime qu’il avait de Vincent de Paul. Sa nièce, la duchesse d’Aiguillon, dont les libéralités étaient inépuisables, avait établi avant lui une mission de quatre prêtres dans la ville de son titre ducal. Les évêques sollicitaient de toutes parts des prêtres de Saint-Lazare. De généreux bienfaiteurs, et entre tous l’illustre commandeur de Sillery et Jacques de Chordon, aidaient à leur établissement. Louis XIII les protégeait autant qu’il les estimait. Maître de Montpellier par une heureuse victoire qui arrêtait les complots des calvinistes, après avoir accordé la paix aux religionnaires révoltés, et pour achever la pacification, il fit prêcher dans la ville une mission par les fils de Vincent de Paul. Plus tard, à peine le pieux roi eut-il acquis la souveraineté de Sedan, presque toute infectée de l’hérésie, qu’il y fit faire à ses frais des missions, et Louis XIV voulut que le reste de la donation royale servît à la fondation d’une maison à Sedan. Dans tous les diocèses, les missionnaires méritaient les éloges donnés par le grand évêque de Meaux à ceux que Louis XIII, par une nouvelle preuve de sa bienveillance royale envers la Mission, avait établi à Crécy. « Pour nous, Très Saint Père, écrivait Bossuet à Clément XI, nous conservons du vénérable Vincent de Paul un souvenir d’autant plus cher et plus durable, que nous le voyons encore vivant dans sa congrégation et dans notre diocèse. Nous vivons avec ses disciples, nos frères dans le sacerdoce ; nous travaillons avec eux, et nous nous réjouissons dans le Seigneur de les voir nourrir le troupeau à nous confié de leur doctrine et de leurs exemples, avec un zèle incessant et infatigable. »
D’année en année, le bon père voyait grandir la petite compagnie dont il avait si humblement remis la destinée à la seule Providence. En vain ne voulait-il en partage que le pauvre peuple des champs. Le vœu du clergé et des populations forçait son humilité, et dans les principales villes, à Troyes, à Agen, à Tréguier, à Metz, à Narbonne, à Amiens, à Noyon, à Saintes, il avait dû envoyer de ses prêtres pour y multiplier ses œuvres. De là les missions s’organisaient chaque année pour la campagne. Saint-Lazare envoyait des apôtres jusqu’aux extrémités du royaume et de préférence dans les pays les plus infestés de l’hérésie. On a compté près de sept cents missions ordonnées par son vénérable supérieur. C’est par milliers que se firent celles des autres maisons établies en plus de vingt-cinq diocèses. D’Amiens à Marseille et de Sedan à Tréguier, la France fut pendant quarante ans évangélisée sous la direction de Vincent de Paul, qui non seulement formait sans cesse de nouveaux ouvriers évangéliques, mais qui les suivait partout où ils allaient, les soutenant de ses conseils et de ses exhortations, et recevant d’eux des rapports sur les résultats de leurs travaux et les besoins des populations. Retenu à Paris par la multitude des occupations, auxquelles les années ne faisaient qu’ajouter, il enviait le bonheur de ses enfants et aspirait à des travaux qui n’étaient plus de son âge. À l’un d’eux il disait qu’il aurait voulu partir pour les montagnes de la Lozère pour y travailler jusqu’à son dernier soupir. « Que j’ai de confusion, écrivait-il à un autre, de me voir si inutile au monde en comparaison de vous !… Certes, Monsieur, je ne puis me retenir : il faut [222] que je vous dise tout simplement que cela me donne de nouveaux et de si grands désirs de pouvoir, parmi mes petites infirmités, aller finir ma vie auprès d’un buisson, en travaillant dans quelque village, qu’il semble que je serais bien heureux s’il plaisait à Dieu me faire cette grâce. » L’année précédente, entre deux accès de fièvre et malgré ses soixante-dix-sept ans, il avait couru à la mission de Rueil avec l’ardeur de ses premières années, et il voulait recommencer autre part. Cette ferveur toujours jeune, il la communiquait aux siens, et jusqu’à son dernier soupir il fut l’instigateur des missions de la Compagnie.
L’élan était donné. Vincent de Paul avait ranimé le zèle de l’apostolat. Les prêtres qui venaient se former sous sa direction à l’esprit sacerdotal devenaient, comme ceux de sa congrégation, des missionnaires, et ils s’en allaient prêcher dans les villes que ceux-ci laissaient pour les campagnes. Une sainte émulation se répandait partout. En beaucoup de diocèses, des compagnies de missionnaires se formaient à l’exemple de la congrégation des prêtres de la Mission ; d’autres communautés demandaient à s’affilier à celle de Saint-Lazare pour faire aussi ses œuvres. C’était un disciple de Vincent de Paul que ce vénérable Louis Calon, si zélé pour les missions, qui travailla seul ou avec les Lazaristes dans les diocèses de Paris, de Rouen, de Meaux, de Chartres et de Senlis. Il mourut à Vernon, exténué de travaux et de pénitences, disputé par les fils de saint François à l’affection et à la reconnaissance de Vincent de Paul. M. Olier aussi, grand serviteur de l’Église, avait commencé sa carrière dans les missions ; élève de saint Vincent de Paul avant de devenir fondateur de la compagnie de Saint-Sulpice, il rapportait à ce maître le fruit de ses travaux. « Vous avez heureusement commencé, lui écrivait-il, et vos premiers exemples m’ont fait quitter Paris pour venir travailler en ces lieux. Continuez donc en ces divins emplois, étant vrai que sur la terre il n’y a rien de semblable. » Répandus dans l’Auvergne et dans le Languedoc, les missionnaires de Saint-Lazare prêchèrent souvent dans le voisinage des lieux évangélisés par l’héroïque François Régis, ce saint si semblable à saint Vincent de Paul. Comme le fondateur de la Mission, le grand apôtre du Velay et du Vivarais s’était voué particulièrement à l’instruction des gens de la campagne et dans les pays ravagés par l’hérésie ; comme lui, il joignait à l’enseignement l’assistance des pauvres ; émule de sa charité, il semblait lui avoir emprunté sa méthode de prédication, son éloquence à la fois simple et forte, et pour l’imiter tout à fait, de même que Vincent de Paul établissait dans ses missions la confrérie de la Charité, François Régis instituait partout la confrérie du Saint- Sacrement. Dans le même temps, un autre ami des pauvres, un autre saint tout embrasé aussi de l’amour de Dieu, se rencontrait avec les fils de Vincent. Prédicateur à la parole enflammée, Michel Le Nobletz attirait à lui les peuples de la Basse-Bretagne, trop souvent livrés à l’ignorance et à la grossièreté, trop souvent aussi dépourvus de secours spirituels. Selon l’esprit de Vincent de Paul, il ne négligeait pas non plus les besoins du corps en s’occupant de ceux de l’âme ; à son imitation, il exerçait de pieuses veuves à recueillir des aumônes et à visiter les pauvres, et lui-même mendiait pour eux. Au bout de quarante années de cette vie apostolique, Michel Le Nobletz avait même eu la joie de laisser des disciples pour continuer ses travaux et des règles pour l’exercice des missions ; il eut l’honneur d’ouvrir la carrière au P. Maunoir.
Du nord au midi et de l’orient au couchant, c’était comme une explosion d’apostolat. Les prodiges de la prédication de saint Vincent Ferrier étaient renouvelés pour la France avec un accroissement d’ouvriers et une plus grande abondance. de fruits. Vincent de Paul se réjouissait de voir son œuvre des missions se propager par les siens ou par d’autres. Il était le premier à saluer dans le P. Eudes, qui venait aussi de fonder une congrégation de missionnaires, un émule de ses travaux. Le premier apôtre des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie évangélisait avec une merveilleuse bénédiction la Normandie et la Bretagne, et il était venu à Paris faire admirer, du père des missions, l’ardeur et la sainteté de sa parole apostolique. Vincent de Paul applaudissait à tous ces heureux résultats. Peu de temps avant sa mort, il en exprimait humblement sa joie à un de ses frères en Pologne : « Nous avons, lui disait-il, la consolation de voir que nos petites fonctions ont paru si belles et si utiles, qu’elles ont donné émulation à d’autres pour s’y appliquer comme nous et avec plus de grâces que nous… Il y a sujet de louer Dieu du zèle qu’il excite en plusieurs pour l’avancement de sa gloire et le salut des âmes. »
Grand fut le fruit de toutes ces missions auxquelles Vincent de Paul avait donné le branle par son exemple et sa prodigieuse activité. Où le péché abondait, la grâce surabonda. « Qui est-ce qui pourra concevoir, s’écrie le vieil historien du saint, la grandeur, l’étendue et la multiplicité des biens qui ont réussi pour la gloire de Dieu et pour l’utilité de son Église ? Qui pourra dire combien de personnes, qui étaient dans une ignorance criminelle des choses de leur salut, ont été instruites des vérités qu’elles étaient obligées de savoir ? Combien d’autres, qui avaient croupi toute leur vie dans l’état du péché, en ont été retirées par de bonnes confessions générales ? Combien de sacrilèges qui se commettaient en la réception indigne des sacrements ont été réparés ? Combien d’inimitiés et de haines déracinées, et d’usures bannies ? Combien de concubinages et autres scandales ôtés ? Mais combien d’exercices de religion et de pratiques de charité établis ? Combien de bonnes œuvres et de vertus mises en usage en des lieux où elles n’étaient seulement pas connues ? Et ensuite, combien d’âmes sanctifiées et sauvées qui glorifient maintenant Dieu dans le ciel, lesquelles auraient peut-être, sans le secours qu’elles ont reçu des missions, persévéré jusqu’à la mort dans leurs péchés, et à présent blasphémeraient et maudiraient Dieu avec les démons dans l’enfer ? C’est lui seul qui connaît l’étendue et le nombre de tous les biens que la grâce a opérés par le ministère de ses serviteurs dans ces emplois apostoliques, et qui les manifestera un jour à sa plus grande gloire. »
Mais les missions de la première moitié du dix-septième siècle eurent un résultat plus général ; elles conservèrent la France au catholicisme. L’hérésie, avec toutes ses suites, avait atteint si profondément les populations, qu’à la faveur de l’indifférence religieuse et du dérèglement elle se serait peut-être emparée du royaume très chrétien, si les missions innombrables entreprises sur tous les points n’avaient ranimé partout la vraie foi et les vertus chrétiennes. Et ce bienfait, dont vit encore aujourd’hui la France catholique, doit être rapporté d’abord à Vincent de Paul.
Les circonstances, qui étaient pour le saint autant d’ordres de la Providence, étendirent le cercle des missions rurales pour lesquelles la congrégation de Saint-Lazare avait été principalement instituée. L’armée reçut aussi les secours spirituels de ses disciples. C’était en 1636. L’ennemi s’avançait sur la capitale et les troupes étaient occupées ailleurs. Richelieu accourt pour soutenir le courage de la population ; Paris épouvanté fournit une milice d’occasion et la maison de Saint-Lazare devient une place d’armes, Tout est agité autour de lui, Vincent seul est tranquille. Cependant Louis XIII, pensant que la religion des soldats serait la meilleure garantie du succès de ses armes, demande à Vincent de Paul des missionnaires. Ils partent au nombre de quinze, munis d’un règlement de leur père pour cette nouvelle vie des camps et, dès les premiers jours, ils reçoivent la confession de plusieurs milliers de soldats. La peste, qui accroît leur zèle, rend plus efficaces leurs prédications. Cette armée de recrues devient une armée de pénitents, avec laquelle le roi repousse l’Espagnol, fait capituler Corbie et trembler la Flandre.
Deux ans après, Louis XIII voulut avoir aussi sa mission. Il répugnait à Vincent de Paul d’employer ses prêtres à ce ministère, tant il craignait que la simplicité de leurs manières et la rudesse de leurs discours ne fussent un objet de scandale aux beaux esprits. Les courtisans raillèrent d’abord leur ignorance des beaux usages ; mais à force d’entendre cette parole apostolique sans ménagements pour les vices brillants du monde, cette éloquence toute nue de l’Évangile, il fallut changer de conduite. Les femmes, renonçant aux immodesties de la toilette, embrassèrent le service des pauvres, et la cour de Saint-Germain se changea en confrérie de charité. Heureux de ces résultats, le pieux monarque disait ce que c’était ainsi que les prêtres devaient travailler quand ils voulaient réussir, et qu’il rendrait partout ce témoignage aux membres de la congrégation de Saint-Lazare. » Le 10 février suivant, le roi se plaçait d’une manière particulière, lui et son royaume, sous la protection de la sainte Vierge, et la France devenait par un acte public le royaume de Marie.
Une nouvelle mission avait lieu à Saint-Germain quelques années plus tard, sur le désir d’Anne d’Autriche ; c’était principalement pour les nombreux ouvriers qui travaillaient alors aux bâtiments du château, mais la cour en profita. Il y eut plusieurs missions dans une. En même temps qu’on prêchait aux ouvriers, des conférences de piété étaient faites chaque jour aux filles de la reine, et Anne d’Autriche assistait avec les personnes de sa suite aux prédications du soir.
Le dauphin lui-même, âgé de trois ans à peine, participait à la mission. La reine avait voulu qu’on lui fît le petit catéchisme, et ce fut un disciple du pâtre des Landes qui enseigna les premiers éléments de la doctrine chrétienne à celui que la postérité devait appeler Louis le Grand.
Il n’est pas jusqu’aux forçats, pour lesquels l’ancien aumônier général des galères avait une miséricordieuse tendresse, qui n’eurent leur part dans cet apostolat. Dès que l’hôpital que la charitable duchesse d’Aiguillon leur avait fait bâtir à Marseille eut été terminé, elle songea à établir auprès d’eux des fils de Vincent de Paul pour les instruire et les consoler dans leurs maladies. Une maison de missionnaires fut fondée avec une dotation de 14 000 livres pour les missions qu’ils devaient faire aux, forçats, de cinq en cinq ans, dans les différents ports du royaume où se trouvaient les galères. Le succès de la première fut prodigieux, Bienfaiteur de l’hôpital, Mgr Gault rivalisait aussi avec les apôtres du bagne ; mais bientôt le jeune évêque succombait héroïquement à la maladie, laissant à Marseille le renom d’un fidèle imitateur de la charité de Vincent pour les galériens.
Le saint fondateur de la Mission, habitué à ne point former d’autres projets que ceux auxquels la Providence le portait elle-même, n’avait pas songé à étendre au-delà des campagnes de France le fruit de ses prédications ; mais les circonstances, qui étaient pour lui l’indication de la volonté divine, le jetèrent dans de nouvelles entreprises. Dès les premiers temps de l’établissement à Saint-Lazare, les affaires de la congrégation l’avaient obligé à envoyer à Rome plusieurs de ses prêtres. Sur son ordre, les premiers négociateurs se firent missionnaires. Ils s’en allaient, le soir, attendre sous la cabane les pâtres de la campagne romaine, pour leur donner à leur tour la pâture spirituelle. Se rappelant la détresse de ces pauvres gens abandonnés à eux-mêmes durant de longs mois dans ce désert, Vincent avait recommandé à ses confrères d’être pour ces brebis perdues le bon pasteur de l’Évangile, Ce fut là le commencement des missions étrangères ; leur premier ouvrier, Le Breton, eut la gloire d’y succomber de fatigue. Elles se propagèrent bientôt dans les provinces voisines de Rome et jusqu’aux extrémités de l’Italie, dès que la bienveillance particulière d’Urbain VIII, témoin des heureux effets de cette prédication, permit à Vincent de Paul d’établir ses prêtres au centre de la catholicité. Les largesses de la duchesse d’Aiguillon avaient fait de la maison de Monte-Citorio un autre Saint-Lazare, qui abritait les mêmes œuvres de charité pour les pauvres et de piété pour les ecclésiastiques, et qui entretenait le même feu divin de l’apostolat. En vingt ans il se fit, de Naples à Turin, plus de deux cents missions. Là encore, Dieu bénissait les desseins de son fidèle serviteur et les travaux de ceux qu’il avait placés sous sa conduite. En Italie, les missionnaires n’avaient pas seulement à lutter contre le désordre des mœurs et le blasphème, fort répandu chez les gens du peuple ; ils se heurtaient aussi à des haines de familles, à des rivalités de bourgs, qui rendaient leur ministère plus difficile. Partout, les réconciliations furent un des principaux fruits de leur parole, le libertinage fit place à des mœurs plus régulières. Partout les envoyés de Vincent laissaient comme trace de leur passage la confrérie de la charité et les conférences ecclésiastiques, dont ils avaient montré aux curés le profit pour leurs peuples.
De Rome, les prêtres de la Mission, appelés par le cardinal Durazzo, étaient venus jusqu’à Gênes, où une autre maison fut fondée et bientôt magnifiquement dotée par la générosité du marquis de Brignole-Sale, héréditaire dans cette illustre famille. Là, en quelques années, ils changèrent la face du diocèse. La peste qui éclata montra en eux une charité à l’épreuve de la mort ; ils y perdirent presque tous les leurs, l’héroïque Blatiron, leur supérieur, le premier ; mais ils n’en gagnèrent que plus d’âmes à Jésus-Christ. De Gênes les missionnaires passèrent dans l’île de Corse, qui dépendait de la superbe république des Doges. Le sénat génois lui-même les y avait appelés pour travailler en compagnie d’autres prêtres et de religieux à la régénération des habitants de l’île. Ce fut un vrai miracle de conversion de voir l’impiété, le concubinage, le vol, les vengeances cesser à la voix des prédicateurs, qui emportèrent pour prix de leurs travaux la reconnaissance publique. Les missions du Piémont ne furent pas moins fructueuses ; Vincent de Paul n’avait pu y employer que quatre prêtres, mais ces bons ouvriers évangéliques, dont le zèle se multipliait avec le travail, eurent à lui raconter les merveilles de la miséricorde divine sur un peuple empressé à profiter de la grâce.
En Italie comme en France, Vincent de Paul était l’âme de toutes les missions qui se faisaient par ses ordres et sous sa conduite. De la maison de Saint-Lazare, qu’il ne quitta presque plus dans les vingt dernières années de sa vie, il ne se contentait pas de diriger ses envoyés avec une activité et une sagesse merveilleuses, il les devançait par les saintes ardeurs de ses désirs et ouvrait à leur zèle des contrées infinies. C’était un des plus ardents souhaits du saint fondateur de la Mission que d’aller prêcher Jésus-Christ aux infidèles. « Ah ! misérable que je suis ! s’écriait- il ; je me suis rendu indigne par mes péchés d’aller rendre service à Dieu parmi les peuples qui ne le connaissent point. » Et il disait aux siens : « Qu’heureuse, oh ! qu’heureuse est la condition d’un missionnaire qui n’a point d’autres bornes de ses missions et de ses travaux pour Jésus- Christ que toute la terre habitable ! Pourquoi donc nous restreindre à un point et nous prescrire des limites, puisque Dieu nous a donné une telle étendue pour exercer notre zèle ? »
Aucune contrée infidèle ne pouvait exciter plus sa charité que la Barbarie. Depuis sa captivité à Tunis, il se rappelait sans cesse qu’il y avait là des milliers de pauvres chrétiens, retenus dans les chaînes et exposés à l’apostasie par la rigueur des mauvais traitements ; mais pendant quarante ans il n’avait pu que prier pour eux. L’Europe chrétienne qui, à la voix de l’Église, avait aboli chez elle l’esclavage, s’était trouvée impuissante à le supprimer au-delà de ses frontières. Les croisades avaient contenu, sans pouvoir la détruire, la domination de Mahomet, et avec elle reparaissait l’horrible institution du paganisme. L’Église ne cessait pas de combattre avec ses armes. Du rachat des captifs elle avait fait une des plus saintes œuvres de la miséricorde chrétienne, selon cette parole de saint Paul : « Souvenez-vous de ceux qui sont dans les chaînes, comme si vous y étiez vous-mêmes. » Les affreuses souffrances de l’esclavage suscitaient d’admirables dévouements. Pour délivrer les captifs, Jean de Matha et Félix de Valois, Pierre Nolasque et Raymond de Pennafort, ayant vendu tous leurs biens, s’étaient faits mendiants et esclaves eux-mêmes, et leur héroïque exemple était devenu la loi de deux instituts monastiques.
Cependant la charité des religieux de la Merci et de la Rédemption ne suffisait pas à racheter les malheureux chrétiens qui tombaient, sous le joug des Sarrasins d’Afrique. Depuis des siècles, les corsaires barbaresques ravageaient les côtes de la Méditerranée, pillant les navires, capturant les passagers ; Tunis, Alger, Tripoli étaient les entrepôts de leur brigandage, et c’est de là aussi qu’ils s’élançaient pour écumer les mers. Le grand Ximénès les avait menacés un instant ; mais après l’expédition malheureuse de Charles-Quint contre ces repaires de piraterie, aucun prince n’avait plus rien osé entreprendre et les États chrétiens, la France elle-même, abaissée par la funeste alliance de François 1er avec le Sultan, ne savaient plus protéger leur commerce que par des traités toujours violés et des tributs humiliants. Au temps de Vincent de Paul, la piraterie, plus redoutable que jamais, entassait vingt et trente mille victimes par an dans les bagnes des côtes mauresques. À Tunis, il avait vu les malheureux captifs de toute condition, de tout âge, hommes et femmes, français, italiens, espagnols, portugais, grecs, flamands, allemands, suédois, exposés en vente comme des bêtes : les uns, après avoir été achetés par un maître inhumain, ne quittaient la chaîne que pour être employés aux plus durs travaux ; les autres servaient sur les galères à la piraterie ; tous, horriblement maltraités, souffraient des cuisantes ardeurs du soleil ou de la rigueur du froid, de la faim et de la fatigue. « S’il y a, disait Bossuet, quelque servitude capable de représenter à nos yeux la misère extrême de la captivité horrible de l’homme sous la tyrannie du démon, c’est l’état d’un chrétien captif sous la tyrannie des mahométans, car le corps et l’esprit y souffrent une égale violence, et l’on n’est pas moins en péril de son salut que de sa vie. » Le cœur compatissant de Vincent de Paul cherchait à accommoder les travaux de sa congrégation aux besoins de ces malheureux. À côté des pères de la Merci et des Trinitaires qui venaient racheter des esclaves et repartaient ensuite avec eux, il y avait une autre œuvre à fonder pour leur soulagement. Avec le concours de la généreuse duchesse d’Aiguillon, et à la faveur des traités qui permettaient aux rois de France d’entretenir des consuls dans toutes les villes maritimes de l’empire de la Porte, et aux consuls d’avoir un chapelain pour le service religieux de leur maison, Vincent, encouragé par le pieux roi Louis XIII, trouva le moyen d’organiser l’œuvre nouvelle : ce fut la Mission ajoutée à la Rédemption.
En vantant à ceux de sa congrégation les services des autres ordres religieux institués pour la délivrance des captifs, Vincent leur disait : « Cela n’est-il pas excellent ct saint, messieurs et mes frères ? Néanmoins il me semble qu’il y a quelque chose de plus en ceux qui non seulement s’en vont en Barbarie pour contribuer au rachat de ces pauvres chrétiens, mais qui, outre cela, y demeurent pour vaquer en tout temps à faire ce charitable rachat, et pour assister à toute heure, corporellement et spirituellement, ces pauvres esclaves, pour courir incessamment à tous leurs besoins, enfin pour être toujours là, prêts à leur prêter la main, et leur rendre toute sorte d’assistance et de consolation dans leurs plus grandes afflictions et misères : « oh ! messieurs et mes frères, considérez bien la grandeur de cette œuvre ! La connaissez-vous bien ? Mais y a-t-il une chose plus rapportante à ce qu’a fait Notre-Seigneur, lorsqu’il est descendu sur la terre pour délivrer les hommes de la captivité du péché et les instruire par ses paroles et par ses exemples ? »
Désormais donc, sur les plages barbaresques, saint Vincent de Paul va s’unir à saint Jean de Matha et à saint Pierre Nolasque pour le soulagement corporel et spirituel des chrétiens captifs. Pendant les quinze dernières années de sa vie, Vincent consacra plus d’un million de livres au rachat des esclaves et il en délivra jusqu’à douze cents ; mais qui pourrait compter le nombre bien plus grand des malheureux que ses fils consolèrent, assistèrent et soutinrent dans la foi ? Comme toujours, il commença l’œuvre nouvelle par un essai. Ce fut l’héroïque Louis Guérin qui partit le premier, en compagnie du frère François Francillon réservé, après un demi-siècle de travaux, à un glorieux martyre ; ils arrivèrent le 22 novembre 1645 à Tunis, sur cette terre deux fois sanctifiée par la mort de saint Louis et par la captivité de saint Vincent de Paul. La France prenait possession par la croix de ces contrées barbares, où, deux siècles après, le drapeau blanc de la monarchie très chrétienne devait annoncer au monde civilisé la fin de la domination turque sur les mers. Les missions, autant que les armes, lui donnèrent comme un droit de conquête par la longue possession d’état de son influence. Apôtres de l’Évangile, ouvriers de la civilisation et représentants de la France, les missionnaires ouvrirent la voie aux flottes de Louis XIV et de Charles X, et la Barbarie s’étonna moins de devenir terre française, ayant connu depuis longtemps la vertu de la religion et le prestige du drapeau de son conquérant.
Au bout de deux ans de travaux auprès des malheureux esclaves, Louis Guérin obtenait de la faveur du dey de Tunis la permission de faire venir d’autres prêtres auprès de lui. Bientôt arrivait M. Le Vacher ; tous deux firent admirer l’héroïsme de leur charité au milieu de la peste. Le fléau emporta le premier. Jean Le Vacher, resté seul, en même temps qu’il lui succédait, remplaçait le consul de France, atteint aussi par la contagion ; et plus tard, chargé lui-même par le roi du consulat, il expiait de sa vie, à la bouche d’un canon, le bombardement d’Alger. Bienfaiteur de ses compatriotes et martyr de la foi, il couronna la plus noble vie par la plus glorieuse mort.
Cependant Vincent avait expédié d’autres missionnaires à Alger, et, pour accroître leur bienfaisante action, il faisait nommer dans les villes maritimes, des consuls animés comme eux de l’esprit de propagande catholique, De Paris, il suivait leurs travaux, encourageait leurs efforts. Avec cette merveilleuse sagesse qu’il apportait à tout, il traçait à ses envoyés leur règle de conduite parmi les infidèles, leurs devoirs envers les captifs, et il ne manquait pas non plus de les exhorter à la constance et de les préparer aux persécutions qui les attendaient au milieu des musulmans. Pour achever l’établissement de la Mission, il faisait bâtir à Alger, aidé encore des libéralités de la duchesse d’Aiguillon, un hôpital pour les malades. Les biens que sa tendresse procura aux esclaves chrétiens, et qu’il continua après sa mort par ses enfants, rendirent ces lieux de désolation et de désespoir plus tolérables par la foi qui soutenait les cœurs et la charité qui adoucissait les maux. « Certes, dit le témoin de sa vie, quand il n’aurait fait autre chose que d’établir et conserver l’exercice public de la religion. catholique, qui continue depuis tant d’années dans une terre barbare, à la vue de ses plus cruels persécuteurs, ce ne serait pas une petite gloire pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a bien voulu se servir de la main de son fidèle serviteur pour dresser comme un trophée à son très saint nom dans ces deux royaumes infidèles, et faire triompher la charité chrétienne en des lieux d’où il semblait que l’humanité fût bannie, et où l’on voyait continuellement exercer l’injustice et la violence avec toute sorte d’impunité. »
Mais de nouvelles contrées s’étaient déjà ouvertes à son zèle infatigable. En 1646, le pape Innocent X lui demandait d’envoyer des prêtres de sa congrégation en Irlande, à cause de l’ignorance trop commune des catholiques de ce pays et des entreprises des herétiques anglicans sur leur foi. Vincent s’empressait d’obéir au vicaire de Jésus-Christ, et pour première règle à ses missionnaires, après l’union entre eux, il leur recommandait de donner l’exemple de l’obéissance envers le souverain Pontife à un clergé que la politique anglaise poussait à la rébellion. Ils arrivèrent à point pour fortifier dans leur foi le clergé, et le peuple avant que la tyrannie sanglante de Cromwell l’eût mise si glorieusement à l’épreuve, et ceux qui étaient restés à achever l’œuvre se trouvèrent là pour assister Limerick, le dernier rempart des Stuarts, au milieu des horreurs du siège et de la peste.
« Hélas ! s’écriait dans sa reconnaissance l’évêque de cette malheureuse ville, quand M. Vincent n’aurait jamais fait pour la gloire de Dieu que le bien qu’il a fait à ces pauvres gens, il se doit estimer bien heureux. »
Les missionnaires étaient encore en Irlande, que Vincent de Paul, avec les aumônes des présidentes de Lamoignon et de Herse, en faisait passer deux autres dans l’archipel des Hébrides. Ces innombrables îles, au climat dur, au sol stérile, étaient dépourvues de prêtres depuis le schisme d’Angleterre. Leurs malheureux habitants avaient tout oublié de leur ancienne foi, jusqu’au baptême. Pour venir à leur secours, la persécution, le dénuement, la difficulté des lieux, n’arrêtèrent point Dermot Guy. À la voix de cet intrépide missionnaire, les populations des côtes de l’Écosse et celles des îles, avec leurs seigneurs, reviennent à la connaissance de la religion ; mais, épuisé par les privations de ce rude apostolat, comme François-Xavier en face de la Chine, il meurt en vue de la grande île de Paba, « lieu étrange et terrible », où l’appelait, avec la confiance en Dieu et le mépris du danger, l’espoir de ramener des âmes à Jésus-Christ. Pendant ce temps-là, Francis Whyte, en compagnie d’un père jésuite et d’un prêtre séculier, puis Lunsden avec d’autres, travaillaient, tantôt sur les côtes opposées d’Écosse, tantôt dans les montagnes, au milieu des mêmes dangers, des mêmes souffrances, et avec le même succès.
À l’autre extrémité de l’Europe, les peuples de la campagne avaient besoin aussi d’être instruits de la religion. En 1650, la jeune reine de Pologne, Marie-Louise de Gonzague, demandait des prêtres à Saint-Lazare ; elle avait vu de près, en France, les œuvres de son supérieur, étant elle-même de la compagnie des Dames de charité. L’année suivante, quatre missionnaires partirent, bientôt suivis des Filles de la charité. Les Jésuites, établis depuis un siècle en Pologne, l’avaient préservée du protestantisme. Jean-Casimir venait de la sauver d’une invasion de Cosaques ; mais aussitôt de nouvelles guerres, suscitées par la fureur du schisme et de l’hérésie, éclataient sur cet infortuné pays, et à la suite des Suédois unis aux Moscovites, arrivaient la peste avec la famine. Ce fut le premier exercice des missionnaires d’assister les pauvres de Varsovie au milieu de ces fléaux. Comme en Barbarie, en Irlande et aux Hébrides, le premier envoyé, le saint prêtre Lambert eut l’honneur de succomber en martyr, consacrant ainsi par sa mort la mission. Heureux d’une si grande gloire pour sa petite compagnie, Vincent excitait le zèle de ses prêtres de Saint-Lazare par la vue du dévouement de leurs frères.
« Si quelques-uns d’entre nous, leur disait-il avec l’autorité de ses exemples et l’humilité de sa grande âme, sont encore esclaves de la nature, adonnés aux plaisirs de leurs sens, ainsi que l’est ce misérable pécheur qui vous parle, qu’ils se réputent indignes de la condition apostolique où Dieu les a appelés, et qu’ils entrent en confusion de voir leurs frères qui l’exercent si dignement, et qu’ils soient si éloignés de leur esprit et de leur courage. Mais qu’ont-ils souffert en ce pays-là ? La famine ? Elle y est. La peste ? Ils l’ont eue. La guerre ? Ils sont au milieu des armées et ont passé par les mains des soldats ennemis. Enfin, Dieu les a éprouvés par tous les fléaux, et nous serions ici comme des casaniers sans cœur et sans tête ! »
Ne pouvant autre chose, il priait ardemment, et il demandait à tout le monde des prières pour la malheureuse Pologne qu’il aimait. Et qui dira que la fuite de Charles-Gustave de Suède, le rétablissement du roi Jean-Casimir dans les provinces perdues, le maintien de la religion catholique en Pologne, n’ont pas été l’effet de ses saintes prières ? Le catholicisme affermi par la paix, la Pologne devint comme une seconde patrie pour la Mission, dont les établissements s’étendirent aussi à l’Allemagne.
Mais, avant que Vincent de Paul eût envoyé ses compagnons en Pologne, un ordre de la Providence appelait pour la première fois la congrégation de la Mission hors d’Europe. C’est d’elle que le nonce du Saint-Siège avait fait choix, à la demande de la compagnie d’Orient, pour aller à Madagascar. Des prêtres et des jésuites, venus avec ces hardis Portugais du seizième siècle, qui propageaient le règne de Jésus-Christ en étendant leur domination sur les mers, avaient déjà évangélisé la Grande-Terre de saint Laurent. En moins d’un siècle, cependant, l’intempérie du climat avait détruit l’établissement portugais, et la compagnie d’Orient tentait, pour le compte de la France, un nouvel essai de colonisation. Deux prêtres de la Mission, Nacquart et Gondrée, partirent les premiers, emportant les sages instructions de Vincent pour la route et pour leur ministère dans ce pays lointain. C’est le 4 décembre 1648 qu’ils arrivèrent, après une longue navigation de six mois et demi, qui avait été une continuelle prédication à bord du navire et dans les lieux de station. Tout était à refaire. Les Malgaches étaient retombés dans l’idolâtrie et la turpitude des mœurs. Les deux missionnaires se partagent entre les colons et les noirs, et bientôt ceux-ci accourent à leur case, demandant le baptême. Gondrée meurt le premier, emporté par la fièvre ; Nacquart, craignant aussi d’être prévenu par la mort, compose dans la langue du pays un catéchisme pour ses successeurs, puis il instruit quelques-uns des Français qui partent en expédition dans l’intérieur à être aussi missionnaires ; lui-même parcourt les cases des Malgaches et visite plusieurs de leurs tribus, baptisant, prêchant, condamnant la polygamie, réhabilitant les mariages entre Français et négresses, s’occupant de l’instruction des femmes et des filles du pays. Il meurt à son tour, et ce n’est que trois ans après que Vincent de Paul peut le pleurer avec son compagnon.
De nouveaux missionnaires les remplacent et reprennent l’œuvre. Une révolution dans le gouvernement de la colonie, des rivalités marchandes et des expéditions malheureuses entravent la mission. Un des nouveaux venus meurt bientôt ; la disette vient seconder l’apostolat de Bourdaise qui est resté seul, sa charité multiplie les conversions : « Oh ! écrivait-il alors à Vincent, s’il y avait ici [244] deux ou trois prêtres, dans un an tout ce grand pays d’Anos serait baptisé ! » Aussitôt de nouveaux compagnons lui sont envoyés. Bourdaise en profite pour faire des missions dans les villages, restant en chacun d’eux le temps de former un Malgache à apprendre aux autres à prier. Cependant il réclamait toujours des coadjuteurs pour remplacer les premiers, Vincent ne se décourageait pas d’en faire partir, mais les naufrages, le scorbut, la disette conspiraient à la fois contre les nouveaux envoyés. Les derniers partis ne purent même pas arriver ; ils apportaient une lettre de Vincent pour Bourdaise, qui déjà n’était plus, et en route ils apprirent la mort de Vincent lui-même. Le successeur du vénérable père les renvoie, et d’autres arrivent encore après eux. L’œuvre de Dieu se fait au milieu de toutes les contradictions ; malheureusement les désordres de l’administration nouvelle de la colonie, passée aux mains de la compagnie des Indes, viennent tout compromettre. Abandonnés par les autorités, dépourvus de tout soin, les missionnaires étaient presque tous malades et mouraient l’un après l’autre ; à la fin, la mission fondée au prix de la vie de vingt-sept prêtres et frères de la congrégation disparaissait, avec la colonie française, au milieu d’un soulèvement général de l’île. Mais tant de morts précieuses aux yeux du Seigneur ne furent pas perdues ; grâce à cette divine semence de martyrs, le catholicisme a refleuri à Madagascar.
Ce n’était point encore là toute l’œuvre de saint Vincent de Paul. Sur l’ordre de Rome, il avait conçu un projet de missions à Babylone, en Perse, dans les Indes orientales ; il avait même jeté les yeux sur l’Amérique et jusque sur la Chine, embrassant le monde entier dans les efforts d’un zèle inépuisable, qui de lui-même n’allait pas de l’avant, mais qui suivait l’impulsion de la Providence avec une sainte et tranquille ardeur.
D’autres achèveront ce qu’il a commencé. À ses fils d’abord de poursuivre son œuvre : où il n’a pas été, ils iront. Émules de leurs frères des Missions étrangères, des disciples de saint François et de saint Ignace, des pères de Picpus, du Saint-Esprit et de tous les autres missionnaires, ils se partageront avec eux la terre ; ils s’établiront, avec les Filles de la Charité, leurs compagnes apostoliques, à Maurice, dans le Levant, en Perse, en Abyssinie, sur les bords du Missouri, aux États-Unis, au Brésil, au Pérou et au Chili, à l’Équateur, aux Îles Philippines, au Mexique et en Chine, afin de porter aux contrées les plus éloignées le bienfait de l’Évangile et d’apprendre au monde entier que la charité de saint Vincent de Paul est allée jusque-là.