5.- SAINT VINCENT ET LA GESTION DES BIENS
Tous les documents de la DSE insistent sur la fonction sociale de la propriété des biens ; dès le début, l’Eglise a défendu la destination universelle de ces biens. Un texte de Jean XXIII dans Mater et Magistra nous le rappellera ainsi qu’un petit paragraphe de Gaudium et Spes :
« Et comme la propriété privée porte intrinsèquement une fonction sociale, ainsi qui jouit d’un tel droit doit nécessairement l’exercer au bénéfice et pour l’utilité des autres »[1].
« Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les peuples. En conséquence les biens créés doivent parvenir à tous en forme équitable sous l’égide de la justice et dans la charité »[2].
Deux siècles avant l’assistance publique, trois siècles avant la sécurité sociale, Saint Vincent met en marche quantité d’œuvres et de services totalement gratuits, pour et avec les pauvres. Pour cela il a été nécessaire de trouver des ressources et travailler pour les conserver.
Dans sa stratégie organisatrice, Saint Vincent est capable de convaincre les puissants, dans les domaines politiques, économiques et sociaux, de leur obligation morale de protéger les plus faibles et de les aider à récupérer leur dignité. Nous connaissons son appartenance au Conseil de Conscience, sa demande à la Reine Anne d’Autriche que les paysans soient protégés contre les pillards[3] et son intervention auprès du Pape Innocent X durant la Fronde[4].
Face au pouvoir politique, il n’est ni un opposant systématique, ni un exécuteur servile mais un fidèle disciple de Jésus (rendre à César ce qui est à César), encore plus fidèle aux pauvres et à Dieu (rendre à Dieu ce qui est à Dieu).
Il obtient des dons de la part du Roi et de la Reine[5]. Il trouve des ressources pour la « fondation », c’est-à-dire qu’il obtient de l’argent ou des terres pour une fin précise, dont les revenus assurent leur exécution. Nous savons que les Seigneurs de Gondi apportèrent 45 000 livres pour la fondation de la Congrégation de la Mission. (On calcule qu’une livre équivaut à quelques 60 € actuels). Les rentes totales du Prieuré Saint Lazare, avec toutes ses possessions, atteignent annuellement 40 à 50 000 livres. Il reçoit des legs de membres de la noblesse, obtient des ressources d’exploitations agricoles et arrive même à investir dans des compagnies de transport. A cela nous devons ajouter les revenus perçus d’autres prieurés et les dons d’une multitude de bienfaiteurs.
Pour Vincent les biens sont nécessaires pour répondre aux besoins des pauvres, sans que cela lui fasse oublier le spirituel. Il dit en effet :
« O mon Dieu ! La nécessité nous oblige à avoir de ces biens périssables et à conserver à la Compagnie ce que Notre Seigneur y a mis ; mais nous devons nous y appliquer comme Dieu même s’applique à produire et à conserver les choses temporelles pour l’ornement du monde et la nourriture de ses créatures, en sorte qu’il a soin de pourvoir jusqu’à un ciron ; ce qui n’empêche pas ses opérations intérieures, par lesquelles il engendre le Fils et produit le Saint Esprit ; il fait celles-ci et n’omet pas les autres »[6].
Cette nécessité de compter sur les ressources matérielles le porte aussi à défendre quelques propriétés en faisant appel aux tribunaux, tout en nous laissant le témoignage de sa pensée :
« Nous plaidons le moins que nous pouvons et quand nous sommes contraints à plaider, ce n’est qu’après avoir pris conseil et du dedans et du dehors. Nous aimons mieux relâcher du nôtre que de mal édifier le prochain »[7].
Si aujourd’hui nous parlons de « destination universelle des biens », Saint Vincent fonde la diligence et la fidélité dans leur gestion sur le fait qu’ils appartiennent aux pauvres et donc à Dieu. Entendons-le s’adressant aux sœurs qui sont responsables de l’administration :
« Vous êtes obligées de le bien ménager et d’en user fidèlement : Premièrement, parce que c’est le bien du Bon Dieu, en tant que c’est le bien des pauvres. C’est pourquoi vous devez en avoir grand soin, non seulement parce qu’ils appartiennent à des pauvres qui en ont grand besoin, mais parce que c’est le bien de Notre Seigneur Jésus Christ »[8].
Pour Vincent de Paul, la gestion des biens matériels acquiert une dimension mystique, entendue comme ‘vie d’union à Dieu’ et que le Saint formule comme ‘ un même vouloir et non vouloir avec Lui et en Lui’[9]. Vincent rencontre Dieu non seulement dans le pauvre, mais aussi dans la gestion des biens, dans l’ingéniosité et la créativité qu’il lui a fallu pour secourir une immense multitude de pauvres : enfants abandonnés, orphelins, malades, paysans dans la misère, réfugiés, etc.
L’administrateur qui remplit sa mission, purifié par le détachement et dans l’esprit vincentien, se convertit aussi en une image du Dieu Créateur et Provident. Rappelons-nous le texte de l’évangile de Mathieu, que Saint Vincent aimait tant :
« Quand vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait »[10].
En conséquence, comme nous le disions au début, servir un pauvre c’est servir Jésus ; réciproquement, puisque Dieu habite aussi en nous, quand nous servons les pauvres, c’est Dieu qui les sert à travers nous et prend soin des malades, des personnes âgées, des orphelins… nous actualisons l’action de la Providence. Pour qu’il en soit toujours ainsi, adressons notre demande au Seigneur avec les mêmes paroles avec lesquelles le fait Saint Vincent :
« Permettez donc, mon Dieu, que, pour continuer nos exercices à votre gloire, nous vaquions à la conservation du temporel, mais que cela se fasse en sorte que notre esprit n’en soit pas contaminé, ni la justice blessée, ni nos cœurs embourbés »[11].
Il existe un texte de Jean Paul II dans « Sollicitudo Rei Socialis », je ne sais s’il est très connu, dont l’accomplissement nous mènera très loin ; c’est peut-être à cause de cela qu’il est resté caché. Il dit ceci :
« En cas de besoin, on ne peut donner la préférence à l’ornementation superflue des églises et aux objets de culte précieux ; au contraire, il pourrait être obligatoire d’aliéner ces biens pour donner du pain, de la boisson, des vêtements et une maison à ceux qui en sont privés »[12]
L’avez-vous lu quelquefois ? Vous êtes-vous arrêtés dessus ? Sommes-nous capables de mesurer la portée de ce que dit Jean Paul II ? Si pour le reste des mortels, cela peut ne pas être entendu, pour nous, fils et filles de Saint Vincent, cela devrait être le plus normal du monde, puisque trois siècles avant, Monsieur Vincent disait aux missionnaires de la Congrégation, dans une conférence sur la Pauvreté :
« Pour la Compagnie ! Oh ! Que jamais on ne permette rien de singulier, ni au vivre, ni au vêtir ; J’excepte toujours les malades, pour l’assistance desquels il faudrait vendre jusqu’aux calices de l’église. Dieu m’a donné tendresse pour cela, et je le prie de donner cet esprit à la Compagnie. Donc que personne n’ait rien de singulier »[13].
Certains pourraient penser que l’expression est le fruit d’un moment de ferveur. Non. C’était une conviction profonde de notre saint Fondateur car il l’exprime plus d’une fois, y compris par écrit. En 1639, il écrit au père Pierre du Chesne, Supérieur du père Dufestel malade :
« Je lui écris et le prie de faire son possible et de ne rien épargner pour se faire traiter. Je vous supplie, Monsieur, d’y tenir la main, et à cet effet, de faire en sorte que le médecin le voie tous les jours et que ni les remèdes, ni la nourriture lui manquent. Oh ! que je souhaite que la Compagnie soit saintement profuse pour cela ! Je serais ravi si l’on me mandait de quelque lieu que quelqu’un de la Compagnie eut vendu les calices pour cela !»[14].
Ayant traité de l’attitude et de la pratique de Saint Vincent sur le respect des biens, nous passons au point suivant.
[1] M.M., 19
[2] G.S., 69
[3] Coste IV, 429
[4] Coste IV, 455
[5] Coste II, 80 et 483
[6] Coste XII, 110
[7] Coste III, 62
[8] Coste X, 305
[9] Coste I, 587
[10] Mt 25,40
[11] Coste XII, 111
[12] SRS, 31
[13] Coste XII, 410
[14] Coste I, 530