Voici une anecdote historique d’un spectateur de cirque qui, chaque soir, venait voir le numéro du dompteur de lions. Et, comme on l’interrogeait sur cette inutile répétition, il répondit: «J’attends le moment où le lion va dévorer le dompteur. Ceci arrivera bien un jour». Si vous &es dans cette disposition, c. á. d. si vous attendez que mon sujet me dévore, je vous en donne ma parole sur l’honneur, vous serez satisfaits.Je dois donc vous donner quelques aperçus sur l’homme fuyant et sur l’œuvre multiforme d’un nommé Louis Abelly. Je vais d’abord judiciairement et policièrement vous donner sa carte d’identité telle que la police du XVII’ siècle pouvait l’établir. Elle est assez complétée. Louis Abelly est né á Paris en juin 1604. Nous n’avons pas son acte de baptisme. Il est nommé par le roi au siégé de Rodez, mais ceci par deux fois, comme quoi l’escalade des degrés pontificaux était assez difficile pour lui. La première fois, ce fut le 18 avril 1662, la seconde fois le 22 mai 1663. Il fut agréé par le pape le 9 juin 1664 et consacré á Paris, en l’église des pères jésuites, ce qui est tout-á-fait significatif étant données les tractations pour les changements de sièges pontificaux. II est consacré á Paris, rue Saint Antoine, le 24 août 1664, par Hardouin de Péréfixe archevêque de Paris, Gaspar de Daillon, évêque d’Albi et Charles de Lorraine évêque de Condon. Il démissionne en 1666, alléguant ses maux de poitrine. Il se retire á Saint Lazare-les-Paris où il meurt le 4 octobre 1961. C’est dire que ce malade s’était conservé longtemps vivant. Il avait pris soin de faire construire á l’intérieur de l’église de Saint-Lazare la chapelle des Saints Anges. Les Filles de la Charité doivent savoir que la dévotion aux neuf chœurs des Anges leur vient de Messire Louis Abelly, ancien évêque de Rodez. Il voulait aussi se faire enterrer dans cette chapelle des Anges.
Je veux vous dire qu’en 1941, Monsieur Jean Parrang, auquel nous devons énormément, et qui connaissait fort bien la topographie de l’ancien Saint-Lazare, fut mandé avec votre serviteur pour découvrir où se trouvaient la tombe de Saint Vincent, celle de René Alméras, d’Edme Joly, de l’évêque de Saintes et de Bassompierre. Nous les retrouvâmes. D’autres parts, il y eut une petite erreur de la part de Monsieur Jean Parrang, une erreur de cinquante centimètres, car nous voulions avoir également ce qu’il restait des ossements ou du squelette de Louis Abelly, erreur de cinquante centimètres, mais qui est fatale. Mais, voilà qu’en 1968, si je ne me trompe, un coup de téléphone du curé de « Saint Vincent de Paul » m’alerte: « on creuse de nouveau pour faire un parking d’autos, venez vite ». Là j’indique qu’il fallait creuser tout á cène d’un panneau marquant « Sens interdit », c’est là qu’il se trouve. Et, en effet, on trouva un certain nombre d’ossements. Mais, je vous le dis en secret pour que vous le disiez á tout le monde, le curé de « Saint Vincent de Paul », après négociation, obtint de ramasser ces ossements, de les mettre dans deux valises et, si vous voulez les voir, il faut aller dans le grenier de l’église de Saint Vincent de Paul, Paris 10′ arrondissement.
Voilà ce que je puis vous dire sur la matérialité policière de Louis Abelly.
Si, d’autre part, nous voyons ses œuvres, parmi lesquelles nous allons trouver une vie de Vincent de Paul, notons d’abord que, depuis l’âge de vingt-deux ans, 1616, jusqu’en 1678, c.à.d. pendant cinquante-deux ans, il a publié trente-huit ouvrages. Le plus édité c’est « La couronne de l’Année chrétienne ». Elle est éditée depuis 1657 jusqu’en 1875 et comporte cinquante et une éditions. « La moelle théologique — la medula theologica — » comporte deux volumes. Elle est publiée en 1651. Elle sera encore éditée en 1735. Allez plutôt á Salamanque et á Rio de Janeiro pour en retrouver quelques exemplaires. Et puis, voilà « La vie de Messire Vincent de Paul, instituteur de la Congrégation de la Mission et premier supérieur » (1664), dont les rééditions s’étalent jusqu’en 1901. De sorte qu’il faut faire extrêmement attention, non seulement á la date de l’édition, mais aussi au contenu. Je veux vous en donner un simple exemple. L’édition de 1664, que je n’ai pas transportés faute de camionneur, comporte 2.539.727 caractères. L’édition de 1667, qui est assez rare — á ma connaissance, il n’en existe que quatre — comporte seulement 1.288.445 caractères, c.à.d. 1.251.282 en moins. Bien des modifications sont intervenues et Louis Abelly, paisiblement retiré á Saint Lazare á cette période, n’est plus l’auteur. C’est un autre, c’est le secrétaire général Fournier. Si le temps le permet, je vous lirai un passage hautement significatif.
Cette vie de 1664 fut recommandée par René Alméras dans une lettre circulaire du 16 septembre 1664 que vous trouverez dans le Recueil des circulaires de 1877, tome premier, pape 67-69. L’essentiel, c’est la phrase de René Alméras: « Un missionnaire n’a besoin que de trois livres: les Règles ou Constitutions de la Congrégation de la Mission, deuxièmement l’Ecriture et, troisièmement, Louis Abelly, « La vie de Messire Vincent de Paul » ». Remarquez que l’approbation tombe sur l’édition de 1664. Il n’est pas parlé de l’édition de 1667 qui devenait indispensable, étant donné que la difficulté des transports, les grèves de chemins de fer de l’époque, nécessitaient un volume portatif que l’on peut mettre facilement entre les mains des missionnaires circulants et, également, dans les bagages des Filles de la Charité. Aux Archives Nationales, nous avons les inventaires de ce que les Filles de la Charité emportaient lorsqu’elles partaient pour un pays lointain, ne fut-ce que le Sud de la France.
Voilà la fiche policière externe de Messire Louis Abelly, évêque de Rodez, auteur signalé d’une vie de Vincent de Paul.
Mais, pour comprendre son œuvre, á la fois dans sa diversité d’ouvrages, dans sa maniéré de travailler, essayons de pénétrer dans son laboratoire, son oratoire, et de voir sa maniéré de procéder, car ce n’est pas un esprit inventif. Il y a des schémas tous faits. Il a déjà écrit la vie de Monsieur Renard et l’hagiographie à ses règles au XVIIe siècle comme elle en aura plus tard. « Né de parents pauvres, mais honnêtes, montra de bonne heure une grande dévotion á la Sainte Vierge ». Les parents de Vincent de Paul, on pouvait les appauvrir, mais enfin, ils avaient du bétail. La dévotion á la Vierge Marie est une projection rétrospective. Mais Abelly est fidèle aux règles de l’hagiographie du XVIIe siècle.
Quelles sont ses dispositions? Je vais essayer de vous fournir quelques traits pour un portrait. « Portrait, dit Pascal, dit présence et absence ». Dieu veuille que les traits que je vous fournisse vous permettent de saisir une faible présence, fut-ce celle d’une ombre ou d’un fant6me. Louis Abelly ne fut ni un grand homme ni un écrivain de talent. Simplement, malgré le cadre étroit de son horizon, ce fut un honnête homme et un bon prêtre, mais un honnête homme qui ne fréquentait pas les salons, un bon prêtre au sens Oit la réforme catholique du XVIIe siècle rêvait de son clergé et… de temps á autre retrouvait un prêtre.
Dans sa carrière, il avait pratiqué — de la pastorale dirions-nous — autant qu’écrit, c’est-á-dire qu’il avait généreusement donné de son temps et de sa personne autant que de son encre et de sa plume qui était pâteuse, laborieuse sans fatigue et sans force.
Tour á tour, pasteur et administrateur, directeur d’âmes et écrivain, polémiste et spirituel, moraliste et liturgiste, ami et courtisan de la paix, mais aussi polémiste sans venin et sans originalité. Cet érudit sans critique et sans prétention était un biographe prodigieusement inattentif aux horizons de l’Histoire.
Par tempérament, il se serait cru actif, une tantine bilieux avec des « retombées lymphatiques ». Au vrai, c’était un simple, gracié de quelque ingénuité. Par tempérament, il était tout d’une pièce, sans brutalité bien sûr, mais d’une lourdeur éprouvante. Sa dévotion était étrangère á tout mysticisme. Elle s’imposait par sa constance et accablait par la continuité de son sérieux… et aussi, par une absence inquiétante de verve et de sourire. Elle colonisait par lassitude et se conservait par un discret ennui.
Son style, car Monsieur Abelly à un style particulier, était la première expression et donnait le dernier mot de son caractère. Était moins onctueux que lâche et détendu, et le dessein de son pro- pos demeurait irrémédiablement privé de vitalité et de couleur.
Sans doute, Monsieur Abelly n’arrivait-il pas á se donner á lui-même une image exacte de ce qu’il était, de ce qu’il rêvait devenir. C’est pourquoi, il n’imposait pas aux autres un portrait qui se gravait dans les mémoires. Après ce long déroulement d’années qui nous sépare de lui, son nom évoque trois personnages.
* * *
Le premier, celui d’un théologien, un peu morne, il est vrai, le Père de la « Moelle théologique » et de la « Défense de l’Eglise ». Mais les historiens de la théologie le perdent facilement de vue et le laissent en lisière du grand combat du jansénisme. Dans la grisaille des arrières plans, ce fantassin sans gloire et sans espérance s’estompe.
Le second personnage est celui d’un spirituel puisque Monsieur Abelly est auteur de méditations et qu’il a longtemps parlé aux prêtres par son « Sacerdos christianus ». Dans ce domaine, c’est un classique dirait-on, ou plus rigoureusement, c’est un traditionnel. Dans la liturgie éprouvante de la vie religieuse, il est au « Commun des confesseurs anonymes ».
Le troisième personnage, le biographe patronne la vie de Monsieur Renard et reste le témoin irrespirable de la vie de Vincent de Paul. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, fi reste l’ordonnateur d’un bréviaire des études vincentiennes et de la vie charitable au grand siècle. Son d’ile, en raison des multiples éditions de la biographie de Monsieur Vincent, est dans l’histoire de la biographie religieuse comme dans le soutien permanent d’une tradition religieuse, considérable. C’est sous ce double aspect que nous continuons encore aujourd’hui á l’étudier.
* * *
Je ne puis maintenant que vous fournir quelques indications sur les sources de la vie de Louis Abelly concernant Vincent de Paul. Ces sources sont nombreuses, mais de valeur extrêmement inégale. Elles comprennent:
- des écrits objectifs, des pièces juridiques, des lettres, jusqu’á 600 lettres;
- des écrits accidentels: conférences aux Filles de la Charité, menus prélèvements quoique le texte soit celui qui ait été vérifié du vivant de Saint Vincent par Saint Vincent lui-même, ce qui n’est pas le cas des conférences aux missionnaires;
- quelques entretiens aux Dames de la Charitè, certains de ces entretiens et de ces allocutions ayant été conservés hors de la Congrégation et révélés par des pièces d’archives que l’on trouve uniquement là où elles sont et elles sont là où nous ne le pensons pas. C’est ainsi que Jules Gossin en 1834 a donné, ne venant pas de la Congrégation, une allocution aux Dames de la Charité. C’est ainsi que Monsieur Robert Schumann avait une allocution aux Dames de la Charité que j’ai photographiée avant qu’elle ne soit mise en vente á l’hôtel Drouot et que j’ai publiée dans le tome XV. Curieusement Monsieur Vincent parle de Jeanne d’Arc au XVIIe siècle.
Parmi ces écrits accidentels, il faut signaler la présence, au milieu des témoignages individuels ou collectifs, les cahiers du frère Robineau, secrétaire de Monsieur Vincent. Je précise: il y a très exactement 393 remarques qui comporteront — car elles sont déjà imprimées — 393 notes. Car il est possible, et il est facile d’une certaine façon, de voir ce qui a été préparé pour Louis Abelly, ceci est souligné, pour que Abelly n’ait qu’á recopier, ce qu’il a bien fait.
Quant á la composition de la vie de 1664, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, la biographie opéré sa mutation. Elle commence á se situer, á se définir. Grande sera donc la tentation des auteurs de biographies d’émarger sur des œuvres analogues et d’emprunter des facilités aux genres parallèles, á savoir: les panégyriques. Et il y a du panégyrique et d’habiles gommages dans la vie de 1664.
N’est pas opportun, lorsqu’on Fai un discours funèbre, de remarquer et de mettre en lumière certains traits qui donneraient un certain frémissement au portrait, le rendrait vivant en indiquant les ombres et les lumières, les grimaces et les sourires. Or, Monsieur Vincent est absolument immobile. Il est invariable dans l’espace et dans le temps, de sorte que l’on comprend fort bien ce qui est inscrit dans les litanies de Vincent de Paul: Monsieur Vincent « senex a puero », ce qui peut se traduire de deux façons, c’est-á-dire que c’était un jeune vieux ou que c’était un vieux jeune. Il était né vieux ou, qu’étant âgé, il restait jeune. Facilités des œuvres parallèles bien que Abelly écrive « Je ne fais pas de panégyrique. La vérité est l’âme de l’Histoire ».
N’oublions pas qu’il y a une dédicace á Anne d’Autriche alors encore subsistante et qu’une dédicace en ce temps-là rapportait aux auteurs. Dans l’histoire littéraire et religieuse, savez-vous qu’il y avait des préfaciers constitutionnels? Une préface, une dédicace rapportaient beaucoup. Un petit auteur comme Pierre Corneille essaie de dédier « Le Cid » á Louis XIII. A ce moment-là, les finances royales ne sont pas très fournies. C’est pourquoi Louis XIII refuse et c’est un bourgeois de Rouen qui a la dédicace, à son geste de mécène. Cela rapportait trop, car au bout d’un certain temps, il y eut des livres de dédicaces. « Première lettre au chancelier Séguier », alors on lui mettait la première lettre. Il y en avait d’autres après. Et puis, on changeait d’ordre. A chaque fois cela rapportait un petit quelque chose. Au bout d’un certain temps, la manœuvre était trop manifeste et les dédicaces ne rapportaient plus rien. Mais en 1664, la dédicace á Anne d’Autriche était un parapluie protecteur en mémé temps qu’une source financière auprès du gouvernement.
On peut dire que l’auteur qui se refuse au panégyrique reste fidèle au genre de conférences sur un défunt. II offre le portrait du bon et saint prêtre. Le mot évoque l’image de Charles Borromée, de François de Sales, du cardinal de la Rochefoucauld. Faut-il ajouter que la perspective d’avenir de Louis Abelly c’est la canonisation?
Le dernier chapitre: Pourquoi n’est-il pas rapporté de miracles? — Parce que toute sa vie fut un miracle. Remarquez que Jean XXIII utilisa le même argument pour Saint Thomas d’Aquin disant: autant d’articles, autant de miracles. Aujourd’hui encore, au sujet de la béatification de Frédéric Ozanam, Paul VI tantôt disait: il faut des miracles; tantôt: l’œuvre de la Société, réalisée pendant cent cinquante ans, est un miracle.
Mais, la perspective était bien la préparation d’une béatification.
Si l’on voit le contenu, l’inventaire critique et l’authenticité de la vie de Louis Abelly, nous apercevons qu’il y a pas mal d’á peu prés. La date de naissance de Vincent de Paul n’est pas 1576, mais Abelly est innocent. Est-ce que nous pouvons nous transporter au 27 septembre 1660 á quatre heures quarante-cinq du matin, au moment où Vincent de Paul émet son dernier soupir terrestre? L’enterrement doit avoir lieu le lendemain á dix heures. Quel âge a-t-il? Il a l’âge légal, c’est-á-dire qu’il a été ordonné à vingt-quatre ans, donc il est de 1576 et il faut faire travailler les pompes funèbres, le grau-‘ ver. Nous sommes á quatre heures quarante-cinq du matin. Il faut que pour le lendemain tout soit prêt. Alors on met « né en 1576 ou environ ». C’est une maniéré d’huiler de façon á ce que la date puisse osciller si possible. Mais on maintiendra longtemps 1576.
Il y a une quantité de remarques qui sont des remarques détersives. Abelly, facilement fait passer un acte accompli un jour avec un verbe á l’imparfait continuait. « Il célébrait la messe tous les jours ». Bien sûr, chaque fois qu’il le faisait, car lorsqu’il trottait pendant six mois de Paris jusqu’á Luçon, Rennes et la Bretagne, il était difficile, même á Franceville, où je me suis rendu sur place pour voir son habitat, il était bien difficile de célébrer la messe. « Il se confessait avant chaque messe ». Habituellement, il faut un confesseur, tout au moins c’est l’usage commun. Or, nous ne voyons pas comment durant cette période il pouvait se confesser tous les jours. « Il était trois heures á la chapelle, disait-on, le matin ». Oui, incontestablement, chaque fois qu’il était présent, qu’il n’était pas malade et que, d’autre part, il n’avait pas de visite. Il y a entre le texte d’Abelly et la réalité un espace variable mais qui est toujours guidé par l’édification.
Je voudrais terminer en vous signalant la destinée de la vie de Vincent de Paul, c’est-á-dire de vous signaler l’histoire dont il allait être á la fois l’auteur et peut-être le guide mystique, ébouriffé et incertain. Car, si nous voyons le nombre d’éditions d’Abelly, nous devons tout de suite remarquer que ce ne sont pas des copies conformes de la précédente. En particulier l’édition de 1891, annotée par un prêtre de la Mission secret, tellement secret qu’il s’appelle Monsieur Pémartin. Monsieur Pémartin commet les erreurs qu’á partir du début du XIXe siècle on commettait concernant la tâte même de Monsieur Vincent. Parce que la tâte de Monsieur Vincent, figurez-vous, se transforme après sa mort. Quant au XIXe, il n’était plus d’usage de porter la calotte, on lui a retiré la calotte. Ceci s’est fait á Lisbonne en 1743. Alors il n’a plus conservé qu’un petit toupet de Barde au milieu du front. Et puis, au XIXe siècle, la calotte revenait d’usage. On la lui remit. II y avait des théories sur l’intelligence grâce á Lavater qui disait qu’il fallait une solide et vaste cervelle pour âtre intelligent. Alors la tâte de Vincent gonfle. Son front devient non seulement large et majestueux, il devient presque monstrueux. Et suivant la vision des peintres, des iconographes ou des iconoclastes, nous nous apercevons qu’il y a des transformations et que Monsieur Vincent, comme un singulier mystique, ne cesse de progresser et d’évoluer pour se mettre á la mode du jour.
Or, Abelly a été le point de départ, et un point de départ mobile, permettant toutes les évolutions pour qu’on puisse remodeler et habiller Monsieur Vincent á la mode, voire pour lui fournir non seulement un habillement, une tâte et un coloris de tête et même un coloris des yeux. Car Francis Trochu, en 1942, n’hésite pas á dire « Monsieur Vincent qui avait les yeux bleus ». Nous sommes heureux de ce témoignage tardif, car en réalité, si nous voyons les deux portraits á la fois de Simon-François de Tours en habit de chœur ou en habit de ville, nous apercevons bien qu’il avait un regard plutôt foncé. Nous avons beau l’éclairer de toutes les façons, il reste dans la partie gauche, lorsqu’on le regarde, un demi-sourire, dans la partie droite, lorsqu’on le regarde, une certaine profondeur, je ne dirai pas noire, mais grave, observatrice, scrutatrice. C’est dans cette complexité qu’Abelly nous a laissés, mais nous a laissés non pas dans un état innocent, dans la pire des situations, car il n’a pas su capter le dynamisme de Vincent de Paul. Il eut fallu qu’il fut de la même famille, c’est-ádire un peu plus mystique. Il nous a donné un monument, mais un monument inachevé et propre á nous dérouter.
Je voudrais vous faire simplement remarquer ou redire devant vous ce que le cardinal Jean Marie Lustiger disait au sortir officiel du « Dictionnaire des Religions » où se regroupaient á la fois le cardinal de Paris, le grand rabbin et le maitre de la mosquée. Le cardinal, dans un discours exceptionnellement dactylographié, faisait remarquer: « Dieu a créé l’homme á son image, mais l’image de Dieu, c’est un mystère et l’homme reste mystérieux ». Alors, merci á Abelly de nous avoir donné la possibilité de le critiquer, de ne pas avoir trop confiance en lui. Et merci á d’autres qui nous laisseront toujours entendre qu’á travers le mystérieux visage de Monsieur Vincent un autre visage peut encore apparaitre.
QUESTIONS / REPONSES
1.- en ce qui concerne le tableau de Simon-François de Tours, il faut, du point de vue bibliographique, consulter les dix volumes de Benezit repris en 1980 par les éditions Gründ (Paris) qui nous fournissent l’inventaire de toute les œuvres sculptées, gravées et peintes. Ce n’est pas la première fois que la question m’est posée de l’authenticité du tableau, c. á. d. de sa ressemblance avec l’original. Des gens sont venus de loin, même de Suisse, pour me dire: Simon-François de Tours n’es pas tellement connu. — Permettez. D’Allemagne également des questions me sont posées. Je renvoie á l’encyclopédie de Thiene qui comprend trente-neuf volumes avec cette indication mineure: « Mais, Monsieur, je suis á Paris. Pourquoi ne consultez-vous pas un volume commencé en 1905 et fini en 1947 édité á Leipzig ».
2. – En ce qui concerne l’aspect de Vincent de Paul, il y a deux tableaux: un, 95 rue de Sévres á Paris. Ce tableau a été singulièrement restitué, au moins trois fois. J’ai pu avoir la photographie sur plage du tableau vers 1900, 1910. La tété á ce moment-là est beaucoup mieux découpée, pas de grisaille telle qu’elle a été rajoutée après coup. Deuxièmement, vous avez le tableau qui se trouve á Moutiers-St. Jean, lequel tableau nous donne Vincent de Paul en habit de chœur. Dans l’édition « Saint Vincent et la charité », vous trouverez cette reproduction mais simplement en noir et blanc puisque l’édition ne comporte pas de couleurs á l’intérieur. C’étai une première photographie qui datait de 1959. Depuis ce temps, une excellente remise en état du tableau a été faite. Pour la photographie de ce tableau, il a fallu trois photographes. Le premier est un allemand, Helmut Loose Niels, qui est venu de la part de Hender. Il est resté un mois á Paris. Je lui ai indiqué ce qu’il y avait á photographier dans les différents endroits y compris jusqu’á Richelieu. En reconnaissance, il m’a donné le cliché de Saint Vincent de Moutiers-St., fan. Fe lui ai dit que jamais ce cliché ne devrait paraitre sur le premier pape d’une édition de Hender. A l’intérieur, tant que vous voulez. Deux autres photographes, d’une part, mon neveu qui est photographe á Louxor, au CNRS, seul photographe officiel de toutes les fouilles d’Egypte, et l’autre, que vous pouvez deviner, qui ne fait de la photographie que depuis 1928. Pour arriver á bien cadrer, á bien découper, á bien chauffer, seules deux maisons á Paris font ce travail 1 assez copieux. De sorte que le portrait de Moutiers-St. Jean a servi 1° á faire le poster qui a été édité par la FOCS; 2° vous le trouverez ensuite dans une autre revue « Dieu est amour » dans laquelle la reproduction est plus exacte; 3° en images, mais il faut prendre le dépliant.
Je vous signale d’autre part qu’au point de vue authenticité, quand peton parler d’authenticité surtout en matière picturale? Il y a une évolution de la tété de Vincent de Paul á travers les siècles. Il est devenu chauve uniquement 82 ans après sa mort. De son vivant, il n’était pas chauve, il l’était un peu. Ce qui permet de dire que le tableau est véritablement le tableau de quelqu’un qui a existé, il m’a fallu des milliers de tirages pour bien isoler les différentes parties et, d’autre part, voir la dissymétrie du visage qui est particulièrement perceptible dans le mie leur des quatre graveurs, bous des Flamands. Si vous regardez le côté gauche, le visage est ouvert, si vous regardez le côté droit, le visage est plutôt fermé, triste. Si l’on faisait une image en reproduisant uniquement un côté et en le mettant sur l’autre, vous auriez un Vincent de Paul souriant, tandis que le Vincent de Paul en tableau ordinaire est plutôt neutre, il y a á la fois du sourire et de l’inquiétude. Mais, d’autre part, suivant l’éclairage, donné á la gravure, vous arrivez á le faire sourire. C’est pourquoi, dans « Monsieur Vincent parle á ceux qui souffrent » ou « En prière avec Monsieur Vincent », vous voyez la maniéré dont le portrait est tourné et vous avez, avec Simon-François de Tours comme avec René Lochon, le même visage souriant et malicieux.
3.- Que Saint Vincent soit un indépendant, ceci est particulièrement remarquable et je pense vous en donner quel qu’exemples, quelques traits dans la question de « L’Ecole Française ». Maintenant, son indépendance, vous pouvez matériellement la voir dans sa recherche, comme on dit aujourd’hui, mais il savait ce qu’il recherchait. Voyez comme il sait á la fois s’attacher et se détacher. S’il s’agit de Monsieur de Cornet, on n’en entend plus parler après, sinon pour les réclamations de ces « misérables lettres ». Il aborde Bérulle, mais ne s’attache pas á Bérulle. Il est du côté d’André Duval (cf. l’article « Duval » du « Dictionnaire de Spiritualité »). Duval n’hésite pas á dénoncer auprès du Nonce, auprès de la Faculté de Douai, le vœu de servitude institué par Bérulle, car Bérulle bérullisait le Carmel, l’éclatement du Carmel, certains passant
á Bruxelles pour être en-dehors de l’influence de Bérulle. D’autre part, toute une série de protestations de Duval: « De quel droit un particulier introduit-il un nouveau vœu qui n’est pas un vœu de religion? » En ce qui concerne la Congrégation de la Mission, il est certain que Bérulle y était violemment opposé. Qui est-ce qui a soutenu Vincent de Paul? — C’est Duval. C’est dans le texte du Carmel de Pontoise. Duval est toujours resté le conseiller dogmatique. On n’avait pas le droit de s’opposer, futon Nonce, á Monsieur Duval. Etant donné que Duval était nettement ultramontain et savait très bien se tenir jusqu’en 1638, date de sa mort. Je m’excuse de vous dire que certain procès en nullité qui agite l’opinion publique pourrait trouver dans Monsieur Vincent une petite explication. Vous voyez á quoi je fais allusion, procès en nullité de mariage de Caroline de Monaco. S’agit-il du Droit gallican ou s’agit-il du Droit romain? Vous savez que la question a été posée en 1634 par Richelieu á Saint-Cyran lequel Saint-Cyran a répondu que le mariage de Gaston d’Orléans avec Marguerite de Lorraine était valide suivant les règles du concile de Trente. Il à demandé á Vincent de Paul, et Vincent de Paul a dit: le mariage est douteux. Le plus pauvre des élèves canonistes sait qu’une loi douteuse n’oblige pas, reprise d’ailleurs de la législation gallicane au sujet du di vorace de Napoléon I » avec Joséphine Beauharnais. L’officialité a correctement procédé. Un ouvrage, une biographie, Edouard Fournier, « L’origine du vicaire général et de la Curie », Arras 1940. Je l’ai dans ma chambre au cas où… S’agit-il, pour la princi‑pauté, du Droit gallican ou du Droit romain?
Je n’ai pas répondu á votre question. Il était très indépendant. Normalement, il aurait dû donner la même réponse que Saint-Cyran, surnommé « l’oracle de Notre-Dame ». Quand il avait dit une chose. Malgré tout, il était indépendant.
Indépendance aussi á l’égard des autres congrégations. Je vous dirai ce soir ce qu’II pensait des autres congrégations, ceci huit jours avant sa mort.
* * *
4.- Dans votre question, il a deux auteurs qu’ils ne faut pas mettre l’un dans l’autre, á savoir Saint François d’Assise probablement et Saint Bernard. Je connais depuis quinze ans Julien Green. Ce n’est pas moi qui l’ai poussé á écrire la vie de François d’Assise étant donnée la quantité de légendes. « 11 a épousé dame pauvreté ». Vincent de Paul a épousé les pauvres. C’est tout á fait différent. D’autre part, que cette ambiance d’amour de la pauvreté s’allie facilement avec l’amour des pauvres, soit pour dire le climat favorable á la manière de se porter vers les pauvres.
En ce qui concerne Saint Bernard, je crois qu’il faut placer la question dans le domaine de l’affectivité bernardine ou cistercienne. On a pu voir dans Saint Bernard le précurseur de la dévotion au Sacré-Coeur. Egalement en ce qui concerne les bras de la croix. Dans les entretiens aux Filles de la Charité, le rôle que Saint Bernard a joué dans la spiritualité de l’ensoi gemment religieux de l’Occident est assez complexe. Si nous parlons du caractère de Saint Bernard, nous nous apercevons qu’il est d’une douceur para-évangélique. Il suffit de voir ce qu’il assené, avec une sérénité constante et vigoureuse, sur ceux qui ne pensent pas comme lu’. Cf. ses démêlés avec Abelard. Egalement ce qu’il dit dans le domaine tout particulier de ses rapports avec le médecin. Ce sont de véritables insultes. Beaucoup de personnes me disent: quel mauvais caractère.
L’entreprise cistercienne: voyez plutôt le livre de Zakar sur « La tradition cistercienne », car il est difficile de savoir qu’est-ce qui est vrai des Mémoires chronologiques de Robillan d’Avrigny et, d’autre part, de ce que l’on considérait comme la véritable tradition cistercienne. Il y a aussi la toute la querelle entre augustiniens, bernardins, une querelle extrêmement complexe qui a eu sa répercussion sur l’Histoire de Port-Royal, la manière dont la Mère Angélique a fondé l’Institut du St. Sacrement en se détachant des cisterciens.
L’influence de St. Bernard m’apparat comme minime dans le cas de Vincent de Paul. Cela faisait bien de citer S. Bernard. Les phrases n’étaient pas mauvaises, mais pas au-delà, d’après l’inventaire. Il ne citera jamais un ouvrage de St. Bernard.
5. – l’influence de St. Augustin – l’homme faible, pécheur.
Votre question rejoint une procession de questions qui me sont posées depuis 1949. Est-ce que Vincent de Paul a muri dans l’ambiance de Port-Royal? Une réponse en deux temps, trois mouvements, est absolument nulle. Ce que nous pouvons constater, c’est le sens des contraires, des contrastes, qui se trouvent dans Vincent de Paul. Si vous prenez la conférence sur « L’humilité », qu’il faut définir relation á Dieu et non pas par rapport aux hommes. La position de Vincent de Paul est: de nous-mêmes, nous ne sommes capables que de pécher. Le dernier paragraphe des Règles communes: « Quand vous aurez fait tout cela, d’iles que vous étés des serviteurs Mutiles ». Remarquez que c’est le texte de Saint Luc, son évangile préféré. Nous ne sommes que misère, péché… Mais, d’autre part, il y a un autre aspect, c’est la vigueur de l’activité de Vincent de P. II ne doutait pas de sa solidité. Son indépendance, dont j’ai parlé. Si vous prenez le premier chapitre des vertus dans Abelly, vous avez cette phrase: « Nous avons la toute-puissance de Dieu en nous ». A ce moment-là, il ne s’agit pas de douter. L’opposition, la complémentarité: « De moi-même je ne puis rien » de façon á ce que le sujet s’appuie sur une vérité évangélique et sur une présence de Dieu qui est invincible. Les maximes du monde sauteront, le monde s’évanouira comme un nuage, mais la vérité révélée est plus vraie que tout ce qui se voit. Les vérités éternelles, invisibles, celles-là sont solides et nous avons la toute-puissance de Dien en nous. Ce qui fait que son humilité ne peut pas être étudiée, ni même exposée, sans rapport á sa magnanimité, et á la deuxième phrase: « élargissons notre cœur ». « Un cœur á la dimension du monde », comme l’a traduit le Pire Naidenoff. Ce n’est pas quelqu’un qui fait de l’introspection dévorante. Nous avons un homme extrêmement vigoureux du point de vue physique et qui n’hésite – terra pas dans des aventures.
6. – Quelle est la signification du mot « philosophe franglais » apposé sous la statue de Vincent de Paul en 1822?
C’est une imposture. Premièrement, s’il s’agit de la philosophie en France au XVIIIe siècle, il y a un terme qui est utilisé, c’est le siècle des lumières. Ces Lumières ne sont pas très` fortes. Le XVIII’ siècle n’est pas caractérisé en France par un siècle de grands philosophes. Il a des juristes, tel que Montesquieu; il a des politiciens, des critiques. 11 y a surtout Jean-Jacques Rousseau qui a une idée de la nature bonne qui est dépravée par la société. Mais encore dans le dernier numéro de « France Catholique-Ecclésia », il y avait un article de Pierre Chaunu au sujet du siècle des lumières. On peut dire que le XVIII’ s. est un siècle de philosophes au sens mineur du mot. D’autre part, c’est le siècle qui à le mieux éclairé la langue française mais non pas la pensée.
7. – Jansénisme — authenticité d’Abelly —?
Cette remarque, grand merci de l’avoir posée. Immédiatement on a accusé Abelly de n’avoir été que le valet des jésuites. Ceci vous le trouvez dans le « Dictionnaire critique ». D’autre part, il est assez évident qu’il a laissé de côté pas mal de choses, car en 1664, il ne s’agissait pas de dire que Vincent de Paul avait été en relation avec Port-Royal et en relation amicale á tel point que Vincent de Paul, condamnait un certain Jean-Jacques Olier et Monsieur Picoté. Plus tard, dans sa sereine naïveté, Pierre Collet disait que si la déposition de Vincent de Paul au procès de St. Cyran existait, le monde serait renversé. Or cette déposition conservée soigneusement dans les papiers de Jacques Lescot, se trouve actuellement á la Bibliothèque Mazarine.