La Congrégation de la Mission a été fondée, le 17 avril 1625, «pour honorer le mystère de l’Incarnation, la vie et la mort de Jésus-Christ», SV, XIII, 198, et la Bulle qui l’institue canoniquement, le 12 janvier 1633, spécifie qu’elle «honorera spécialement la très sainte Trinité, le saint mystère de l’Incarnation et la bienheureuse Vierge Marie Mère de Dieu», SV, XIII, 260. M. Vincent devait en particulier à Bérulle cette dévotion centrale à la Sainte Trinité et à l’Incarnation, avec la contemplation et l’amour de Jésus dans sa vie terrestre et sa passion aussi bien que dans sa vie au sein de la Trinité et sa résurrection.
Il est un aspect de Saint Vincent peut-être moins connu, et qui n’est d’ailleurs qu’un élément de l’axe de l’Incarnation, ce qu’on pourrait appeler sa dévotion à l’année liturgique, et son amour de la liturgie en général.
Pour lui, en bon disciple de Bérulle, les événements de la vie de Jésus, ses sentiments et ses actions, ont chacun une dimension éternelle, puisqu’il est la Personne même du Verbe de Dieu, ils nous sont donc présents au long de l’histoire, et tout spécialement grâce à l’institution de l’Eucharistie, qui nous les présente réellement tout au long de l’année liturgique. C’est de l’Eucharistie et non de nos actions caritatives, que M. Vincent a écrit que «l’amour est inventif jusqu’à l’infini», SV, XI, 146, car il s’y «trouve réellement et substantiellement comme il est là- haut au ciel».
Or la sainte Messe, comme l’Office, nous est proposée dans le cycle liturgique, en lien successivement avec les divers événements du salut, dans la vie de Jésus.
En conséquence, ayant continué, comme il l’avait vécu avec Bérulle aux débuts de l’Oratoire, la pratique de tenir conférence chaque semaine avec ses confrères, M. Vincent a voulu, comme lui, prendre les fêtes du cycle liturgique comme sujet d’oraison, de répétition d’oraison, ou de conférence, au moment de ces fêtes, au moins une année sur deux. Il a même proposé une méthode pour les méditer : considérer la fin du mystère commémoré, 27 mai 1655, SV, XI, 184, et 18 octobre 1656, XI, 356, ou encore s’en représenter « l’histoire », avec tous les détails, sans date, SV, XI, 89.
La plupart de ses entretiens avant 1655 n’ont pas été pris en notes, et beaucoup de cahiers de notes ont été saccagés lors du sac de Saint-Lazare, le 13 juillet 1789. Il faut nous contenter des quelques copies qui nous restent, et des fragments qui avaient été cités pas Abelly. Nous avons du moins la liste à peu près complète des sujets dans les dix dernières années, de 1650 à 1660. Cela nous laisse deviner le nombre de fois où il en a parlé avant.
Nous y voyons 3 fois un entretien sur l’Avent, en 1652, 1654 et 1658, et 4 sur Noël, en 1650, 1651, 1654 et 1656. En 1657, les conférences de décembre se suivent sur les vertus de 5 confrères morts de la peste ou à Madagascar.
Malheureusement, aucun de ces entretiens ne nous a été conservé, ou bien n’avaient pas été pris en notes, ou bien disparus lors du sac de Saint-Lazare le 13 juillet 1789.
Essayons toutefois, à partir d’autres passages, nous faire une petite idée de la manière dont Monsieur Vincent vivait et méditait la préparation à ces fêtes.
Nos premiers textes se trouvent dans ses brouillons de sermons sur la Communion, vers 1614/1616. Nous y voyons un parallèle entre la préparation de la venue du Christ dans le monde et celle de sa venue en nous : nos communions sont bel et bien une continuation de l’Incarnation, SV, XIII 35 :
Vivre Noël comme la Sainte Communion repose sur deux axes :
- la nécessaire préparation,
- et la louange admirative.
• la nécessaire préparation :
Préparation de l’Incarnation :
«[Dieu] prévit donc que, comme il fallait que son Fils prît chair humaine par une femme, qu’il était convenable qu’il la prît par une femme digne de le recevoir, femme qui fût illustrée de grâces, vide de péchés, remplie de piété et éloignée de toutes mauvaises affections. Il […] n’en trouva pas une digne de ce grand ouvrage, que la très pure et très immaculée Vierge Marie. C’est pourquoi il se proposa donc de toute éternité de lui disposer ce logis, de l’orner des plus rares et dignes biens que pas une créature, afin que ce fût un temple digne de la divinité, un palais digne de son Fils.»
Préparation de sa venue en nous :
«Si la prévoyance éternelle a jeté la vue si loin pour découvrir ce réceptacle de son Fils et, l’ayant découvert, l’a orné de toutes les grâces qui pouvaient embellir la créature, comme il le fit lui-‐même déclarer par l’ange qu’il lui envoya pour ambassadeur, à combien plus forte raison devons-‐nous prévoir le jour et la disposition requise à le recevoir! Combien, d’ailleurs, devons-‐nous soigneusement orner notre âme des vertus requises à ce grand mystère et que la dévotion nous peut acquérir !»
Ce sermon continue en montrant
- l’action du Saint-Esprit dans l’Incarnation
- et la participation de tous les êtres à la joie de la naissance du Fils de Dieu, SV, XIII 35-36 :
«Le Saint-‐Esprit ne voulut pas que cette action se passât sans y contribuer du sien et voulut choisir le plus pur du sang de la Vierge pour la conception de ce corps.»
«Les anges firent résonner l’air de chants et de louanges, lorsqu’il vint au monde; saint Jean lui fit hommage, étant encore dans le ventre de sa mère; les mages, qui représentent la science humaine, y contribuèrent aussi leur reconnaissance; les bergers, symbole de la simplicité, y rapportèrent aussi leur révérence.»
«Mais, ô chose étrange ! que dirons-‐nous des animaux irraisonnables ? Ils n’ont pas voulu être exilés de cette reconnaissance.»
«Mais, ce qui est plus étrange encore, c’est que les choses inanimées, qui n’ont point de reconnaissance, ont fait un effort en la nature pour en avoir, afin d’y contribuer aussi leur foi et hommage.»
Et nous ?
«Si Dieu le Père, si le Fils, si le Saint-‐Esprit, si les anges, les petits enfants, les hommes grands en dignité et rares en savoir, si les simples, si les animaux irraisonnables et les choses inanimées ont contribué les uns à la prévoyance, les autres au faire, les autres à l’œuvre, et chacun [selon] son savoir-‐faire, à la naissance du Fils de Dieu, à combien plus forte raison doit l’homme prévoir, travailler et se disposer à la réception de ce même créateur.»
• la louange admirative :
Il insiste sur la place particulière de la louange admirative :
Lors d’un entretien sur l’office divin, le 26 septembre 1659, il insiste sur l’esprit de louange, en prenant exemple de l’annonce de l’Incarnation, SV, XII 326-327 :
«Les louanges de Dieu ne sont pas si peu de chose que l’on s’imagine. Savez-‐vous, mes frères, que le premier acte de religion est de louer Dieu ? Disons plus: cela va même avant le sacrifice. Une maxime dit : Prius est esse quam operari : il faut qu’une chose existe avant que d’opérer, et qu’elle soit en être avant que de se soutenir : prius est esse quam sustentari . Il faut reconnaître l’essence et l’existence de Dieu et avoir quelque connaissance de ses perfections avant de lui offrir un sacrifice; cela est naturel, car, je vous le demande, à qui offrez-‐vous des présents? Aux grands, aux princes et aux rois; c’est à ceux-‐là que vous rendez vos hommages.»
«C’est si véritable que Dieu a observé le même ordre dans l’Incarnation. Quand l’ange alla saluer la sainte Vierge, il commença par reconnaître qu’elle était remplie des grâces du ciel : Ave, gratia plena ; Madame, vous êtes pleine et comblée des faveurs de Dieu ; Ave, gratia plena. Il la reconnaît donc et la loue pleine de grâces. Et ensuite que lui fait-‐il ? Ce beau présent de la seconde personne de la Sainte Trinité ; le Saint-‐Esprit, ramassant le plus pur sang de la sainte Vierge, en forma un corps, puis Dieu créa une âme pour informer ce corps, et aussitôt le Verbe s’unit à cette âme et ce corps par une admirable union, et ainsi le Saint-‐Esprit opéra le mystère ineffable de l’Incarnation. La louange précéda le sacrifice.»
Dans une lettre du 22 décembre 1656, à Jean Martin, il termine en lui partageant ses pensées, sur un autre aspect : l’abaissement du Fils de Dieu, en termes très bérulliens. Le Fils de Dieu, par qui tout a été fait, qui donne l’existence à toute être, comme l’enseigne le prologue de l’Évangile selon Saint Jean, devient créature, c’est-à-dire ce qui de soi n’existe pas et qui n’existe que par la volonté et l’amour de Dieu, SV, VI, 150 :
«Nous n’avons rien de nouveau que le mystère qui approche, qui nous fera voir le Sauveur du monde comme anéanti sous la forme d’un enfant ; et j’espère que nous nous trouverons ensemble aux pieds de sa crèche pour le prier qu’il nous tire après lui dans son abaissement. C’est dans ce souhait et en son amour que je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.»
Bérulle aurait écrit plusieurs pages pour paraphraser cette méditation de Philippiens 2 ; Vincent se contente de deux phrases, mais tellement denses et lourdes de conséquences…
Le vendredi 2 mai 1659, parlant sur la mortification notre détachement d’avec nos parents, Vincent répond à une objection éventuelle, que Jésus était resté avec ses parents puis en relation avec sa mère, en montrant combien, réciproquement, saint Joseph et la sainte Vierge lui étaient unis et lui soumettaient leur pensées et leurs désirs, SV, XII, 216 :
«ces saints parents-‐là avaient toujours leur entendement et leurs désirs soumis à ce divin Enfant, ils lui étaient tous uniformes en leurs actions et en leurs affections par les ressorts de la sagesse adorable et de la volonté éternelle de son Père, qui l’avait établi le directeur et la conduite de saint Joseph et de la sainte Vierge.»
Le 15 novembre 1656, à la répétition d’oraison, M. Vincent avait exprimé d’une manière plus concrète cet abaissement du Fils de Dieu pour devenir le Sauveur. Le fait que la même pensée lui vienne dans un entretien, puis dans une lettre, à 6 semaines d’intervalle, nous montre combien il était imprégné de ses méditations et en vivait, SV, XI 377-378 :
«Ne voyons-‐nous pas encore que le Père éternel, ayant envoyé son Fils en terre pour être la lumière du monde, ne l’y fit cependant paraître que comme un petit garçon, comme un de ces petits pauvres que vous voyez venir à cette porte ?»
«Eh quoi! Père éternel, vous avez envoyé votre Fils pour éclairer et enseigner tout le monde, et cependant le voilà qui ne nous paraît rien moins que cela! Mais attendez un peu, et vous verrez le dessein de Dieu ; et parce qu’il a résolu de ne pas perdre le monde, ains en a compassion, ce même Fils donnera sa vie pour eux.»
«Mais, Messieurs et mes frères, si nous considérons, d’autre part, la grâce qu’il a faite à ceux de la Compagnie de les tirer de ce naufrage, ne faut-‐il pas que vous demeuriez d’accord que Dieu a en sa protection particulière la pauvre, petite et chétive Compagnie ? Et c’est, Messieurs, ce qui la doit encourager de plus en plus à se donner à sa divine Majesté de la meilleure manière qu’il lui sera possible pour parachever son grand œuvre.»
Quelle plus belle formule pour exprimer la Mission de Jésus, que l’Église et la
Compagnie ont à continuer ?
C’était la méthode d’oraison de notre fondateur : il voulait un minimum de considérations pour nous exciter à beaucoup d’affection et de zèle, en vue de prendre des résolutions très pratiques : nous voici donc
«consacrés pour continuer la mission de son Fils,»
chacun selon ses aptitudes et ses forces, SV, XII 372.
Continuer sa mission est appliqué aussi à ceux qui ressemblent à cet état d’enfance, les petits enfants.
Le 13 février 1646, parlant aux Filles de la Charité sur l’amour de leur vocation et l’assistance des pauvres, il énumère diverses catégories ce pauvres, en qui elles servent Jésus, SV, IX, 252 :
«[ …] Allez voir de pauvres forçats à la chaîne, vous y trouverez Dieu; servez ces petits enfants, vous y trouverez Dieu.»
Le 18 octobre 1655 il montre aux Filles de la Charité la différence entre la fin de leur
Compagnie et celles d’autres Compagnies, Chartreux, Capucins, Carmélites, Filles de l’Hôtel-Dieu, ajoutant combien servir les enfants, c’est honorer l’enfance de Jésus, SV, X,
126 :
«La fin donc à laquelle vous devez tendre, est d’honorer Notre-‐Seigneur Jésus-‐Christ, le servant dans les pauvres, dans les enfants pour honorer son enfance, etc.»
On peut aussi méditer sur ces textes :
- Règles Communes X, 2.
- Entretiens XI, 89
- et 15 novembre 1656, XI, 377-378.
- Constitutions et Statuts, 20,
Retenons finalement cette autre formule peu connue, mais très précise et exigeante, qu’il répète plus d’une fois, par exemple, le 17 juin 1657, (SV, XI, 402) :
«Il faut que nous soyons tout à Dieu et au service du public.»
Nous pourrons voir combien Monsieur Vincent a une spiritualité d’unité, d’union :
- union entre la vie intérieure personnelle, la vie liturgique, en Église, et la vie « au service du public » ;
- union entre contemplation et action, car les deux font partie de la mission,
- à l’exemple de la Sainte Trinité.