Dans « Les nouvelles considérations sur l’histoire » (1744) Voltaire affirmait que l’histoire n’est pas un genre immuable. Elle dépend du progrès scientifique général. C’était à une intuition trop en avance sur son temps. Et pourtant, cette intuition se trouve amplement confirmée, par la suite.
Nous en trouvons une preuve évidente dans l’historiographie vincentienne. Depuis ABELLY jusqu’á aujourd’hui, les biographies de S. Vincent se présentent comme expression d’une culture, d’une façon de comprendre l’histoire et d’interpréter le saint.
1. – Saint Vincent á l’époque de l’illuminisme: PIERRE COLLET
Les Supérieurs de la Congrégation, après la mort de S. Vincent, se sont toujours préoccupés de préserver l’image du Fondateur de lectures non conformes et d’interprétations divergentes de la pensée de la Communauté.
Vers 1738, on propose á Pierre COLLET (1693-1770) missionnaire de grand renom á l’époque pour son activité de publiciste, d’écrire une biographie de S. Vincent.
COLLET est né à Ternay (Loir-et-Cher) le 13 août 1693. II entre au Séminaire de Le Mans, confié depuis 1645 á la Congrégation. A la fin des études cléricales, avant l’ordination, il entra dans la Congrégation de la Mission. Il y fit les Voeux le 7 septembre 1719 et fut encuite ordonné pratre. Aussitôt l’ordination il fut chargé d’enseigner la théologie, se faisant remarquer, en un moment critique pour les missionnaires français, divisés á propos de l’acceptation de la Bulle « Unigenitus » et l’appel á un Concile, par son zélé antijanséniste. Il fut professeur de théologie á Saint-Lazare, puis en Bretagne avant de revenir á la Maison-Méré, où fi était réclamé sous la pression de l’archevêque de Paris, Charles de Vintimille. Il fut chargé, á la demande du Cardinal Fleury, alors premier ministre, de mener á terme le cours de théologie de Tournely. Il vint á Paris en 1731 et acheva l’œuvre en 1761. Dans le même temps il publia plusieurs ouvrages de théologie, del droit-canon, d’histoire et de spiritualité. Pour cela il est considéré comme l’un des formateurs du clergé du XVIII’ siècle. Attaqué durement par la revue janséniste « Les nouvelles ecclésiastiques » il fut considéré comme l’un des théologiens les plus importants de son époque.
Bibliographie
E. ROSSET, « Notices bibliographiques sur les écrivains de la CM. » 1° s. Angoulbme 1878 pp. 33-81.
P. COSTE, « Monsieur Vincent » T. III pp. 557-561 Paris 1934.
M. SERNOS, « La pastorale des laïcs dans l’œuvre de P. COLLET, Lazariste » in « Vincent de Paul » Roma E.L.V. pp. 289-309 (présentation des œuvres dans l’ordre chronologique).
Collet n’avait pas beaucoup d’aptitude pour le travail historique, lui-même le confesse: « mon inclination me portait ailleurs » (Préface 1). Fils de son époque, il avait des prétentions vaguement encyclopédiques. Il écrivait trop et sur tous les sujets.
En tant qu’historien de S. Vincent, il a publié « La vie de S. Vincent de Paul, instituteur de la Congrégation de la Mission et des Filles de la Charité » á Nancy, chez A. Lescure, 2 tomes, 1748. Le tome I comporte (6)-XVIII-588 pages, le tome II, X-616 pages, Entre 1748 et 1899, il y eut 69 éditions françaises dont 22 reproduisaient l’édition abrégée en un seul volume paru en 1762. Il y eut aussi des traductions italiennes (1761, 1774, 1854, 1856), des traductions espagnoles (1786, 1849) et des traductions anglaises (1846).
L’ouvrage se divise en 9 livres;
1 livre: La situation en France. S. Vincent, de sa naissance á 1617 (Châtillon), diffusion des Charités en France.
2 livre: Du retour de Châtillon á la mort de Bérulle (1629), fondation de la CM (1625), retraites aux ordinands, premières rencontres avec Ste. Louise.
3 livre: La maison de Saint-Lazare, les conférences ecclésiastiques: les séminaires, la fondation des Filles de la Charité, les rapports avec Saint-Cyran.
4 livre: Les Provinces dévastées, les grands séminaires, Ste Chantal et la Visitation, les diverses activités jusqu’à la fondation de Gènes.
5 livre: Madagascar, la Pologne, le Jansénisme.
6 livre: Les Missions populaires, la mort de S. Vincent.
7 livre: Les vertus du Saint.
8 livre: L’histoire des Missions populaires.
9 livre: Le culte du Saint.
La biographie de Collet est encore tributaire du genre hagiographique. Comme dans « L’Histoire de Charles XII » de Voltaire (1731) et dans « History of the Reign of the Emperor Charles the Fifth » (1769) de W. Robertson ( + 1793) la personnalité est étudiée en fonction d’une idée. Par analogie avec « Le siècle de Louis XIV » de Voltaire oie tout est « sauvage », c’est-á-dire ténèbres, jusqu’au moment oie survient le héros (le Roi Soleil pour Voltaire et, pour Collet, Saint Vincent).
En ce temps, les historiens étaient encore prisonniers de la vision humaniste, selon laquelle les sociétés sont modelées par leurs guides. Pour cette raison, chez Voltaire comme chez Collet, les personnages principaux sont au premier plan, tandis que la foule est rangée dans une espèce de tranchée á leurs pieds. La thèse de fond de Collet est de mettre en exergue l’activité du saint « qui ne s’est jamais lassé de faire du bien… qui n’avait pas fini une bonne œuvre, qu’il en commençait dix autres… D’un saint qui sans sortir de Paris, mettait en mouvement la France et la Grande-Bretagne, l’Italie et la Pologne » (Préface II). Pour le biographe, S. Vincent aurait fait plus d’aumônes dans les trente dernières années que de nombreux souverains ensemble dans un siècle. Tandis que vers la fin du siècle J. BOSWELL (+ 1795) écrira un chef-d’œuvre avec la biographie du Dr. JOHNSON dans laquelle il décrit l’homme vrai et vivant dans la complexité de l’existence, dans le changement des attitudes et des sentiments, dans une croissance réaliste, Collet nous présente simplement le saint qui nait tel. Comme le Roi-Prophète David, Vincent tire de l’expérience rurale deux vertus: la vigilance et l’humilité (1,6). Mais dans le dernier livre, il suit pas á pas Abelly. Sa façon de procéder est pénible, le projet improvisé et le style mauvais. Le choix chronologique est forcé. Comme le fera remarquer tris justement Coste, une vie aussi complexe que celle de M. Vincent ne peut pas être écrite avec le procédé d’analyse d’un L.A. Muratori.
2. – Saint Vincent á l’époque du romantisme
En 1804, parait une nouvelle édition de Collet qui marque la reprise des études vincentiennes et le renouveau des deux communautés. A la suite de cette édition, de nombreux ouvrages viennent enrichir la production vincentienne. Parmi les nombreux auteurs qui publièrent des ouvrages de vulgarisation, citons Emmanuel-Joseph BAILLY co-fondateur avec Ozanam des Conférences de S. Vincent (« Vie de Saint Vincent de Paul » en 1850), Louis VEUILLOT qui en 1854 publia une brève « Etude sur Saint Vincent de Paul ». Mais les deux ouvrages les plus significatifs de cette période sont ceux de MAYNARD et de BOUGAUD.
a) Michel-Ulysse MAYNARD (1814-1893)
Chanoine honoraire de Poitiers, sa vie est celle d’un chercheur. II a écrit 2 volumes sur Pascal (1850) et publia une édition des « Provinciales » (2 vol. 1851) dans laquelle il soutient, comme J. de Maistre et Chateaubriand, la thèse du « mensonge » de Pascal. Il a aussi écrit sur Voltaire (2 vol. 1867), sur Crétineau-Joly (1875) et collabora avec Veuillot á « L’Univers ».
En 1860 sort « Saint Vincent de Paul, sa vie, son temps, ses œuvres, son influence”, 4 volumes Paris chez Bray (I, XXIV-456 pages; II, 476 pages; III, 496 pages; IV, 488 pages).
II avait pu travailler á Saint-Lazare avec l’aide de l’archiviste d’alors Gabriel Perboyre. Son plan est le suivant:
Livre 1: jusqu’en 1617
Livre 2: les galères et la Barbarie
Livre 3: la Congrégation de la Mission
Livre 4: le réformateur du clergé
Livre 5: S. Vincent et le jansénisme
Livre 6: les Missions populaires
Livre 7: les Filles et les Dames de la Charité, les hôpitaux Livre 8: le Conseil de Conscience (où il parle de l’activité politique et des Provinces dévastées).
Livre 9: la mort (ce livre a un caractère fort funèbre car il y raconte la mort de tous ses amis et la maladie d’Alméras)
Livre 10: canonisation et vie posthume (il y raconte le sac de Saint-Lazare, l’histoire des reliques et la translation de 1830).
L’ouvrage est écrit dans un syle plaisant, mais il lui manque le sens critique. II ne fut mémé pas au niveau de Sainte-Beuve, Michelet, Carlyle, Sabatier ou Renan dans le genre hagiographique.
b) Louis-Victor-Emile BOUGAUD (1824-1888)
Après avoir enseigné la dogmatique et l’histoire de l’Eglise, il fut secrétaire de Dupanloup. Il a publié une « Histoire de Sainte Chantal » (2 vol. 1861) très critiquée, une biographie de Sainte Monique, et son ouvrage le plus important « Le christianisme et les temps présents » (5 vol. 1872-1874). II mourut alors qu’il venait d’are nommé évêque de Laval.
L »` Histoire de Saint Vincent de Paul » fut éditée après sa mort. 2 vol. Paris, Poussielgue, 1889 (I, XII-488 pages; II, 428 pages).
Le plan de l’ouvrage est fort clair et bien cohérent: Livre 1: la préparation (jusqu’en 1625)
Livre 2: la réforme du clergé
Livre 3: les armées de la charité
Livre 4: S. Vincent devant la misère (1642-1652)
Livre 5: l’expansion des deux communautés dans le monde (1652-1660)
Livre 6: la mort, le culte et la postérité.
Cette biographie eut pas mal de succès. Moins liée aux sources que celle de Maynard, elle se caractérise par sa recherche du drame. « Le drame intérieur attire nos contemporains » voilà ce qu’il écrivait á Monseigneur D’Hulst en 1896. Bougaud y réussit parfaitement, même si cela demandait le sacrifice de la rigueur historique.
3. – Saint Vincent au temps de l’école « méthodique » ou « positiviste »
Avec la création de « La Revue historique » en 1876 nait en France une nouvelle conception de l’histoire qui domina jusque dans les années 1930. C’est l’époque du rêve de l’objectivité totale, de l’aveugle confiance dans les documents et pour qui l’œuvre de l’historien, selon l’enseignement de Ch. V. LANGLOIS et CH. SEIGNOBOS, ne serait rien d’autre que de rassembler les documents et les coudre ensemble.
C’est sur cette base que vont être tentées diverses initiatives, parmi lesquelles la première fut « L’Histoire de l’Eglise » dirigée par FLICHE et MARTIN. C’est á cette lumière que doit se comprendre l’œuvre de COSTE comme aussi de quelques autres historiens de S. Vincent.
a) Pierre COSTE (1873-1935)
Il est né á Tartas, dans les Landes, non loin du Berceau. Tout jeune il entre dans la Congrégation, d’abord au Berceau et ensuite á Dax pour le Séminaire Interne. Malgré une santé toujours délicate (l’économe d’alors ne voulait pas lui acheter un bréviaire neuf…), après son ordination sacerdotale en 1896, il se consacra á l’enseignement et á la recherche. Autodidacte, il se met á fréquenter diverses archives. Ce furent alors les années de préparation comme spécialiste. II notait ses découvertes en pas mal de champs qui l’intéressaient (Ecriture-Sainte, philosophie, sciences) sur des cahiers qui devinrent rapidement fort nombreux. Il étudia diverses questions relatives á Saint Vincent. En 1908 l’archiviste de Saint-Lazare meurt et en 1909 Coste occupe ce poste.
A partir de 1911 il commence á travailler sur la correspondance de S. Vincent, mais son but n’était pas de la publier. Ce fut le Père VERDIER qui dépassa cette peur ancienne de la communication aux externes. Après cela il y eut « Les entretiens”, « Les Documents » et la « Table alphabétique ».
Après cela, Coste s’employa á écrire la vie de S. Vincent. On trouve la bibliographie de Coste dans « Annales » 101 (1936) p. 227-232.
L’œuvre majeure de Coste est sans aucun doute, « Le grand Saint du grand siècle, Monsieur Vincent » 3 vol, Paris, Descellée de Brouwer, 1932 (I, 542 pages; II, 744 pages; III, 640 pages). Une seconde édition suivit en 1934. Cette œuvre a été traduite en italien (Roma, 1934) et en anglais (Londres, 1934-1935).
Le plan est ainsi:
La préparation
- enfance, jeunesse jusqu’en 1605
- la captivité, Avignon, Rome
- de 1609 á 1613
- séjour dans la famille de Gondi: Folleville
Les fondations
- Chátillon
- confréries de la Charité et Missions
- rencontre avec S. François de Sales et Ste. Chantal débuts de la CM.
- le prieuré de Saint-Lazare
- rencontre avec Louise de Marillac
- fondation d’une « Charité » á l’H6tel-Dieu de Paris
- la réforme du clergé
Les institutions
- les Dames de la Charité
- les Filles de la Charité
- la Congrégation de la Mission
- les Conferencies du Mardi
Les oeuvres
- retraites aux ordinands
- les Séminaires
- les retraites ecclésiastiques
- la réforme de la prédication
- l’épiscopat
- la réforme des Ordres monastiques
- les enfants trouvés
- les mendiants les prisonniers les galériens les esclaves
- l’assistance aux Provinces dévastées
- les malades, les aliénés, les orphelins
Les oeuvres de sanctification
- les retraites spirituelles
- les Missions
- les petites Ecoles
La Cour
- S. Vincent á la Cour
- le Conseil de conscience
Le jansenisme
- Saint-Cyran
- les polémiques sur « L’Augustinus »
- la lutte pour prévenir les infiltrations jansénistes
La Visitation
Relations avec certains Fondateurs et certaines Associations
- Bourdoise, d’Authier, Olier
- la Compagnie du Très-Saint-Sacrement
- la Société des Missions Etrangéres
La grâce et la nature
- le Saint
- l’homme d’action
- la journée de S. Vincent
- la doctrine spirituelle
- les portraits
- maladies et mort
La vie posthume
- béatification et canonisation
- les reliques
- le culte
- les biographes.
Dans une œuvre d’une telle importance, ce qui frappe c’est un « Avant-propos » fort bref. Mais pour qui connait les écoles historiographiques, les sous-entendus sont évidents. Son intention est de publier une vie complétée. Voilà pourquoi « ce ne sera donc pas une de ces biographies qui se contentent de raconter les faits les plus saillants d’une existence, effleurant á peine les autres ou même les laissant entièrement dans l’ombre » (p. 15). L’école romantique conçoit l’œuvre d’histoire et particulièrement la biographie comme le récit de la valeur idéale d’une personne. Et en cela Voltaire avait été le maitre quand il écrivait « on est persuadé que l’histoire d’un prince n’est pas tout ce qu’il a fait, mais ce qu’il a fait de digne d’être transmis á la postérité ». On peut lire aussi un sentiment de répulsion devant ces biographies trop sectorielles et réductrices qui tentent de recueillir la complexité d’une existence aussi riche á travers un aspect partiel.
La présentation avance avec une profession de foi dans l’école « méthodique » ou « positiviste » « vie complété, mais aussi vie critique, c’est-á-dire dégagée des légendes qui auraient pu s’y glisser avec le temps, comme il s’en glisse dans toutes les vies des saints ». La tendance au panégyrique et l’amour du merveilleux sont des défauts fréquents chez les hagiographes, et cela rend difficile le devoir « du véritable historien ». Coste fut fidèle á cette consigne. L’exceptionnelle connaissance des documents, le sens critique toujours en éveil l’ont amené á faire table rase de beaucoup de lieux communs ou de légendes hagiographiques (de la date de naissance jusqu’á la substitution á la chaine du galérien). Pour les points particuliers comme pour l’ensemble de l’œuvre il faut admirer la minutieuse reconstruction des faits á travers un contrôle des sources, une critique interne et externe des documents et des conclusions toujours équilibrées. Un certain nombre de chapitres sont des essais d’abord proposés aux chercheurs dans des revues et des monographies, vérifiés dans la confrontation critique avec d’autres spécialistes de l’époque. Et cependant, Coste est un érudit plus qu’un historien. Cela a été écrit par Paul RENAUDIN et il semble qu’il faille souscrire á ce jugement. Le but de l’historien n’est pas seulement de recueillir les documents, de les étudier dans un esprit critique et une fois reconnue leur « vérité » les rassembler l’un après l’autre. On demande beaucoup plus d’un historien.
Coste se sert de quatre adjectifs typiques de l’école « méthodique » : son œuvre devait être « une œuvre complète, critique, méthodique, solide » (p. 16). Et cela est vrai. Mais certaines réserves peuvent être faites:
- il dit énormément de choses sur S. Vincent, mais il n’a pas pris assez de soin pour montrer le développement et le dynamisme de son existence. Il dit tout sur les faits mais il ne lit pas au-delà de ces faits. Il s’agit plus d’une photo que d’un portrait;
- l’étude en premier plan de la plante empache de cueillir l’ensemble. Son œuvre est trop « le grand saint » et peu « le grand siècle »;
- le même projet d’ensemble nous révélé un auteur qui sait tout de celui dont il parle, mais qui ne domine pas assez son sujet.
Nonobstant ces remarques, il faut dire que le mérite de Coste c’est qu’avec lui, finalement S. Vincent entre dans le domain de l’histoire en sortant de ce halo un peu vaporeux de l’hagiographie du « saint des pauvres ». A partir de là, on peut dire que si Abelly reste indispensable comme source, Coste reste un pilier solide et un point de référence définitif.
b) Henri BRÉMOND (1865-1933)
« Bérulle et Vincent de Paul », dans « Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’á nos jours”, tome III/I: « La conquête mystique. L’Ecole française, Nouvelle édition, Paris A. Colin 1967, pages 199-228.
Ecrivain de valeur, doué d’un talent exceptionnel et d’un style séduisant, capable d’orchestrer des textes, de soulever des hypothèses, et grâce á sa magie des mots, de tout transformer en sensations et en impressions, il fut un maitre de première valeur. Après la publication de ses travaux, on peut le discuter mais on ne peut plus l’ignorer. Il a été comparé á une abeille qui suce ce qu’il y a de meilleur, mais aussi celui qui pique, non seulement les autres chercheurs mais les saints eux-mêmes et les auteurs faisant l’objet de ses études (toute sa vie fut une continuelle « corrida » de disputes enflammées). Sa biographie de l’abbé de Rancé, fondateur de la Trappe, a été décrite comme « pénétrante jusqu’á la cruauté, pleine de verve jusqu’á l’irrévérence et vigoureuse comme un libelle » (G. De Luca).
Brémond n’était pas un théologien, c’est un littéraire. Pour lui, la mystique était poésie mais il n’est pas un esthète vain. Certaines de ses approches nous coupent le souffle et ses analyses ont le tranchant précis et sûr du chirurgien de classe qui taille dans les profondeurs et va jusqu’á l’essence du problème.
S. Vincent a été étudié dans le III’ volume. Après l’humanisme dévot (Vol. I) et l’invasion mystique (Vol. II), Bremond nous fait découvrir le panorama de la spiritualité française dans sa maturité: l’Ecole française. Selon lui, la spiritualité française est essentiellement bérulienne, mais elle comprend aussi des éléments plus vastes et va jusqu’á se confondre, dans les volumes suivants, avec le meilleur de ce qui s’est écrit au XVIIIe siècle.
Selon un choix qui nous laisse perplexes, ii situe S. Vincent dans le sillage direct de Bérulle, aussit6t après l’Oratoire, comme l’héritier le plus illustre du Cardinal. Brémond a lu avec attention la biographie de S. Vincent écrite par Abelly, et ses écrits dans l’édition de 1881 qui n’était pas dans le domaine public. II trouve dans les écrits de S. Vincent « riches de doctrine, éclatants d’humour ». Il n’y a pas rencontré « une seule ligne banale » (III, 245). Les éléments qu’il recueille se situent á deux niveaux: psychologique et spirituel. En commençant á parlé de S. Vincent, il rectifie l’image qu’on s’en soit fait de distributeur de soupe. Il critique aussi l’idée de la simplicité du saint: il voit en lui une âme pleine d’ambition et de souplesse (224), une âme vibrante, toute en nuances, un esprit curieux et complexe (223). Vincent était un homme complet « pour Itre vraiment charitable, il ne suffit pas d’avoir bon cœur, il faut encore avoir une imagination vive et précise » (226). A travers quelque citations, s’attache á ciseler un S. Vincent tout en profondeur. Il en fait ressortir toute la tendresse et l’exquise sensibilité « souple comme celle d’un enfant ou d’une femme » (234).
Brémond qui n’a jamais aimé les jansénistes n’a aucune difficulté á comparer S. Vincent avec eux. Pour lui, S. Vincent « n’était pas moins intelligent que le grand Arnauld, moins livresque sans doute, moins docteur en Sorbonne, mais plus sérieux, plus fin et plus élevé » (236). Les critiques du livre « De la fréquente communion » sont louées comme un chef d’œuvre de logique, de clairvoyance et d’ironie (237). Chaque fois que S. Vincent aborde un sujet, il en exprime le sens et le replace dans une synthèse plus vaste (ib.). Cette intelligence aigüe est á la source de la bonté, car S. Vincent « n’a pas moins d’esprit que de cœur, ou si on veut, le cœur en lui élève l’esprit tout comme l’esprit élève le cœur » (241). Son humilité aussi était fille de son intelligence, il était en quelque sorte connaturel á S. Vincent de percevoir ses propres limites « á l’encontre d’une suffisance solennelle et tranquille » (243).
Après être allé ainsi au fond des choses, Brémond étudie l’ascèse spirituelle chez S. Vincent. La sainteté de Vincent ne se présente pas comme une ligne continue. Sa conversion n’a pas été déterminée par des motifs philanthropiques « ce n’est pas l’amour des hommes qui l’a conduit á la sainteté, mais c’est plutôt la sainteté qui l’a rendu vraiment et efficacement charitable, ce ne sont pas les pauvres qui l’ont donné á Dieu, mais Dieu qui l’a donné aux pauvres » (246).
Dans cette conversion, la présence d’un élément catalyseur a été décisive: le milieu de la contre-réforme française avec Bérulle et François de Sales. Après quelques citations de Bérulle, Brémond conclut que chez S. Vincent, le théocentrisme est devenu principe d’action (251). S. Vincent s’abandonne á la volonté divine, il a assimilé l’enseignement des maitres et il est devenu un des plus grands saints de l’action, « Le plus grand des hommes d’action, c’est le mysticisme qui nous l’a donné » (257).
c) Jean CALVET (1874-1965)
Jean CALVET a été l’un des meilleurs spécialistes de la spiritualité du XVII’ siècle. Dès 1913 il publia un premier travail suivi d’autres articles, le tout aboutit en 1948 á son « Saint Vincent de Paul », Paris. Selon Calvet, S. Vincent ne fut pas seulement un homme de charité, mais un homme de génie, capable de comprendre son temps et d’interpréter les exigences de la réforme catholique.
Il suit S. Vincent dans ses débuts (jusqu’en 1610), puis á travers les étapes de la sainteté (1610-1625) sous le régné de Louis XIII (1625-1643), puis vient la période du rôle national (1643-1653) et enfin mondial, jusqu’en 1660. Selon Calvet, S. Vincent fut un homme qui progressa lentement vers la sainteté. La rencontre avec Bérulle ce tempérament dominateur » fut pour Vincent décisive. Pour être séduit, il fallait que M. Vincent rencontrât un saint, ce fut Bérulle (63). Mais le futur Cardinal, s’il fut pour lui un guide ne devint pas un ami. Ces années furent pour Vincent des années de mûrissement, il progressait de jour en jour « chaque jour est le disciple de la veille » (104). Vers 1622 il fut guéri d’une tentation d’incrédulité et il se trouva finalement libre d’aller « vers la terre et les hommes de la terre » (110).
Calvet met en relie l’absence de système dans la spiritualité de S. Vincent: ce n’était pas un faiseur de système « il attendait, pour réussir une formule, que l’expérience en fasse tomber ce qu’elle avait d’inutile et d’inadapté » (67). Tout en étant bérulienne dans ses principes et ses lignes fondamentales, la spiritualité de S. Vincent était moins nourrie de métaphysique et davantage tournée vers l’action (67). Alors que Bérulle était christocentrique, S. Vincent, lui est anthropocentrique, « Bérulle aime Dieu en Dieu, S. Vincent aime Dieu dans les hommes » (382). – 303 –
Cette conquête de la sainteté se répartit assez exactement en périodes. Deux dates constituent l’axe de l’évolution de la vie du Saint. Autour de 1620, sa spiritualité se tourne vers l’action. Après 1640, par contre, elle nait de l’action; aussi pour Calvet, la spiritualité de S. Vincent est une spiritualité de l’action. Mais cette action n’est pas une improvisation, elle nait d’une idée solide de Dieu: Dieu est tout, l’homme n’est rien. L’homme ne peut précéder la volonté de Dieu, il ne peut que la suivre en se détachant de lui-même, mais cet état d’indifférence n’est pourtant ni apathie, ni quiétisme. Le chrétien dans l’état d’indifférence est « un homme aux aguets ». Dans l’amour et avec l’amour, il se produit comme une concentration des forces.
L’oraison, chez S. Vincent, n’a pas sa fin en elle-même. On dirait, note Calvet, « que S. Vincent se méfie quelque peu des grâces exceptionnelles que reçoivent les grands mystiques dans l’oraison » (388). L’oraison alimente les forces du chrétien, elle devient « plan d’action et point de départ de l’action » (387). Les modalités de cette action se déduisent de la causalité instrumentale: les prêtres sont instrumenta de Jésus-Christ, ils sont rendus tels par la participation á l’unique sacerdoce du Christ. Cette participation ne vient pas de la communication d’un pouvoir, mais d’une certaine continuité de personnes. Aussi, doivent-ils adhérer au Christ par la prière « qui a sa source dans l’amour et dans l’action, dans l’action par amour » (389).
Mais l’amour doit s’appuyer sur l’humilité: l’humilité dans l’action puisque c’est Dieu qui est l’auteur de tout, l’humilité de l’intelligence qui exclut le désir immodéré de savoir et le désir des grâces mystiques, l’humilité enfin de la communauté. De l’amour de Dieu et de l’humilité, nait l’amour pour les frères. S. Vincent eut « le don de l’humanité ». Mais il n’y a eu aucun saint comme lui pour aimer l’homme, « le visage de l’homme » et pour aimer Dieu dans ses frères.
4. – Saint Vincent á l’époque de l’Ecole des « ANNALES » et de la « Nouvelle histoire »
A la fin des années 30 est née en France une vigoureuse réaction contre « l’école positiviste ». Les maitres de ces mouvements furent Lucien FEBVRE (1878-1956) et Marc BLOCH (1886-1944), les continuateurs sont aujourd’hui Fernand BRAUDEL (né en 1902) et « L’Histoire Nouvelle » de Jacques LE GOFF, Emmanuel LE ROY LADURIE et Marc FERRO. Les caractéristiques de cette Ecole sont:
— le refus des « trois idoles de la tribu des historiens » (F. SIMIAND) á savoir: l’idole individualiste (conception de l’histoire comme histoire des individus, des « grands hommes » et non pas des faits, l’idole chronologique (qui privilégie les périodes et non les problèmes);
La victoire du « temps long »: un problème mesuré en « temps court » est peu expliqué parce qu’on ne fait pas attention aux résistances, á la force des habitudes et au rapport avec la force d’inertie;
L’histoire devient alors presque la science synthétique des sciences humaines, en tant qu’elle use de l’anthropologie, de la psychologie collective, de la sociologie et de la géographie;
D’où un nouveau concept du « document » qui n’est plus constitué par un morceau de papier, mais est document la série des prix, la légende populaire, les ustensiles de la vie quotidienne, la photo aérienne d’une campagne.
a. Igino GIORDANI (1894-1980)
Même s’il est contemporain de la génération des « Annales » I. GIORDANI avait une toute autre préparation. Sa connaissance de la Patristique le rendait attentif á cueillir la saveur de certaines citations et de certaines initiatives. Les 4 volumes de « Le message social de Jésus » (1935-1947) l’ont amené á étudier S. Vincent dans la ligne des maitres de la doctrine sociale de l’Eglise.
« Saint Vincent de Paul, serviteur des pauvres » Rome 1959 avec une seconde édition en 1981 et une traduction en espagnol, est davantage organisé selon le point de vue des œuvres que de la chronologie. Le recours aux sources est irréprochable, mais la mise á jour historiographique laisse á désirer. Une fois de plus, la lecture des sources n’est pas accompagnées ou précédée d’une description du milieu. Mais, lorsque Giordani écrit, l’Ecole des « Annales » n’était pas encore entrée en Italie. Les parties les plus sûres de son œuvre sont celles qui touchent á la pensée sociale. On y sent le maitre qui possédé bien son sujet et avance dans les textes en toute sécurité. Le cadre de la spiritualité, avec pas mal d’intuitions originales et heureuses, est bon.
b.André DODIN (né en 1911)
Dodin, avec Collet et Coste, et maintenant Ibáñez et Román, fait partie du petit nombre des Lazaristes qui se soit attelé á écrire une biographie de S. Vincent. La Biographie écrite par Dodin a été précédée d’études fort importantes et d’une connaissance de première main de la pensée vincentienne.
Sa contribution n’est pas du genre des « Annales ». Il se présente plutôt comme un des meilleurs parmi ces chercheurs de l’histoire de la spiritualité qui ont fleuri en France après les années trente et qui se sont retrouvés autour de la « Revue d’Ascétique et de Mystique » (depuis « Revue de Spiritualité ») et du « Dictionnaire de la Spiritualité » et qui ont produit des travaux de première main.
Le sommet de son activité historiographique a été sa pénétrante biographie « Saint Vincent de Paul et la Charité » dans la Collection « Maitres spirituels », Paris, Le Seuil, 1960 (3e edition en 1976) et traduit en diverses langues.
L’ouvrage se divise en trois parties:
- l’évolution du service terrestre de M. Vincent;
- la doctrine spirituelle;
- la tradition vincentienne.
Le « service terrestre » résume la biographie et part des « temps de la recherche ». La manière dont M. DODIN conçoit la sainteté n’est pas fixiste, elle est évolutive. Il est contraire á la thèse de l’esclavage (144-148) et voit dans les deux années couvertes par le récit de la période tunisienne un moment « qui échappe au contrôle rigoureux de l’histoire ».
Dans l’évolution et la conversion qu’il place entre 1613 et 1617, cette dernière date constitue une année décisive. Ce n’est qu’alors que M. Vincent comprend que sa vie doit être un service des pauvres. Mais il est nécessaire que Dieu prenne possession de sa vie, qu’il y règne et que lui, Vincent, ne se recherche pas mais s’efforce en toutes choses de « faire les affaires de Dieu » (22). De cette façon, « les consignes théocentriques de Bérulle prennent corps dans une mystique du service des pauvres » (ib).
De 1618 á 1633, c’est l’époque des grandes fondations. Elles sont la continuation de la mission de Jésus vers les pauvres. Alors M. Vincent n’est plus seul, il partage avec François de Sales et Jeanne de Chantal « les préoccupations pour la vie religieuse, la sanctification des laïcs… la réforme du clergé, la simplification de la prédication”. A la place de Bérulle qui se désintéresse de M. Vincent apparaissent deux autres conseillers: Duval et Saint-Cyran.
Dans ses propos sur ce dernie M. DODIN tient compte du développement des études de d’ORCIBAL, et c’est la raison pour laquelle il ne s’aventure pas dans les jugements excessifs.
La partie la plus significative et la plus originale du livre est consacrée á la doctrine spirituelle, c’est dans ce champ que M. DODIN a creusé le sillon le plus profond. Il circonscrit les ascendences spirituelles de M. Vincent: Benoit de Canfield, Bérulle, S. François de Sales, Alphonse Rodríguez, Vincent Ferrier, Duval. Toutefois il défend l’indépendance de M. Vincent qui, même au point de vue littéraire, conserve une parfaite autonomie.
L’originalité de M. Vincent ne se manifeste pas seulement au niveau doctrinal. Notre saint « décourage toutes les formules consacrées », il rejette « les systématisations simplificatrices » (73). Ce qui est typique, c’est son orientation vers l’action, une action qui nait de la foi et qui tire sa substance de la foi « les actions humaines deviennent actions de Dieu quand elles sont faites en Lui et pour Lui » (Coste XIII, 183). M. DODIN centre toute la spiritualité vincentienne sur « l’accomplissement de la volonté de Dieu » (119 et suiv.). Cet enseignement, dont on remarquera la filiation canfieldiene, exclut tout horizontalisme: la charité pour le prochain adopte l’attitude du Christ á l’égard du monde et des pauvres (69), elle revit le mystère de Jésus dans les pauvres (72) pour que cet amour ne reste pas seulement « affectif ‘ mais devienne « effectif L’humilité, enfin, devient la condition de la présence de toute vertu, elle est œuvre de Dieu et ne se ramène pas á un aspect purement passif, car elle est ouverture á l’action.
c) José-María IBANEZ BURGOS (né en 1937)
IBÁNEZ appartient á une autre génération et montre une préparation différente.
A son actif, deux œuvres importantes:
« Vicente de Paúl y los pobres de su tiempo », Salamanque 1972 Edit. Sígueme (468 pages).
» Vicente de Paúl, realismo y encarnación », Salamanque 1982 Edit. Sígueme (317 pages).
Son premier ouvrage montre qu’il a été stimulé en vue d’une histoire globale, d’un élargissement des horizons et de la volonté de répondre á certaines questions d’aujourd’hui. Le véritable historien est un homme de l’aujourd’hui.
Son travail se divise en quatre parties:
- la France au temps de S. Vincent;
- la réponse de la France aux problèmes de la misère, l’action;
- le développement de l’expérience religieuse de S. Vincent;
- l’évangélisation des pauvres.
Après une description habile et bien informée de la situation économico-sociale de l’époque avec ses causes, l’auteur examine la réflexion conduite sur le paupérisme au XVIIe siècle. On n’analysait pas alors les causes, mais on affrontait le problème au plan moral, théologique et idéologique.
La deuxième partie développe certains aspects de la pauvreté pour en arriver á interpréter l’action de S. Vincent de la maniéré suivante: elle a été la seule á partir « de l’expérience d’une charité mal organisée » pour en tirer motif de mettre en route « un mouvement organisé de miséricorde, de tendresse et d’amour féminins ».
Après une analyse attentive des étapes de l’expérience de Monsieur Vincent, le P. IBÁÑEZ explique dans la dernière partie ce que signifie, l’évangelisation des pauvres qui, pour Vincent, était un signe, une présence et un appel. Pour lui, la rencontre avec le pauvres fut le moment de la découverte de l’Evangile de Jésus envoyé aux pauvres et de la découverte de l’Eglise. Il s’attache donc « á une reconversion radicale de l’attitude de l’Eglise » de son temps. Ce furent les pauvres qui l’évangélisèrent « ce furent les pauvres qui marquèrent le rythme de son existent, qui l’aidèrent á se vider de lui-même et á se remplir de Dieu ».
Nous ne parlerons pas du second ouvrage, car ce n’est pas, á proprement parler, une biografie de S. Vincent.
d) José-María ROMÁN (né en 1928)
Son ouvrage a pour titre « San Vicente de Paúl. I. Biografía » (Biblioteca de Autores Cristianos, 424) Madrid, BAC, 1981, XXIV – 707 pages.
- 1ª partie: l’enfance sans histoire (1581-1600);
- 2e partie: les années d’errance et d’instruction (1601 – 1617):
- 3e partie: la maturité créatrice (1618 – 1633);
- 4e partie: vingt années de réalisations (1634-1653);
- 5ª partie: la vieillesse lucide (1653-1660); Epilogue.
Nous n’avons pas voulu recopier le schéma de ROMÁN mais seulement en donner une traduction littérale en essayant de comprendre le sens des interprétations de l’auteur (la différence du titre de la 2e partie est évidente). Le schéma chronologique n’est pas une façon d’ordonner les faits et les documents. On trouve á la base un vrai et nouveau projet d’interprétation qui essaie de reprendre le développement de S. Vincent et son dynamisme. Le vide de S. Vincent n’est pas une thèse á démontré, c’est un germe qui débouche et grandit. ROMÁN avance á petits pas. Il utilise beaucoup d’extraits des écrits ou des conférences de S. Vincent. Il expose les dernières critiques du problème et ensuite donne sa solution.
II corrige souvent COSTE et le critique (ainsi p. 50 n. 25 á pro- pos du voyage á Saragosse; p. 255 n. 44 le nom du chancelier; p. 413 n. 75 le retour de M. Ozenne et pour la date du passage donné en SV I, 166, cf. p. 502, n. 40). Il entre dans le détail dans les questions de nomenclature (ainsi pour le nom White-Le Blanc p. 400 n. 34 et p. 403 n. 44). Il se sert d’articles et d’études récentes pour préciser certains points (par exemple les travaux de COPPO, passim mais surtout p. 233 et suivantes; les paroles de Duval sur l’origine de la vocation missionnaire de S. Vincent publiées par IBANEZ, p. 167 et suivantes).
ROMAN, qui est espagnol, tient compte de la « tradition espagnole ». Si Abelly a voulu ajouter faire naitre S. Vincent quelques années avant, certains historiens espagnols ont voulu transporter la maison natale de S. Vincent au-delà des Pyrénées. ROMÁN écarte la thèse de la naissance en Espagne á Tamarite (p. 34) et aussi celle de l’origine espagnole de la famille de S. Vincent (p. 36). Mais il n’exclut pas que la date de naissance de M. Vincent pourrait are en 1580 (p. 30 et sq.). La condition du père « paysan indépendant » (p. 38) indique la connaissance d’une catégorie sociale bien précise que des études récentes ont bien mis en relief. ROMÁN compare la foi de la famille de Vincent avec la « foi élémentaire et robuste des vieilles églises européennes » (p. 40). Mais sur ce point les thèses de J. DELUMEAU devraient-nous rendre plus prudents (cf. DELUMEAU « Un chemin d’histoire. Chrétienté et christianisation » Paris 1981). ROMÁN apporte une contribution importante sur la chronologie des études (p. 44 sq.). Avec justesse il parle de la méthode de Herrera (p. 51) mais les interrogations de L. CEYSSENS á pro- pos des études faites par S. Vincent demeurent. Au-delà des titres académiques, les connaissances théologiques de S. Vincent sont modestes, au point que lorsqu’il essaie d’affronter les problèmes discutés, comme par exemple ceux inhérents á la querelle janséniste, il ne dépasse pas la mentalité courante.
ROMÁN réserve un large espace á l’examen du dossier de l’esclavage. Le chapitre 4 (pp. 67-74) est tout entier consacré á la narration des faits tels qu’ils apparaissent dans les lettres de S. Vincent, tandis que le chapitre suivant (pp. 74-88), après une discussion des thèses contraires, prend position avec décision pour la véracité de ce que dit S. Vincent. Sans apporter des argumenta décisifs, ROMÁN présente des éléments nouveaux. Il tient compte des apports récents de R. S. POOLE et de G. TURBET-DELOF (sans oublier que ROMAN lui-même avait déjà pris position sur ce point): il explique le silence de S. Vincent, par la suite, par la dissimulation de sa condition sacerdotale « avec quelle autorité morale pouvait-il exhorter ses prêtres á ‘être témoins du Christ jusqu’á la mort, si cette histoire était connue? » (p. 86). De plus, au même moment, Vincent recueillait des fonds pour le rachat du Frère BARREAU, consul de France, détenu par les autorités turques. A propos de la prise de position de Coste, contre la véracité de la lettre de S. Vincent, mais « en secret » comme Nathanaël, on a dit qu’il « sentait devant l’extraordinaire, c’est l’expression de R. LAURENTIN, la répugnance du clerc, dans le double sens du mot, c’est-á-dire ecclésiastique et universitaire, parce que le merveilleux touche á la fois l’esprit scientifique et la rigueur de la foi » (cit. p. 75 n. 1). A REDIER, l’auteur oppose un argument a contrario: dans ces lettres, l’historien accepte tous les faits (la vente du cheval, etc. …) excepté l’essentiel, á savoir le récit de la captivité (pp. 86 sq,).
La solution de ROMAN est basée sur le principe de la possession. Nier l’historicité de la captivité serait ouvrir une période d’obscurité dans la vie de S. Vincent sans savoir comment la combler. Ne croyons cependant pas que le problème soit définitivement résolu tant que l’on ne trouvera pas une confirmation venant d’autres sources. Reconnaissons que l’opus negandi revient á ceux qui rejettent la captivité et non á ses défenseurs car, jusqu’á preuve du contraire, la reconstruction faite par ROMÁN, reste la seule solution qui respecte les documents que nous ayons.
ROMAN n’utilise pas la question de la captivité pour dessiner un itinéraire en crescendo de S. Vincent. Après avoir très justement rejeté la thèse de la charge secrétée (p. 91), il admet une « conversion » dans la vie de Vincent, conversion qui ne suppose pas Dieu sait quel péché, mais une totale et radicale orientation vers Dieu (p. 95).
Dans les pages suivantes, la reconstruction de la vie de Vincent repose sur des bases moins fragiles. Petit á petit, au fil des années, les traces du passage de M. Vincent vont augmentant. ROMAN relie toujours la micro-histoire á la grande histoire qui aide á comprendre la respiration profonde des événements: ainsi l’acquisition de l’abbaye de Saint-Léonard-des-Chaumes au moment même de l’assassinat de Henri IV (p. 96) tandis que Folle ville est relié au déroulement du coup d’état qui élimina Concini (p. 121). Fort bien informées les pages qui parlent des rapports avec Bérulle jusqu’á la rupture que ROMAN place en 1618.
Les quinze années, entre 1618 et 1633, objet de la troisième partie, sont dites « années créatrices où, par la méditation des tentatives, d’indications de la Providence et de décisions personnelles, Vincent découvre, donne forme et met en mouvement les institutions par où se réalise sa vocation personnelle. Ce sont aussi les années où, par un abandon progressif á l’action de la grâce, Vincent conquiert une maturité humaine qui l’approche de la sainteté » (p. 137). Le 25 janvier 1617, Vincent ne pensait pas « á une fuite mais á une réponse » (p. 121). Et cette réponse ne vient pas d’une marche á petits pas, sans imagination (« c’était l’expérience jointe á l’imagination qui le faisait se mettre en route ») comme dit RENAUDIN (cit. p. 138). ROMÁN suit la lente mais vigoureuse expansion du petit groupe. Les Missions « chacune d’elles était comme une nouvelle fondation du christianisme » (p. 139) étaient unies aux « Charités » comme une œuvre unique (p. 129). Et tandis que s’élargissait le cercle des réalisations s’approfondissait le creusement de l’action divine. La retraite de Soissons, en 1621, est révélatrice du travail intérieur. Si elle ne fut pas comme celle de Verdun prêchée par Bérulle, elle eut une importance fondamentale car la fondation vincentienne ne pouvait pas naitre « d’un esprit dur et agressif » (S. V. XI, 64).
Mise en lumière, comme cela se doit, ROMÁN á propos de la rencontre avec François de SALES, conclut que Vincent se serait inspiré de la Visitation pour la fondation des Filles de la Charité (cf. pp. 156, 230). C’est là une thèse que, en vérité, je ne partage pas parce que la Visitation n’avait pas pour fin « la visite » des pauvres mais seulement la pratique de « la vie dévote » dans un cercle religieux, sans cependant toutes les impressionnantes structures traditionnelles (pénitences rigoureuses, cl6ture absolue).
Les pages, mais surtout le projet qui est á la base, consacrées au développement des deux communautés, sont indubitablement parmi les plus belles de l’ouvrage. L’auteur ne se perd pas dans les méandres mais il domine magistralement les documents. Quand est venu le moment de « brûler les vaisseaux » (p. 183), Vincent procédé avec grand courage (on voit les vicissitudes des tractations romaines) et prudence. Il ne s’est pas lié aux Marillac, pas davantage aux ennemis de Richelieu, pas plus au « parti dévot ». Je ne saurais dire si l’on peut soutenir que le choix entre le « parti dévot » et Richelieu était entre la paix ou la guerre. C’est li un problème débattu entre les historiens espagnols qui ne pardonnent pas l’alliance de la France avec les protestants et les historiens français plus sensibles aux raisons du Cardinal-Ministre. Il me semble aussi que le « parti dévot » aurait amené á la guerre. L’alliance espagnole signifiait en fait la guerre sur tout le continent contre les protestants et donc en France contre les Huguenots (p. 208 sq).
Quoiqu’il en soit, Vincent avait d’autres préoccupations que celle de la politique des « grands ». Mémé si lui et ses communautés avaient peu d’importance, sa présence, sa constante attention permettaient « une osmose spirituelle directe que S. Vincent rendait la plus intense possible par sa parole, ses conférences, ses répétitions d’oraison et ses lettres » (p. 288).
L’ouvrage arrive ensuite á étudier les « vingt années des réalisations » (1634-1653) que ROMÁN subdivise en deux moments: une phase ascendante (jusqu’en 1642) et une autre que l’on peut qualifier de demeure sur la cime. C’est la période de la Régence, de la Fronde, de l’organisation de l’aide á la Piccardie et á la Champagne, du siégé de Paris, de la controverse janséniste, du Conseil de Conscience, de Madagascar et de la mort de Thadée LEE premier martyr de la CM.
Parmi les structures portantes de cette période ressortent d’une façon spéciale les Missions que ROMÁN décrit d’une façon très incisive. En marge des relations des missions, il note justement que ces relations ne posaient pas le problème de la cause des vices dominants (par exemple si le concubinage ne provient pas de la coutume de la dot ou les « vendetta » d’une justice mal rendue); pour les missionnaires tout se ramenait au péché et á l’ignorance et pour combattre cela on recourrait au catéchisme (p. 358).
Jointe avec les missions l’œuvre de la formation du clergé qui pouvait seule « rendre effectif l’Evangile » (p. 371 n). C’est là une précision importante qui vient corriger l’interprétation courante de l’annonce de l’Evangile á compléter par des initiatives en vue de la promotion humaine.
ROMÁN développe ensuite largement la question des Séminaires. Il est sûr qu’en ce domaine il faudrait mener une recherche sur « des temps longs ». Du vivant de S. Vincent, le Séminaire est un lieu de formation pastorale qui supplée la carence des collèges et des universités. Par la suite, les Séminaires de la Congrégation subirent l’influence des Collèges jésuites, mémé s’ils gardaient un style plus pastoral que les séminaires sulpiciens.
Dans la quatrième partie, il me semble qu’il ne faut pas attribuer á S. Vincent le début des Missions, (p. 346). Celles-ci se développent depuis le siècle précédent et trouvent en ACQUAVIVA un penseur attentif. Cependant il faut noter combien l’influence de la mission vincentienne, centrée sur le catéchisme, est devenue peu á peu la plus importante. A la différence de la mission « centrale » trop courte, de la mission « pénitentielle » souvent contraire á la sensibilité des gens, S. Vincent a imposé un modèle qui eut une extraordinaire efficacité.
L’ouvrage se termine sur le crépuscule de Vincent dans une « vieillesse lucide » (1653-1660). Cette partie est également bien menée: citations pertinentes, particularités bien présentées, et toujours un sens critique en éveil. Les pages relatives á l’Hôpital général (p. 643 sq) sont importantes et actuelles: n’a-t-on pas voulu ranger M. Vincent parmi ceux qui ont participé au « grand renfermement »?
Dans cet ouvrage, il n’y a pas besoin d’une partie relative aux vertus de S. Vincent: la division tripartite d’ABELLY est maintenant impossible á soutenir. C’est de la lecture mémé de ce qu’a réalisé S. Vincent qu’émergent les caractéristiques saillantes de son sens de Dieu et de l’homme, comme de l’ampleur de ses vues. Nous pensons que la biographie de ROMÁN deviendra désormais un point ferme de référence pour tous ceux qui voudront écrire sur S. Vincent. Ceux qui, après l’œuvre de COSTE, avaient pensé que tout avait été dit, ont là la preuve de la nécessité d’une continuelle fouille dans notre « mémoire » pour mieux comprendre ce que nous sommes et ce que nous sommes appelés á être. En fait, notre futur est toujours enfermé, comme en un coffret précieux, dans l’expérience spirituelle de S. Vincent.
Conclusion
La question qui nait spontanément peut être dite en termes simples: y a-t-il dans le futur une possibilité pour une nouvelle biographie de Saint Vincent? Et cette question en appelle une autre: quels sont les domaines encore á explorer?
Si nous prenons comme point de référence le livre « Vincent de Paul » (Actes du Colloque international d’études vincentiennes, Paris 25-26 septembre 1981) Roma C.L.V., 1983, XII-421 pages, le domaine des lacunes s’agrandit de façon démesurée.
La recherche proposée au Colloque, comprenait dans un premier temps trois domaines:
- l’histoire spirituelle (religieuse)
- l’histoire sociale
- l’histoire des institutions
L’histoire des institutions est aujourd’hui quasi totalement á faire. Il faudrait étudier les Règles et les sources des deux communautés, le rapport de la Mission avec les sociétés sacerdotales contemporaines, l’influence de la Réglé de S. Vincent aux Filles de la Charité sur la vie religieuse féminine. Par l’amplitude de son influence, la Réglé des Filles de la Charité peut être comparée aux grandes Règles antiques. Elle est pour la vie religieuse féminine comme la Réglé de Pac6me, de Basile ou de Benoit pour la vie religieuse masculine.
A propos de l’histoire de l’Eglise de France, il y aurait, je crois, beaucoup á dire sur les séminaires vincentiens. On connait les aspects extérieurs de la « courte durée »: la fondation, le nom de quelques missionnaires. Mais on sait peu de choses de leur vie interne, de leur style, du nombre et du milieu social de leurs membres (professeurs, directeurs, élèves), du style culturel et spirituel. On sait aussi fort peu des Filles de la Charité. Colin Jones, de l’Université d’Exeter, a étudié l’hôpital de Montpellier. Il faudrait multiplier de pareilles. Études pour chaque maison et pour l’ensemble de la Communauté, en tenant compte du « temps long ». On pourrait mesurer ce que signifie la présence de la Sœur á l’hôpital á la fin du XVII’ siècle, á la Révolution française, mais aussi au XIX’ siècle et aujourd’hui. Un problème d’actualité dans le domaine de l’historiographie moderne est celui du « renfermement des pauvres ». Il est normal que les historiens se demandent si et dans quelle mesure le Saint de la charité est responsable de la décision de la société d’assimiler les pauvres aux criminels, d’une certaine façon.
Le problème des missions extérieures ou internes n’est pas seulement celui de faire mémoire des martyrs et de la geste de certains missionnaires. Les historiens demandent aussi, dans ce domaine, si et en quelle mesure les missionnaires, d’un côté, ont été complices du colonialisme et d’une autre cène quel a été le rôle de ces évangélisateurs dans le recul de la religion populaire. Dans le domaine des missions internes, Jean DELUMEAU a très justement lié les missions au projet de la réforme catholique orienté pour stimuler l’unanimité de la pratique.
A propos de la prédication des missionnaires il faudrait mener une enquête pour établir en quelle mesure elle fut « empreinte de terreur », c’est-à-dire plus basée sur la peur que sur l’amour et la liberté? Nous savons de plus que les missionnaires étaient considérés au XVII’ siècle comme trop accommodants et au XVII’ sévères et quasi rigoristes. Pourquoi ce changement?
L’étude de Dominique JULIA sur l’expansion de la CM fait naitre l’intérêt de connaitre le missionnaire ordinaire: sa provenance, sa culture, son mode d’art en communauté et au milieu des gens, son apostolat.
Le domaine de la spiritualité est lui aussi á creuser pour pouvoir répondre á diverses interrogations. Jean SEGUY a proposé un modèle d’approche de ce problème. Des thèmes comme, l’Eglise, la réconciliation, le rapport Eglise-Monde pourraient être l’objet de recherches intéressantes. Sur le thème du sacerdoce nous avons les ouvrages d’Arnaud d’AGNEL et de DELARUE, mais ne pourrait-on pas encore étudier ce sujet sans se limiter á un recueil de citations mais en donnant une prospective de lecture?
A cela devraient encore s’ajouter tous les problèmes dont une époque et une culture sont friandes. De même que les Confrères de l’Amérique latine ont tenté une relecture de Saint Vincent á la lumière de la théologie de la libération, ne pourrait-on penser que d’une façon tout aussi légitime, d’autres confrères pourraient le faire dans d’autres cultures et á la lumière d’autres théologies?
Tout cela nous assure qu’il ne sera jamais possible de dire une parole définitive. Chaque époque et chaque culture pourra légitimement interroger Saint Vincent, mais elle sera á son tour interpellée á une action en faveur de f’ homme comparable á celle de Saint Vincent en son temps.