Section II : Sa conduite pour le temporel des maisons de sa Congrégation
Nous avons vu, en quelques-uns des chapitres précédents, combien grande était la confiance de M. Vincent en la Providence de Dieu touchant les biens extérieurs nécessaires à la subsistance des maisons de sa Congrégation, et comme il tenait pour assuré que si les siens observaient exactement leurs Règles, et s’acquittaient fidèlement de tous les devoirs de leur Institut, cette divine Providence ne permettrait jamais qu’ils vinssent à manquer des commodités requises à la vie: il se fondait sur la promesse que le Fils de Dieu en a faite lorsqu’il a dit: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses dont vous avez besoin vous seront données. » Cela toutefois n’empêchait pas qu’il ne veillât lui-même soigneusement à conserver et ménager, avec toute l’économie qui lui était possible, le bien temporel de sa Compagnie: tant parce que Dieu ayant ordonné que les hommes gagneraient leur vie à la sueur de leur visage, il a établi en même temps la nécessité du concours des causes secondes, pour coopérer avec lui à la production et préparation des choses dont ils ont besoin; et c’est aux pères de famille à nourrir leurs enfants, aux géneraux d’armée à fournir des armes et des vivres aux soldats, et aux chefs des compagnies à influer l’esprit et la vie sur leurs membres. Suivant cela, M. Vincent était obligé de pourvoir à la subsistance des siens. Il y travaillai donc purement parce que Dieu le voulait, et que le bien des âmes le requérait ainsi. Pour cela il a fait deux choses: la première, de faire valoir le peu de bien qu’ils avaient; et la seconde, d’en bien ménager le petit revenu.
Premièrement, pour faire valoir le bien temporel de sa Compagnie et le conserver, non seulement il établit des procureurs pour cela, et d’autres personnes intelligentes pour y tenir la main sous sa conduite; mais c’était tellement sous sa conduite, que ceux-ci ne faisaient rien sans son avis; il leur marquait ce qu’ils avaient à faire, et souvent ce qu’ils avaient à dire; et ensuite il s’en faisait rendre compte; il leur demandait ordinairement le soir ce qu’ils avaient fait le jour, et il leur donnait ses ordres pour le lendemain; et afin qu’on ne négligeât rien, il leur disait souvent que dès lors qu’une affaire était commencée, il la fallait poursuivre jusqu’au bout. Quelque soin que prissent des affaires ceux qui étaient députés pour cela, il ne pouvait souffrir qu’ils fissent aucune chose, ni dedans ni dehors, sans lui en parler, pour peu qu’elle fût considérable; et s’ils étaient trop sujets à agir par eux-mêmes, il les déposait; même les supérieurs des autres maisons de sa Congrégation qui faisaient des choses extraordinaires, comme bâtir, démolir et abattre, sans le lui proposer et avoir reçu son approbation et son consentement: parce qu’autrement (disait-il) si chacun faisait à sa tête, on détruirait la dépendance établie de Dieu, et on ne verrait que changements et désordres dans les maisons.
Il faisait valoir quelques fermes de la Communauté de Saint-Lazare par les mains des frères de sa Compagnie, et il pouvait dire après l’Apôtre que les Missionnaires travaillaient de leurs mains pour la publication de l’Évangile. Il y employait avec les frères, des domestiques pour labourer, afin de tâcher d’avoir la provision de blé; il y faisait nourrir des troupeaux et des animaux domestiques pour aider à faire les autres dépenses de la maison de Saint-Lazare; car, étant très grandes, elles requéraient qu’il usât de toutes les inventions possibles pour y subvenir. Il prenait connaissance des moindres choses comme des plus grandes, et il voyait de temps en temps les comptes du petit rapport de la basse-cour de Saint-Lazare. Il veillait à tout, prenait soin de tout, et conférait de tout, même des arbres et des fruits du jardin, afin que rien ne pérît ou se dissipât faute de prévoyance et de ménagement: en un mot, il n’estimait rien indigne de sa conduite.
Quoiqu’il fît toutes les missions gratuitement, et qu’il ait mis les siens dans l’usage de ne prendre ni présents ni rétributions des personnes qu’ils évangélisaient, néanmoins pour conformer sa conduite à celle de Notre-Seigneur, lequel recevait des aumônes, il ne refusait pas d’ordinaire celles qui venaient hors du temps des missions, pourvu que tels bienfaits se fissent par charité, et non par salaire et récompense. Voici ce qu’il écrivit un jour à un de ses prêtres sur ce sujet: «Il n’y a point de difficulté de recevoir la charité de M. N., et si déjà vous l’avez refusée, faites-lui en vos excuses; nous n’avons point droit de refuser ce qu’il nous donne pour l’amour de Dieu.»
Secondement, pour ménager le petit revenu, il faisait faire les provisions des vivres et des étoffes, non seulement au temps, mais encore aux lieux les plus propres; cela fait, il recommandait à ceux qui avaient ces choses en charge, de ne laisser rien perdre; il tenait la main à ce que la frugalité fût gardée en toutes choses, et que chacun se contentât des habits et de la nourriture qu’on lui donnait, quoique pauvres. Dans les mauvaises années, lorsque les vivres étaient fort chers, il regardait s’il n’y avait rien à retrancher aux portions ordinaires du vin ou de la viande, afin que chacun se ressentît un peu de l’incommodité publique, et que la dépense ne fût pas si grande.
Une fois que la gelée avait gâté les blés et les vignes, il fit un beau discours pour exciter les siens à compatir à l’affliction publique, et il termina par ces paroles: «Il faut gémir sous la charge des pauvres et souffrir avec ceux qui souffrent, autrement nous ne sommes pas disciples de Jésus-Christ. Mais encore que ferons-nous ? Les habitants d’une ville assiégée regardent de temps en temps aux vivres qu’ils ont. Combien avons-nous de blé? disent-ils. Tant. Combien sommes-nous de bouches? Tant. Et là-dessus ils règlent le pain que chacun doit avoir, et disent: A deux livres par jour, nous pourrons aller jusque-là. Et comme ils voient que le siège est pour durer davantage, et que les vivres diminuent, ils se réduisent à une livre de pain, à dix onces, à six, et à quatre onces pour soutenir longtemps, et empêcher d’être pris par la famine. Et sur la mer, comment fait-on quand il arrive qu’un navire a été jeté par la tempête et arrêté longtemps dans quelque coin? On compte le biscuit, on prend garde à la boisson, et s’il y en a trop peu pour arriver au lieu ou ils prétendent aller, ils en donnent moins; et plus ils retardent, plus ils diminuent la portion. Or si les gouverneurs des villes et les capitaines des vaisseaux en usent de la sorte, et si la sagesse même requiert qu’ils agissent avec cette précaution, parce qu’autrement ils pourraient périr, pourquoi ne ferions-nous pas de même? Pensez-vous que les bourgeois ne retranchent pas de leur ordinaire, et que les meilleures maisons, voyant que les vendanges sont faites pour cette année, ne ménagent pas leur vin, dans la crainte de n’en trouver pas aisément l’année prochaine? Hier des personnes de la ville et de condition qui étaient céans me disaient que la plupart des maisons retrancheraient entièrement le vin aux serviteurs; on leur dira: Pour-voyez-vous, il n’y a plus de vin céans que pour le maître. Tout cela, mes Frères, nous a fait penser à ce que nous avions à faire, et j’assemblai hier les prêtres anciens de la Compagnie pour prendre leurs avis; enfin on a trouvé à propos de nous réduire à demi-setier par repas pour cette année. Ceci fera de la peine à quelques-uns qui pensent avoir besoin de boire un peu plus de vin; mais comme ils sont accoutumés à se soumettre aux ordres de la Providence, et à surmonter leurs appétits, ils feront bon usage de cette peine, comme ils font des autres sujets de mortification, dont ils ne se plaignent pas. Il y en aura peut-être d’autres qui s’en plaindront par attache à leurs satisfactions: esprits de chair, gens sensuels et enclins à leurs plaisirs, qui ne veulent en perdre aucun, et qui murmurent de tout ce qui n’est pas selon leur goût. O Sauveur ! gardez-nous de cet esprit de sensualité.»
Il évitait toute sorte de dépenses superflues, il n’en faisait même de nécessaires que le moins qu’il pouvait; il n’épargnait rien pour la charité, comme nous avons dit ailleurs; il donnait tout à Dieu et au salut des âmes; mais à la chair à la sensualité, aux plaisirs et aux incommodités, tout le moins qu’il pouvait: point de bâtiments qui ne fussent absolument nécessaires, point d’enjolivements et de peintures, pas même d’ornements, d’ameublements, ni d’accommodements qui ne fussent de la dernière nécessité. Et quoiqu’il fût souvent pressé de faire ou de changer plusieurs choses qui semblaient utiles, et même convenables, il tenait toujours ferme pour n’entreprendre pas de telles dépenses, et il disait pour raison que Dieu ne s’étant pas obligé à donner plus que le nécessaire, il ne devait pas s’engager au superflu.
Un supérieur d’une de ses maisons le pressait de consentir que l’on fît un bâtiment, et que la maison de Saint-Lazare y contribuât, alors qu’elle se trouvait dans l’impuissance de le faire. Comme il lui représentait que faute de cela on omettait de faire beaucoup de bien, et que les particuliers n’y pouvant demeurer, cela les dégoûtait et nuisait à leur régularité, voici la prudente réponse que fit M. Vincent: «Vous me parlez de commencer votre bâtiment. O Jésus ! Monsieur, il n’y faut pas penser. C’est une grande miséricorde que Notre-Seigneur a faite à la Compagnie de lui donner un logement tel qu’il est, en attendant qu’il plaise à sa divine bonté de nous envoyer du secours. Quant aux inconvénients que vous m’alléguez, ne pouvant faire autrement, nous n’en serons pas la cause, et puis ce procédé me semble avoir quelque rapport à la conduite de Dieu sur son peuple, ayant permis un grand désordre par plusieurs siècles, et la perdition d’une infinité d’âmes, pour mettre un ordre tout divin, et les sauver tous par la venue, la vie, la passion et la mort de son Fils, lequel il a envoyé au temps qu’il a vu son peuple disposé à le recevoir, par tant de semonces, de prophéties et de souhaits faits pour cela. Si c’est une fausse vue, je m’en rapporte; et si vous m’en donnez une meilleure, je la prendrai de bon cœur.
M. Vincent évitait une autre sorte de dépense, en laquelle tombent les supérieurs trop condescendants: c’est que les hommes aimant naturellement le changement, il s’en trouve qui se déplaisent en un lieu, et, sous prétexte que l’air ou l’emploi, ou les personnes avec lesquelles ils sont, ne leur reviennent pas, ils s’imaginent qu’ils seront mieux ailleurs; ou bien les supérieurs particuliers, n’étant pas satisfaits de quelqu’un, désirent de s’en décharger, et d’en avoir un autre à leur gré. Pour cela, si on les voulait croire, il faudrait souvent retirer des hommes, et quelquefois leur faire faire de longs voyages, et en envoyer d’autres à grands frais: tout cela faute de mortification et de support; il y a peu de maisons où ces occasions ne se rencontrent. Mais M. Vincent ne pouvait leur accorder ces allées et venues; il les priait d’attendre encore, il les encourageait à la patience, il s’excusait sur la difficulté de remplir leurs places, et leur disait qu’avec le temps on verrait; il espérait que d’ici la ils perdraient ce désir de changer. Ce n’est pas qu’il n’en ait fait changer de temps en temps quelques-uns; mais c’était pour d’autres motifs importants, et non pour favoriser leur inconstance et leurs propres satisfactions, contre lesquelles il a montré une fermeté extraordinaire en ces occasions. Voici la réponse qu’il fit à un de ses prêtres qui lui demandait à changer de demeure; elle suffira pour exemple de quantité d’autres qu’il a écrites en pareille rencontre: «Comme il a plu à Dieu, dit-il, de me donner la connaissance de la Congrégation, et en particulier de l’état et des besoins de chaque maison, et des dispositions des sujets, je ne vois pas que pour le présent vous puissiez être utile ailleurs. Au nom de Dieu, Monsieur, tenez ferme, et assurez-vous que la bénédiction de Dieu ne vous manquera pas, et qu’une des plus sensibles consolations que j’aie est de vous voir là où vous êtes, et que j’espère que nous vous verrons un jour bien grand au ciel.»
Il n’usait pas seulement de toute l’épargne possible, en évitant soigneusement les dépenses moins utiles pour pouvoir satisfaire à celles qui étaient nécessaires, et pour faire servir celle-ci uniquement aux affaires de Dieu par une conduite toute sainte: Mais cette même conduite lui a fait encore ménager son temps, qui lui était très precieux, pour un si grand nombre d’œuvres et d’affaires différentes dont il était chargé pour le temporel et pour le spirituel, tant de sa Congrégation que des autres Compagnies qu’il dirigeait. C’est pourquoi il n’en voulait pas perdre un seul moment. Premièrement, il était presque sans cesse occupe à prier, à parler, à écrire, à prendre ou à donner conseil, à aller et venir, à resoudre et à exécuter les choses résolues. Secondement, il prenait sur son sommeil une partie de la nuit pour la donner au bien de sa conduite: car outre qu’il se couchait le soir une ou deux heures plus tard que les autres pour parler à quelques-uns et vaquer à la lecture des lettres et à d’autre choses, il pensait encore la nuit aux affaires de sa charge, et on pouvait bien dire de lui qu’il était un pasteur veillant sur son troupeau. Troisièmement, les autres prêtres de la Congrégation avaient environ deux heures de récréation par jour, c’est-à-dire une heure ou environ après chaque repas; et M. Vincent employait ces heures-là à l’acquit de sa charge. Quatrièmement, bien qu’il donnât loisir à ceux qui lui parlaient, particulièrement aux externes, de lui dire tout et de se retirer satisfaits; il ne s’entretenait pas néanmoins avec eux de choses inutiles; il en détournait les discours, il évitait les digressions, même dans les assemblées de piété où il se trouvait pour les pauvres ou pour d’autres desseins charitables. Il disait souvent: «Çà! revenons ausujet; concluons; voyons ce qui reste. Monsieur, ou Madame, avez-vous agréable que nous achevions? etc. Cinquièmement, il rendait peu de visites, s’il n’y était porté par quelque nécessité d’affaires, de reconnaisance, ou de charité.
Voici en abrégé l’idée de sa conduite, dépeinte dans le discours qui suit, qui fut recueilli comme très digne de remarque, par celui-là même auquel il le fit et qui alla pour cet effet le mettre par écrit aussitôt qu’il fut sorti d’avec lui.