Chapitre XXII : Sa force à soutenir le bien et à s’opposer au mal, et sa patience à supporter les afflictions et les peines
Le grand apôtre saint Paul a bien fait connaître quel était son courage et sa force pour demeurer constant et fidèle dans l’amour de son divin Maître, lorsqu’il a comme défié tout ce qu’il y avait de terrible et de redoutable dans la nature: «Qui est-ce, dit-il, qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou la persécution, ou le glaive?» Car c’est le propre de cette vertu de mépriser tout ce que les hommes craignent le plus; et comme a dit saint Ambroise: «C’est la force qui entreprend une guerre irréconciliable contre tous les vices, qui se rend invincible aux travaux, demeure sans crainte au milieu des périls, rejette les voluptés, et se raidit contre tous les attraits du monde.»
Vincent de Paul a toujours marché sur les vestiges de ce grand apôtre, duquel comme il tenait à grand honneur de porter le nom, aussi s’est-il rendu parfait imitateur de ses vertus, particulièrement de celle-ci, en laquelle il a toujours excellé: et ceux qui l’ont connu savent que ni les promesses, ni les menaces, ni les espérances, ni les terreurs, ni les calomnies n’ont pu jamais ébranler sa fermeté dans le bien. Il est vrai qu’il avait un singulier respect pour toutes les personnes élevées en autorité au-dessus de lui: il se rendait avec une très grande déférence à leurs sentiments, il se soumettait à toutes leurs volontés, quand il le pouvait faire sans blesser sa conscience; mais lorsqu’il s’agissait des intérêts du service ou de la gloire de Dieu, et que l’on tâchait de le détourner de ce que Dieu voulait de lui, ou de le porter à ce que Dieu ne voulait pas, il n’y avait aucune considération ni persuasion qui le pût ébranler.
Quelle constance et quelle force d’esprit n’a-t-il point fait paraître (comme parle un très vertueux ecclésiastique dans un témoignage qu’il en a donné par écrit) quand il a été question de recevoir des affronts et des injures, plutôt que de consentir à la moindre chose qui fût contre la justice ou contre la droiture ? Et pendant le temps qu’il a été employé dans les Conseils de conscience, avec quelle fermeté ne s’est-il pas opposé aux desseins des plus puissants, lorsqu’ils prétendaient obtenir des biens d’Église ou des bénéfices par des voies qu’il n’estimait pas légitimes, ou pour des personnes qu’il ne jugeait pas capables ?
Un magistrat des plus considérables d’une cour souveraine, l’ayant un jour rencontre dans les rues, voulut lui persuader de faire pour ses intérêts particuliers quelque chose, qu’il ne croyait pas juste devant Dieu; c’est pourquoi il s’en excusa le plus honnêtement qu’il lui fut possible, et ne put jamais être fléchi, quelque instance que l’autre lui fît: de quoi étant fort indigné, il se laissa transporter par un mouvement de colère, et le traita fort mal de paroles; ce que M. Vincent souffrit cela avec grande tranquillité, et sans s’émouvoir en aucune façon, ne répondant autre chose sinon: «Monsieur, vous tâchez, comme je crois, de faire dignement votre charge, et moi je dois tâcher de faire la mienne.»
Une dame de grande condition le sollicitait pour avoir l’expédition d’un bénéfice qu’elle prétendait obtenir du roi pour un de ses enfants. M. Vincent, qui savait que cela ne se pouvait faire avec justice, la pria de l’excuser s’il ne pouvait pas en cela faire ce qu’elle désirait. Sur cela cette dame se laissant emporter à sa passion lui dit qu’elle saurait bien obtenir ces expéditions par une autre voie, qu’elle lui faisait trop d’honneur de s’adresser à lui pour ce sujet, et qu’il ne savait pas encore de quelle façon il fallait traiter les dames de sa qualité; A quoi M. Vincent ne voulut point répliquer, demeurant dans le silence, et souffrant bien volontiers ces reproches injurieux, plutôt que de consentir à quelque chose qui fût contre son devoir.
Il fit de même envers une autre dame de semblable condition, qui voulait l’engager en quelque affaire qu’il n’estimait pas juste. Il répondit avec sa modestie ordinaire: «Madame, nos règles et ma conscience ne me permettent pas de vous obéir en cela; c’est pourquoi je vous supplie très humblement de m’excuser.» Mais cette dame ne pouvant digérer ce refus, ni retenir le mouvement de sa passion, lui dit plusieurs injures, qu’il souffrit avec sa patience et sa tranquillité accoutumées.
Il a témoigné la même force et la même fermeté pour ne pas permettre aux dames séculières l’entrée dans les monastères des religieuses dont il était le supérieur, lorsqu’il ne voyait point de cause légitime de leur accorder cette permission. Il a même fait ce refus à des princesses qui l’en avaient fort pressé, et lesquelles n’ayant pu le fléchir en ce point, en ont été fort mécontentes, le tenant pour un homme incivil et grossier, lui faisant même ressentir en quelques rencontres leur indignation, et quelques-unes en ayant gardé le ressentiment contre lui jusqu’à sa mort, sans que rien ne l’a pu fléchir, ni ployer à leurs volontés qu’il n’estimait pas justes.
Mais si dans ces rencontres, et autres semblables qui ont été fort fréquentes, M. Vincent s’est rendu victorieux de tous les vains respects du monde, qui ébranlent quelquefois les plus grands courages, l’on peut dire qu’il s’est en quelque façon surmonté lui-même en ce que nous allons rapporter. Il a été remarqué en l’un des chapitres précédents que ce saint homme avait un cœur fort porté à la gratitude et reconnaissance, et qu’il conservait bien chèrement le souvenir des obligations qu’il avait à ses bienfaiteurs, en sorte qu’il ne pouvait presque rien leur refuser. Or, entre ceux-là, M Le Bon, prieur de Saint-Lazare, tenait un des premiers rangs, et M. Vincent, qui se reconnaissait son obligé d’une manière toute spéciale, avait pour lui des tendresses et des déférences qui ne se peuvent concevoir. Voici néanmoins une rencontre dans laquelle il fut obligé de lui refuser une chose qu’il lui demandait instamment: Une abbesse de naissance fort illustre avait été enfermée pour des fautes scandaleuses, par ordre de la Reine alors Régente, et par les avis de M. Vincent. M. le prieur de Saint-Lazare, qui avait des obligations fort particulières à cette abbesse, fut employé par elle pour lui procurer son élargissement; ce qu’il tâcha de faire, usant de tout son pouvoir, qui était comme absolu sur l’esprit de M. Vincent, en tout ce qui n’allait point contre le service de Dieu. C’est pourquoi il le pria et le pressa avec de très grandes instances de faire mettre cette abbesse en liberté, cela lui étant très facile; mais M. Vincent lui répondit franchement qu’il ne le pouvait faire sans trahir sa conscience, et par conséquent qu’il le suppliait très humblement de l’en excuser. De quoi ce bon prieur étant fort sensiblement touché: «Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous me traitez, après vous avoir mis ma maison entre les mains ? Est-ce comme cela que vous reconnaissez le bien que je vous ai fait, pour vous accommoder et toute votre Compagnie ?— Il est vrai (répliqua M. Vincent) que vous nous avez comblés d’honneur et de biens, et que nous vous avons les mêmes obligations que les enfants ont à leur père; mais ayez agréable, Monsieur, de reprendre le tout, puisque, selon votre jugement, nous ne le méritons pas.» A ces paroles ce bon prieur se tut, et se retira témoignant être fort mécontent; néanmoins, peu de jours après, ayant été mieux informé qu’il n’était des déportements scandaleux de cette dame, et reconnaissant la justice du procédé de M. Vincent il le fut trouver et s’étant mis alors à genoux devant le serviteur de Dieu qui s’y mit aussi en même temps, il lui fit excuse de ce qu’il avait dit, et le pria de ne rien relâcher en sa considération de la pénitence de cette abbesse, ayant reconnu que cela se faisait pour son bien, et qu’il avait eu tort de solliciter pour la faire mettre en liberté. Voila quel fut le fruit de la fermeté de M. Vincent, et comment Dieu justifia sa conduite en cette rencontre.
Nous ne répéterons point ici ce qui a été remarqué ailleurs touchant la force et constance qu’il a fait paraître pour soutenir les saintes œuvres qu’il avait commencées, nonobstant les difficultés presque insurmontables qui s’y rencontraient, et qui faisaient perdre courage aux personnes qui avaient témoigné le plus de zèle pour les entreprendre. Nous avons vu comme il soutint l’entreprise de l’éducation des enfants trouvés, lorsque les Dames de la Charité de Paris étaient presque résolues de l’abandonner, de peur de succomber sous le faix d’une dépense qui semblait excéder de beaucoup leurs forces: en quoi il réussit très heureusement, leur ayant parlé dans une assemblée, d’une manière si efficace et si remplie de l’esprit de Dieu, qu’elle leur releva le courage, et leur fit espérer contre l’espérance même; s’étant résolues à continuer cette bonne œuvre à quelque prix que ce fût, ainsi qu’elles ont toujours fait depuis.
Que si ce fidèle serviteur de Dieu a témoigné tant de force et de constance à soutenir le bien et à s’opposer au mal, il n’a pas moins fait paraître de patience, lorsqu’il a plu à Dieu de l’éprouver par les afflictions et par les croix qu’il lui a souvent envoyées, comme des gages assurés de son amour. C’était cette vertu de patience, qui, au milieu des plus fâcheuses tempêtes et des plus violents orages qui se sont élevés de son temps, conservait dans le fond de son cœur un calme et une tranquillité ne pouvait être troublée par aucun accident, quelque triste et funeste qu’il fut; c’est encore par cette vertu, laquelle faisait qu’il possédait son âme et qu’il était maître de ses sentiments à la rencontre des peines, contradictions et des persécutions les plus rudes qui lui pussent arriver, sans qu’il sortît jamais de sa bouche aucune parole qui fit paraître la moindre impatience ou émotion de son esprit.
Faisant voyage en Bretagne, il fut obligé un dimanche au soir de loger dans un village en une hôtellerie fort pauvre, où il avait a peine fermé l’œil pour se reposer, étant fatigué du chemin, que voici arriver une troupe de paysans, qui se mirent à faire de la débauche toute la nuit, dans un lieu proche de sa chambre, où même quelques uns d’eux entrèrent et firent un très étrange bruit, de quoi pourtant il ne fit aucune plainte: au contraire, le lendemain matin il témoigna plus de satisfaction et de reconnaissance à son hôte, quoiqu’il eût ressenti beaucoup d’incommodité en sa maison, que s’il en eût reçu le meilleur traitement du monde; et outre cela, il lui fit largesse de quantité de beaux Agnus, qu’on lui avait donnés longtemps auparavant: ce que le missionnaire qui l’accompagnait en ce voyage, et auquel il avait donné ces objets en garde, admira d’autant plus qu’il ne lui en avait vu donner aucun dans les autres lieux ou il avait reçu toute sorte de courtoisie, et trouvé des enfants bien faits et des serviteurs fort officieux, auxquels il avait fait le catéchisme, de même qu’à ces pauvres gens: Ce qui lui fit croire avec sujet que M. Vincent en usait de la sorte parce qu’ils étaient bien pauvres, et qu’ils avaient donné de l’exercice à sa patience.
Une autre fois il avait été assigné par-devant un conseiller de la Grand’Chambre du Parlement de Paris, en reconnaissance de certaines écritures, à la requête d’un particulier qui avait assez mal à propos intenté procès contre la Communauté de Saint-Lazare. Cet homme, qui était d’un naturel violent, s’emporta avec excès sans aucun respect de ce magistrat, ni du lieu où il était, et proféra des injures et des calomnies atroces contre l’honneur et la réputation de M. Vincent; lequel n’en fit paraître aucune émotion, témoignant plutôt avoir pitié de la faute que ce particulier commettait en la présence de son juge: et comme son procureur, qui était présent, voulut prendre la parole pour demander réparation d’honneur, M. Vincent l’empêcha, et excusa autant qu’il put l’action de son adversaire; et c’est ce même procureur du parlement, qui était un fort homme de bien, lequel en a rendu témoignage avec une admiration d’une telle patience qui lui semblait fort extraordinaire, parce qu’il n’en voyait guère de semblables pratiques; mais ceux qui ont approché M. Vincent ont remarqué que ces exercices de patience lui étaient assez ordinaires: et lui ont vu souvent en produire des actes en diverses rencontres, et endurer les affronts, les injures et les outrages avec une grande paix et une grande humilité.
Or ce n’était pas seulement dans les grandes occasions, dans lesquelles l’esprit est ordinairement plus présent à lui-même, que M. Vincent a fait paraître sa grande patience; mais aussi dans les fréquentes rencontres des importunités, empressements, demandes indiscrètes, répliques mal digérées, et autres manquements journaliers commis à son égard, tant par des inférieurs que par d’autres, on ne lui a jamais vu donner le moindre signe d’impatience, ni même proférer une seule parole d’un ton plus haut; au contraire, c’était en ces occasions-là qu’il agissait et parlait avec plus de douceur et de tranquillité.
Lorsqu’il arrivait des pertes dans les biens temporels de sa Congrégation, quoiqu’elles fussent quelquefois fort notables, il les souffrait non seulement avec patience, mais aussi avec joie. Et comme on lui eut dit un jour que ce qui était le plus fâcheux dans une perte considérable arrivée à la Communauté de Saint-Lazare, était que cela donnerait sujet à plusieurs de concevoir quelque mésestime de sa Compagnie, et peut-être de parler mal de lui, il répondit que c’était là le bon, et qu’ils auraient par ce moyen une occasion plus avantageuse de pratiquer la vertu.
Mais il ne faut pas s’étonner s’il ne se laissait point abattre à la tristesse dans toutes ces fâcheuses rencontres, puisqu’il témoignait même quelquefois s’ennuyer de ce que Dieu, comme il lui semblait, n’exerçait pas assez sa Compagnie par les afflictions: «Je me suis arrêté (dit-il un jour sur ce sujet) à penser depuis quelque temps, et même bien souvent, sur ce que la Compagnie ne souffrait rien, que tout lui réussissait, et qu’elle était en quelque prospérité; disons mieux, qu’elle était bénie de Dieu en toutes les manières, sans ressentir ni traverses ni fâcheries. Je commençais à me défier de cette bonasse, sachant que le propre de Dieu est d’exercer ceux qui le servent, et de châtier ceux qu’il aime. Quem enim diligit Dominus, castigat. Je me souvenais de ce qui est rapporté de saint Ambroise, que faisant voyage, il se trouva dans une maison où il apprit du maître qu’il ne savait ce que c’était qu’affliction; et que sur cela ce saint prélat, éclairé des lumières du ciel, jugea que cette maison traitée si doucement était proche de sa ruine. « Sortons d’ici, dit-il, la colère de Dieu va tomber sur cette maison; » comme en effet il n’en fut pas sitôt dehors, que la foudre, la mettant à bas, enveloppa dans sa ruine tous ceux qui étaient dedans.
«D’un autre côté, je voyais plusieurs Compagnies agitées de temps en temps, particulièrement une des plus grandes et des plus saintes qui soient en l’Église, laquelle se trouve parfois comme en consternation, et qui même souffre présentement une persécution horrible ; et je disais: « Voila comme Dieu traite les Saints, et comme il nous traiterait si nous étions bien forts en la vertu: mais connaissant notre faiblesse, il nous élève et nourrit de lait, comme de petits enfants, et fait que tout nous réussit, sans quasi que nous nous en mêlions. J’avais donc raison dans ces considérations de craindre que nous ne fussions pas agréables à Dieu, ni dignes de souffrir quelque chose pour son amour, puisqu’il en détournait les afflictions et les touches, qui mettent à l’épreuve ses serviteurs. Il nous est bien arrivé quelques naufrages aux embarquements faits pour Madagascar, et encore Dieu nous en a tirés; et en l’année 1649, les gens de guerre nous causèrent dommage de quarante mille livres de compte fait: mais cette perte ne nous fut pas particulière, tout le monde se ressentit des troubles publics; le mal fut commun, et nous ne fûmes pas traités autrement que les autres. Mais béni soit Dieu, mes Frères, de ce que maintenant il a plu à sa Providence adorable nous dépouiller d’une terre qu’on vient de nous ôter. La perte est considérable pour la Compagnie, mais bien considérable. Entrons dans le sentiment de Job, quand il disait: « Dieu m’avait donné ces biens, il me les a ôtés: son saint nom soit béni. » Ne regardons pas cette privation comme venant d’un jugement humain; mais disons que c’est Dieu qui nous a jugés, et humilions-nous sous la main qui nous frappe, comme David qui disait: Obmutui, et non aperui os meum, quoniam tu fecisti. Je me suis tû, Seigneur, parce que c’est vous qui l’avez fait. Adorons sa justice, et estimons qu’il nous a fait miséricorde de nous traiter ainsi: il l’a fait pour notre bien: Bene omnia fecit, rapporte saint Marc, il a tout bien fait.»
C’était dans ces sentiments très parfaits et élevés que M. Vincent portait avec une patience héroïque, non seulement la perte des biens, mais aussi celle des personnes qui lui étaient les plus chères, et dont la séparation ne lui pouvait être que très sensible. Ce fut dans cette disposition qu’ayant perdu un des anciens prêtres Missionnaires, auquel il avait une confiance très particulière, et qu’il considérait comme l’une des principales colonnes de sa Congrégation; et en même temps se voyant en danger d’en perdre un autre qui était malade à l’extrémité, il écrivit ces paroles à une personne de confiance: «Par la grâce de Dieu, j’en ai mon cœur en paix, dans la vue que c’est le bon plaisir de Dieu: il est vrai qu’il me vient parfois quelque crainte que mes péchés n’en soient la cause; mais reconnaissant en cela même le bon plaisir de Dieu, je l’agrée de très bon cœur.»
Un de ses prêtres lui déclarant un jour les peines qu’il avait en la conduite d’une maison de la Compagnie: « Ah ! Monsieur, lui dit-il, voudriez-vous bien être à vous sans souffrir? et ne vaudrait-il pas mieux avoir un démon dans le corps, que d’être sans aucune croix? Oui, car en cet état le démon ne nuirait point à l’âme; mais n’ayant rien à souffrir, ni l’âme ni le corps ne seraient conformes à Jésus-Christ souffrant; et cependant cette conformité est la marque de notre prédestination. Partant, ne vous étonnez point de vos peines, puisque le Fils de Dieu les a choisies pour notre salut.»
Il dit a un autre qui souffrait pour la justice: «Votre cœur n’est-il pas bien consolé de voir qu’il a été trouvé digne devant Dieu de souffrir en le servant? Certainement vous lui en devez un remerciement particulier, et vous êtes obligé de lui demander la grâce d’en faire un bon usage.»
Ayant une autre fois appris qu’une vertueuse abbesse trouvait de grandes difficultés et contradictions pour mettre l’ordre qu’elle voulait établir dans son abbaye, il conseilla à un bon ecclésiastique de faire ce qu’il pourrait pour l’encourager dans son entreprise, et de lui dire «que les souffrances dans l’établissement d’un bien attiraient les grâces nécessaires pour y réussir».
Le diable ayant un jour suscité un orage contre quelques Missionnaires pour empêcher le fruit d’une mission à laquelle ils travaillaient, M. Vincent en écrivit au supérieur en ces termes: «Béni soit Dieu des difficultés qu’il lui plaît que vous rencontriez. Il faut bien en cette occasion honorer celles que le Fils de Dieu a ressenties sur la terre. O Monsieur ! qu’elles étaient bien plus grandes ! puisque pour l’aversion qu’on avait de lui et de sa doctrine, on lui interdisait l’entrée des lieux, et qu’enfin on lui a ôté la vie. C’est à ces rencontres qu’il disposait ses disciples lorsqu’il leur dit qu’on se moquerait d’eux, qu’on les bafouerait, qu’on les maltraiterait; que les pères se rendraient parties contre leurs enfants, et que les enfants persécuteraient leurs pères. Profitons donc, Monsieur, de ces rencontres, et souffrons, comme ces saints Apôtres ont souffert, les contradictions qui nous surviendront au service de Dieu. Mais plutôt réjouissons-nous-en comme d’un grand bien quand elles nous arriveront, et commençons en cette occasion à en faire l’usage tel que les Apôtres en ont fait, à l’exemple de leur chef Notre-Seigneur. Si nous nous comportons de la sorte, assurez-vous que les mêmes moyens par lesquels le diable vous a voulu combattre vous serviront pour l’abattre; que vous réjouirez tout le ciel, et les bonnes âmes de la terre qui le verront, ou qui l’entendront; que ceux-là même auxquels vous avez affaire vous béniront enfin, et vous reconnaîtront comme coopérateur de leur salut. Mais quoi ! Hoc genus dœmoniorum non ejicitur nisi in oratione et patientia. La sainte modestie et récollection intérieure qui se pratique dans la Compagnie vous pourra aussi servir. Il sera bon encore de vous informer d’où peut provenir l’aversion que ce peuple témoigne envers les Missionnaires, afin de s’abstenir de ce qui peut y avoir donné occasion, et même de faire le contraire, s’il est expédient; et lorsque vous en serez informé, je vous prie de m’en donner avis.»
Écrivant une autre fois à quelqu’un qui se plaignait de quelque personne, il lui dit ces paroles: « Je crois bien que celui que vous me nommez vous a donné sujet de peine, et je suis marri qu’il se soit échappé de la sorte. Vous ne devez pourtant pas regarder son procédé comme venant de lui, mais plutôt comme une épreuve que Dieu veut faire de votre patience; et cette vertu sera d’autant plus vertu en vous que vous êtes naturellement plus vif au ressentiment, et que vous avez moins donné de sujet à l’offense que vous avez reçue. Témoignez donc que vous êtes un véritable enfant de Jésus-Christ, et que ce n’est pas en vain que vous avez tant de fois médité ses souffrances; mais que vous avez appris à vous vaincre, en souffrant les choses qui vous font davantage soulever le cœur. »
«Enfin, Monsieur (dit-il a un autre) il faut aller à Dieu, per infamiam et bonam famam; et sa divine bonté nous fait miséricorde quand il lui plaît permettre que nous tombions dans le blâme et dans le mépris public. Je ne doute pas que vous n’ayez reçu en patience la confusion qui vous revient de ce qui s’est passé. Si la gloire du monde n’est qu’une fumée, le contraire est bien solide quand il est pris comme il faut, et j’espère qu’il nous reviendra un grand bien de cette humiliation. Dieu nous en fasse la grâce, et veuille nous en envoyer tant d’autres que par icelles nous puissions mériter de lui être plus agréables.»
Or, ce qui établissait si fort M. Vincent en cette vertu de patience était la ferme foi qu’il avait de ces deux vérités: l’une, que les maux de peine ne nous arrivent que par la volonté de Dieu, selon ce que dit un prophète: Non est malum in civitate, quod non fecerit Dominus; L’autre, que Dieu ne permet jamais que nous soyons affligés ou tentés au-dessus de nos forces, mais qu’il nous aide par sa grâce pour nous en faire retirer du profit et de l’avantage, comme le saint Apôtre nous le témoigne par ces paroles: Fidelis Deus est, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis, sed faciet etiam cum tentatione proventum, ut possitis sustinere. Étant bien persuadé de ces vérités, il disait « que l’état d’affliction et de peine n’est pas un état qui soit mauvais; que Dieu nous y met pour nous exercer en la vertu de patience, et pour nous apprendre la compassion envers les autres, lui-même ayant voulu éprouver cet état, afin que nous eussions un Pontife qui pût compatir à nos misères, et nous encourager par son exemple à la pratique de cette vertu.»
Il ajoutait «qu’une des marques les plus certaines que Dieu a de grands desseins sur une personne est quand il lui envoie désolations sur désolations, et peines sur peines; que le vrai temps pour reconnaître le profit spirituel d’une âme est celui de la tentation et tribulation, parce que tel qu’on est en ces épreuves, tel on se trouve ordinairement après; et qu’en un seul jour de tentation nous pouvons acquérir plus de mérites qu’en plusieurs autres de tranquillité.» Il disait encore «que l’eau croupissante qui devient bourbeuse et infecte représente une âme qui est toujours dans le repos; et qu’au contraire, les âmes exercées par la tentation sont comme les rivières qui coulent parmi les cailloux et les rochers, dont les eaux en sont plus belles et plus douces.»
La plénitude qu’il avait de cette vertu lui donnait une grâce particulière pour la communiquer aux autres, et pour les porter au bon usage des souffrances. Voici en quels termes il écrivit un jour à une âme affligée pour la consoler et fortifier: «Je compatis sensiblement à vos peines (lui dit-il), qui sont longues et diverses: c’est une croix étendue qui embrasse votre esprit et votre corps; mais elle vous élève au-dessus de la terre, et c’est ce qui me console. Vous devez aussi vous consoler beaucoup de vous voir traitée comme Notre-Seigneur a été traité, et honorée des mêmes marques par lesquelles il nous a témoigné son amour. Ses souffrances étaient intérieures et extérieures, et les intérieures ont été continuelles, et sans comparaison plus grandes que les autres. Mais pourquoi pensez-vous qu’il vous exerce de la sorte ? C’est pour la même fin qu’il a voulu lui-même souffrir, savoir, pour vous purger de vos péchés, et vous honorer de ses vertus, afin que le nom de son Père soit sanctifié en vous. Demeurez donc en paix, et ayez une parfaite confiance en sa bonté. Ne vous arrêtez point au sentiment contraire; défiez-vous de vos propres sentiments, et croyez plutôt à ce que je vous dis et à la connaissance que j’ai de vous qu’à tout ce que vous pourriez penser et ressentir. Vous avez tout sujet de vous réjouir en Dieu, et de tout espérer de lui par Notre-Seigneur qui habite en vous; et après la recommandation qu’il vous a faite de renoncer à vous-même, je ne vois aucune chose que vous ayez sujet d’appréhender, non pas même le péché, qui est le seul mal que nous devons craindre; parce que dans l’état de religion que vous avez embrassé, vous faites pénitence du passé et que pour l’avenir, vous avez une trop grande horreur de tout ce qui pourrait déplaire à Dieu.»