Chapitre onzième : Les assistances que M. Vincent a rendues à diverses provinces ruinées par les guerres.
Section I : Assistance à la Lorraine
On peut dire sans exagération que nous allons voir en ce chapitre et aux deux autres suivants, où il est parlé des assistances rendues à un nombre presque innombrable de personnes réduites à la dernière extrémité par le malheur des guerres, un chef-d’œuvre de charité qui n’a point encore eu de semblable. Les histoires anciennes nous fournissent à la vérité divers exemples des extrêmes misères causées par le fléau de la guerre, elles nous représentent les ruines et désolations des villes, des provinces et des monarchies entières; mais on ne lit point en aucune que parmi la terreur et les désordres des armées, et au. milieu des violences et brigandages des soldats on ait trouvé le moyen d’exercer toutes sortes d’œuvres de miséricorde spirituelles et corporelles avec adresse, courage, et même avec sûreté, non seulement envers quelques personnes particulières, mais à l’égard des peuples entiers; non en quelque rencontre passagère ou pour quelques jours, mais durant une longue suite d’années; et que pendant tout ce temps on ait fait triompher la charité dans les lieux mêmes où la justice n’avait plus de force, ou l’autorité légitime n’était plus reconnue et où les lois et les ordonnances des souverains étaient foulées aux pieds.
Certes, il faut avouer qu’il ne s’est jamais encore rien pratiqué de semblable dans tous les siècles passés; ou que s’il s’est fait quelque chose d’approchant, les historiens n’en ont point parlé, ayant peut-être peine de croire à leurs propres yeux, ou craignant qu’on ne prît pour des hyperboles ce qu’ils en mettraient par écrit. Mais ce que nous avons à rapporter ici a été si public et si manifeste, ayant été exposé pendant plusieurs années aux yeux et à la connaissance d’un très grand nombre de personnes qui en rendent témoignage, que nous n’avons pas sujet de craindre qu’on le puisse révoquer en doute. Et s’il restait quelque esprit incrédule qui voulût y contredire, les provinces entières s’élèveraient contre lui, et elles lui opposeraient des milliers de créatures qui se reconnaissent encore présentement redevables de la conservation de leur vie et de tout ce qui leur peut être de plus cher que la vie même, aux charitables assistances qui leur ont été rendues.
Cependant celui qui a conçu le premier, par l’inspiration de Dieu, ces grands desseins; qui a commencé, continué et soutenu pendant une si longue suite d’années ces charitables entreprises, et qui a excité, encouragé et animé du même esprit de charité dont il était rempli toutes les personnes qui ont répondu et coopéré à ces œuvres merveilleuses, a été le grand Vincent de Paul, auquel il a plu à Dieu communiquer une lumière, une force et une grâce si abondante, qu’après avoir si courageusement entrepris, il a heureusement conduit à chef un ouvrage qui semblait excéder toute l’industrie et toute la puissance des hommes.
Nous commencerons ce chapitre par la Lorraine, qui a ressenti les premières atteintes de la guerre et qui s’est vue réduite à une étrange calamité par la violence de ce fléau. Cette province était autrefois une des plus peuplées, des plus fertiles et des plus accommodées de toute l’Europe: elle avait de bons princes, et ces princes des sujets fidèles qui avaient entre eux une affection réciproque, tout autre qu’elle ne se trouve ordinairement parmi les autres nations. Elle jouissait depuis longtemps d’une pleine paix au dedans et au dehors, et de tous les contentements qui accompagnent une longue prospérité. Mais comme l’abondance des biens et des plaisirs temporels sont plus propres pour attacher les cœurs des hommes à la terre que pour les élever au ciel et qu’il est bien difficile que parmi les aises et commodités de la vie il ne se trouve quantité de vices et de péchés, la Providence divine, voulant purger cette terre par les eaux de la tribulation, commença à lui faire ressentir dès l’année 1635 tous les trois fléaux, sinon en même temps, au moins les uns après les autres; c’est à savoir: la peste, la guerre et la famine, dont elle fut presque toute couverte comme d’un déluge qui semblait la devoir abîmer. En effet, un très grand nombre de ses habitants furent enlevés par ces torrents impitoyables, et presque tous les autres coururent le même danger; et ceux d’entre les ecclésiastiques, les nobles et les principaux du peuple qui purent s’échapper allèrent chercher ailleurs le soutien de leur vie, ne pouvant se la conserver dans leurs propres maisons: la désolation vint jusqu’à une telle extrémité, qu’après que la plupart de ceux qui restèrent dans le pays eurent été réduits à se nourrir des charognes demi-pourries de bêtes, ils devinrent eux-mêmes la pâture des bêtes carnassières, et l’on vit courir de tous côtés des loups affamés qui mettaient en pièces et dévoraient les femmes et les enfants qu’ils trouvaient un peu à l’écart même en plein jour et à la vue du monde; plusieurs de ces pauvres créatures furent tirées de griffes fort blessées et demi-mortes, et portées dans les hôpitaux des villes, où les prêtres de la Mission les firent panser; et ces loups étaient si acharnés après les corps humains, qu’ils allaient de jour dans les bourgs et villages, et entraient dans les maisons ouvertes, et la nuit dans quelques villes par les brèches de murailles, et enlevaient des femmes, des enfants et tout ce qu’ils pouvaient attraper.
Or comme Dieu n’oublie jamais sa miséricorde, même au milieu des plus rigoureuses exécutions de sa justice en cette vie, voulant donner quelque consolation et soulagement à ce peuple affligé, il suscita l’esprit de M. Vincent, lequel ayant appris la désolation de cette pauvre province en fut vivement touché, et recourut comme un autre Moïse à la prière, disant à Dieu: « Pourquoi, Seigneur, votre fureur s’embrase-t-elle contre ces peuples affligés? Faites, je vous prie, cesser votre vengeance, etc.» Et, poussé d’un esprit de compassion et de charité, il s’offrit à sa divine Majesté, pour contribuer tout ce qu’il pourrait au soulagement et à la consolation de ces pauvres gens qui étaient réduits à l’extrémité. Peu de temps après, la divine Providence lui adressa une personne qui lui apporta quelque argent pour employer à cette bonne œuvre, lequel il envoya incontinent ce secours aux prêtres de sa Congrégation, qui demeurent en la ville de Toul en Lorraine; et ces charitables Missionnaires commencèrent aussitôt à l’employer, pour faire loger, nourrir et médicamenter les pauvres malades qui étaient couchés dans les rues .Il fit ensuite partir d’autres prêtres et frères de sa maison de Saint-Lazare pour aller rendre les mêmes assistances dans les autres villes de Lorraine, et particulièrement à Metz, Verdun, Nancy, Bar-le-Duc, Pont-à-Mousson, Saint-Mihiel, Lunéville, etc.
Voici un certificat du secours qu’il fit premièrement rendre aux pauvres de la ville de Toul, daté du mois de décembre 1639: « Jean Midot, docteur en théologie, grand archidiacre, chanoine et vicaire général de Toul, le siège épiscopal vacant, certifions et faisons foi que les prêtres de la Mission résidant en cette ville continuent depuis environ deux ans, avec beaucoup d’édification et de charité, d’y soulager, vêtir, nourrir et médicamenter les pauvres: premièrement, les malades, desquels ils en ont retiré soixante dans leur maison, et une centaine qui sont logés dans les faubourgs; secondement, quantité d’autres pauvres honteux réduits à une grande nécessité, et réfugiés en cette ville, auxquels ils font l’aumône; et en troisième lieu, à plusieurs pauvres soldats retournant des armées du roi, blessés et malades, qui se retirent aussi en la maison desdits prêtres de la Mission et en l’hôpital de la Charité, où ils les font nourrir et traiter. Desquelles actions charitables et de leurs autres déportements, les gens de bien demeurent grandement édifiés. En témoignage de quoi nous avons signé, et fait contre-signer, et sceller, etc. »
Les prêtres de la Mission qui demeuraient à Toul, ayant envoyé ce certificat à M. Vincent, lui demandèrent s’ils en retireraient de semblables des autres villes où ils étaient allés porter le même secours. A quoi il fit réponse: « Qu’ils feraient bien de n’en pas demander; qu’il suffisait que Dieu seul eût connaissance de leurs œuvres et que les pauvres en fussent soulagés, sans en vouloir produire d’autres témoignage. »
Les mêmes assistances furent rendues à la ville de Metz, où la pauvreté était inconcevable et l’abord des pauvres extraordinaire. Le nombre en était si grand au-dedans et au-dehors de la ville, qu’il s’en trouvait aux portes quelquefois jusqu’à quatre et cinq mille de tout âge et de tout sexe, et le matin l’on y en trouvait ordinairement dix ou douze de morts. Les grandes filles étaient en imminent danger de s’abandonner plutôt que de languir davantage, et plusieurs communautés religieuses étaient sur le point de rompre leur clôture pour chercher de quoi vivre. M. Vincent étant averti de ces besoins extrêmes envoya aussitôt les siens pour conserver la vie des uns et l’honneur des autres, et pour tâcher de les sauver tous. Voici une lettre que MM. les maîtres échevins et les Treize de la ville de Metz écrivirent sur ce sujet à M. Vincent, au mois d’octobre de l’an 1640:
« Monsieur, vous nous avez si étroitement obligés en subvenant, comme vous avez fait, à l’indigence et à la nécessité extrême de nos pauvres mendiants, honteux et malades, et particulièrement des pauvres monastères de religieuses de cette ville, que nous serions des ingrats si nous demeurions plus longtemps sans vous témoigner le ressentiment que nous en avons; pouvant vous assurer que les aumônes que vous avez envoyées par-deçà ne pouvaient être mieux départies ni employées qu’envers nos pauvres, qui sont ici en grand nombre, et notamment à l’endroit des religieuses qui sont destituées de tous secours humains; les unes ne jouissant pas de leurs petits revenus depuis la guerre, et les autres ne recevant plus rien des personnes accommodées de cette ville qui leur faisaient l’aumône, parce que les moyens leur en sont ôtés. Ce qui nous oblige de vous supplier, comme nous faisons très humblement, Monsieur, de vouloir continuer, tant envers lesdits pauvres qu’envers les monastères de cette ville, les mêmes subventions que vous avez faites jusqu’ici. C’est un sujet de grand mérite, et pour ceux qui font une si bonne œuvre, et pour vous, Monsieur, qui en avez la conduite, que vous administrez avec tant de prudence et d’adresse, en quoi vous acquerrez un grand loyer au ciel, etc. »
Les Missionnaires résidant à Verdun écrivirent à M.Vincent « qu’ils avaient dans la ville, aux années 1639, 1640 et 1641, quelquefois cinq ou six cents pauvres, et d’autres fois pour le moins quatre cents à nourrir, auxquels ils leur faisaient la distribution de pain chaque jour, et séparaient les petits d’avec les grands pour les pouvoir instruire avec plus de fruit;
« Qu’ils donnaient à cinquante ou soixante malades du potage et de la viande tous les jours, et à quelques-uns de l’argent pour d’autres nécessités;
« Qu’ils assistaient environ trente pauvres honteux;
« Que quantité de pauvres gens des champs et d’autres passants venaient leur demander l’aumône, et qu’ils leur donnaient du pain à toutes heures;
« Qu’ils habillaient les nus, et donnaient des chaussures à ceux qui en avaient le plus de besoin. »
L’un de ces Missionnaires mandait un jour à M. Vincent que ce qui les avait grandement édifiés et consolés était la patience admirable et la résignation incroyable qu’ils trouvaient chez les malades et en ceux qui mouraient. « O Monsieur, disait-il, que d’âmes vont en paradis par la pauvreté ! Depuis que je suis en Lorraine, j’ai assisté plus de mille pauvres à la mort: tous paraissaient y être parfaitement bien disposés. Voilà bien des intercesseurs au ciel pour leurs bienfaiteurs ! »
Voici l’état de la distribution qui s’est faite à Nancy à plusieurs sortes de pauvres, pendant les années dont il a été parlé ci-dessus:
Premièrement, à ceux qui étaient en santé, au nombre de quatre ou cinq cents, on donnait tous les jours du pain et du potage. On leur faisait aussi, chaque jour, des instructions par lesquelles on les disposait à se confesser et à communier presque tous les mois; et les Missionnaires retenaient par charité une partie de ces pauvres en la maison où ils logeaient;
2° Ils retiraient encore chez eux quantité de malades qu’ils nourrissaient et pansaient. Outre ces malades, ils en firent recevoir d’autres dans l’hôpital de Saint-Joseph, auquel ils donnèrent du linge et de l’argent pour eux; et, avant que de les y envoyer, ils les faisaient confesser et communier. Il y avait de plus, pour l’ordinaire, trente, quarante et cinquante autres malades logés çà et là dans la ville, auxquels ils envoyaient chaque jour du pain, du potage et de la viande;
3° Ils assistaient deux sortes de pauvres honteux: les uns étaient de médiocre condition, au nombre de cinquante ou environ, auxquels ils fournissaient certaine quantité de pain par semaine. Les autres étaient personnes de qualité, tant ecclésiastiques que laïques, fort nécessiteux et honteux, au nombre de trente ou environ, auxquels ils donnaient quelque argent par mois, selon la condition et les besoins d’un chacun.
4° Ils prirent un soin particulier de quantité de pauvres mères nourrices, auxquelles ils donnaient de l’argent, de la farine, du pain et du potage;
5° Ils faisaient panser les malades et les blessés, et payaient les chirurgiens et les remèdes, et eux-mêmes avaient, pour faire quantité de cures, quelques remèdes secrets qu’on leur avait enseignés, qui leur coûtaient peu, et qui ne laissaient pas d’apporter un très grand soulagement aux pauvres.
6° Ils distribuaient du linge et des habits à tous les pauvres qui n’en avaient pas.; à mesure qu’ils leur donnaient des chemises propres, ils leur prenaient les sales pour les faire blanchir et raccommoder, quelquefois jusqu’à six ou sept douzaines, qui servaient pour d’autres.
Nous ne pouvons pas produire ici les lettres les plus touchantes que M. Vincent recevait alors de cette province désolée, tant sur l’extrême affliction des peuples que sur les incomparables assistances qu’il leur donna. parce qu’il ne gardait point ces lettres-là, mais il les envoyait en divers lieux, pour exciter les riches à compassion par le récit de tant de misères, et pour consoler aussi les bienfaiteurs par les heureux effets de leurs aumônes; et ceux-là les communiquaient encore à d’autres. Voici ce qu’un vertueux ecclésiastique écrivit à M. Vincent sur ce sujet:
« Ayant vu, dit-il, les lettres qui viennent de la Lorraine, lesquelles vous avez envoyées à M. N. qui me les a montrées, il faut que je vous avoue que je ne les ai pu lire sans larmes, et en telle abondance que j’ai été contraint d’en quitter par plusieurs fois la lecture. Je loue notre bon Dieu de la providence paternelle qu’il a sur ses créatures, et je le prie de continuer ses grâces à vos prêtres qui s’emploient à cet exercice divin. Il ne me reste que le regret de voir ces ouvriers charitables qui gagnent le ciel et le font gagner à tant d’autres, pendant que moi, par ma misère, ne fais que ramper sur la terre comme bête inutile, etc.»
Les premiers prêtres de la Mission qui allèrent à Pont-à-Mousson, au mois de mai de l’année 1640, mandèrent à M. Vincent qu’ils y avaient fait l’aumône à quatre ou cinq cents pauvres si défigurés, que jamais ils n’en avaient vu de plus dignes de compassion; que la plupart étaient de la campagne, si exténués et languissants, qu’ils mouraient même en mangeant; que les quatre curés de la ville leur avaient donné une liste des malades et des pauvres honteux les plus misérables; qu’ils avaient visité les malades et en avaient trouvé plusieurs agonisants; qu’il y avait des religieuses fort nécessiteuses; qu’en quelques bourgades aux environs de la ville les loups dévoraient les personnes, ce qui empêchait plusieurs d’y venir chercher du pain, particulièrement les enfants âgés de dix à douze ans, et qu’un bon et charitable curé s’étant offert de leur porter quelques aumônes, ils lui avait donné de l’argent pour les nourrir.
Il y avait toujours pour l’ordinaire, en cette ville-là, environ cent malades et cinquante ou soixante pauvres honteux, outre quelques personnes de qualité réduites à la faim Les Missionnaires les assistèrent tous en la manière que nous avons dit qu’ils faisaient aux autres lieux: ils donnaient des habits et du linge à plusieurs, particulièrement aux malades, et des souliers et des outils à ceux qui pouvaient travailler, afin d’aller au bois gagner leur vie.
Enfin, ils firent des distributions ordinaires et journalières à plusieurs centaines d’autres pauvres refugiés; et tant aux uns qu’aux autres ils firent une espèce de mission pour les disposer à faire une bonne confession générale, de quoi ils s’acquittèrent fort chrétiennement.
Messieurs . les maires, échevins et gens de justice et du conseil de la ville et cité de Pont-à-Mousson écrivirent à M. Vincent, en décembre 1640, une lettre pleine de reconnaissance de ces aumônes et de raisons pressantes pour en obtenir la continuation: « L’appréhension, disent-ils, de nous voir en peu de temps privés des charités qu’il a plu à votre bonté faire départir à nos pauvres fait que nous recourons à vous, Monsieur, afin de leur procurer, s’il vous plaît, avec autant de zèle que ci-devant, les mêmes secours, puisque la nécessité y est au même degré qu’elle a jamais été. Il y a deux ans que la récolte a manqué les troupes ont fait manger nos blés en herbe, les garnisons continuelles ne nous ont laisse que des objets de compassion; ceux qui étaient accommodes sont réduits à la mendicité; ce sont des motifs autant puissants que véritables pour animer la tendresse de votre cœur, déjà plein d’amour et de pitié, pour continuer ses bénignes influences sur cinq cents pauvres qui mourraient en peu d’heures si par malheur cette douceur venait à leur défaillir. Nous supplions votre bonté de ne souffrir ces extrémités, mais de nous donner des miettes de ce que les autres villes ont de superflu; vous ne ferez pas seulement la charité à nos pauvres, mais vous les tirerez des griffes de la mort, et vous obligerez fort étroitement, etc. »
Environ ce temps-là, un des mêmes prêtres de la Mission étant allé en la ville de Saint-Mihiel, voici en quels termes il écrivit à M. Vincent aussitôt qu’il fut arrivé en ce lieu-là: « J’ai commencé en arrivant à faire l’aumône: je trouve si grande quantité de pauvres, que je ne saurais donner à tous; il y en a plus de trois cents en une très grande nécessité, et plus de trois cents autres dans l’extrémité. Monsieur, je vous le dis, en vérité, il y en a plus de cent qui semblent des squelettes couverts de peau, et qui paraissent tellement affreux, que, si Notre-Seigneur ne me fortifiait, je ne les oserais regarder: ils ont la peau comme du marbre basané, et tellement retirée, que les dents leur paraissent toutes sèches et découvertes, et les yeux et le visage tout refrognés. Enfin, c’est la chose la plus épouvantable qui se puissent jamais voir. Ils cherchent aux champs de certaines racines, qu’ils font cuire et qu’ils mangent. J’ai bien voulu recommander ces grandes calamités aux prières de notre Compagnie. Il y a plusieurs demoiselles qui périssent de faim; entre elles, il y en a de jeunes, et j’appréhende que le désespoir ne les fasse tomber dans une plus grande misère que la temporelle. »
Par une autre lettre du mois de mars, en la même année 1640, il manda à M. Vincent ce qui suit: « Il s’est trouvé, à la dernière distribution de pain que nous avons faite, onze cent trente-deux pauvres, sans les malades, qui sont en grand nombre, et que nous assistons de nourriture et de remèdes propres. Ils prient tous pour leurs bienfaiteurs avec tant de sentiments de reconnaissance, que plusieurs même des riches qui sont touchés de ces choses en pleurent de tendresse. Je ne crois pas que ces personnes, pour qui l’on offre à Dieu tant et de si fréquentes prières, puissent périr. Messieurs de la ville louent grandement ces charités, disant hautement que plusieurs fussent morts sans ce secours, et publiant l’obligation qu’ils vous ont. Un pauvre Suisse abjura ces jours passés son hérésie de Luther, et, après avoir reçu les sacrements, mourut fort chrétiennement. »
M. Vincent ayant envoyé, dès la même année 1640, un des plus anciens et des principaux prêtres de sa Compagnie pour visiter tous les missionnaires employés à faire les distributions en Lorraine, tant afin de reconnaître l’ordre et l’emploi des aumônes et des instructions que pour remarquer principalement les villes qui auraient plus de besoin d’assistance, voici ce que ce visiteur lui manda de Saint-Mihiel:
« Je vous dirai, Monsieur, des choses admirables de cette ville et qui semblerait incroyables, si nous ne les avions vues. Outre tous les pauvres mendiants dont j’ai parlé, la plus grande partie des habitants de la ville, et surtout la noblesse, endurent tant de faim, que cela ne se peut exprimer ni imaginer; et ce qui est le plus déplorable est qu’ils n’osent rien demander. Il y en a quelques-uns qui s’enhardissent, mais d’autres mourraient plutôt. Et j’ai moi-même parlé à des personnes de condition qui ne font incessamment que pleurer pour cette occasion.
« Voici une autre chose bien plus étrange: Une femme veuve n’ayant plus rien pour elle ni pour ses trois enfants, et se voyant réduite à mourir de faim, elle écorcha une couleuvre et la mit sur les charbons pour la rôtir et la manger, ne pouvant avoir autre chose. Notre confrère qui réside ici, en ayant été averti, y accourut, et, ayant vu cela, il y mit remède.
« Il ne meurt dans la ville aucun cheval, de quelque maladie que ce soit, qu’on ne se l’arrache incontinent pour le manger; et il n’y a que trois ou quatre jours qu’il se trouva une femme à l’aumône publique qui avait de cette chair infecte plein son devantier, qu’elle donnait aux autres pauvres pour de petits morceaux de pain.
« Une jeune demoiselle a été pendant plusieurs jours dans la délibération de vendre ce qu’elle avait de plus cher au monde pour avoir un peu de pain, et elle en a même cherché plusieurs fois les occasions: Dieu soit loué et remercié de ce qu’elle ne les a pas trouvées et qu’elle est à présent hors de danger.
« Un autre cas fort déplorable est que les prêtres, qui sont tous, Dieu merci, de vie exemplaire, souffrent la même nécessité et n’ont pas de pain à manger; jusque-là, qu’un curé qui est à demi-lieue de la ville s’est réduit à tirer la charrue, étant attelé avec ses paroissiens à la place des chevaux. Cela n’est-il pas déplorable, Monsieur, de voir un prêtre et un curé réduit en cet état ? Il ne faut plus aller en Turquie pour voir les prêtres condamnés à labourer la terre, puisqu’ils s’y réduisent eux-mêmes à nos portes, y étant contraints par la nécessité.
« Au reste, Monsieur, Notre-Seigneur est si bon, qu’il semble avoir privilégié Saint-Mihiel de l’esprit de dévotion et de patience; car, parmi l’indigence extrême des biens temporels, les habitants sont si avides des spirituels, qu’il se trouve au catéchisme jusqu’à deux mille personnes pour l’entendre; c’est beaucoup pour une petite ville où la plupart des grandes maisons sont désertes; les pauvres mêmes sont fort soigneux d’y assister et de se présenter aux sacrements.; tous généralement font une estime non pareille du Missionnaire qui est ici, qui les instruit et les soulage; et tel s’estime heureux de lui avoir parlé une fois: aussi s’emploie-t-il avec grande charité et beaucoup de travail à ses frontières.; il s’est même laissé tellement accabler des confessions générales et par le défaut de nourriture, qu’il en a été malade.
« Je me suis étonné comment, avec si peu d’argent qu’il reçoit de Paris, il pouvait faire tant d’aumônes, et en général et en particulier: c’est où je vois manifestement la bénédiction de Dieu, qui fait multiplier le bien; et il m’est souvenu de ce que la sainte Écriture dit de la manne, que chaque famille en prenait une même mesure et qu’elle suffisait pour tous, soit qu’ils fussent plus ou moins de personnes pour la recueillir; je vois ici quelque chose de semblable, car nos prêtres, qui ont plus de pauvres, n’en donnent pas moins et ne sont en reste de rien.»
Nous rapporterons encore ici une lettre écrite à M. Vincent par MM. les lieutenant, prévôt, conseil et gouverneur de la même ville, en l’année 1643. Ils y parlent en ces termes: « Tout le corps de la ville de Saint-Mihiel et tous les membres d’icelle en particulier vous rendent un million de grâces des peines et des soins que vous avez daigné prendre pour leur soulagement, tant par la distribution des aumônes et assistances des pauvres malades et nécessiteux que par la décharge d’une partie du fardeau de notre garnison; vous suppliant très humblement de nous continuer votre protection et vos aumônes, desquelles cette pauvre et désolée ville a autant de besoin que jamais; étant très véritable que, par ce moyen, une infinité de personnes sont en vie aujourd’hui qui n’y seraient pas restées sans cela; et, si l’on vient à les retrancher ou ôter tout à fait, il faut de nécessité qu’une grande partie des habitants meurent de faim ou qu’ils aillent chercher leur vie ailleurs. Sans parler des distributions que vous avez fait faire aux couvents, par le moyen desquelles ils ont en partie subsisté, et de l’assistance que tant d’autres personnes honteuses, même de qualité, ont reçue de vos prêtres dans leurs maladies et nécessités, nous ne pouvons assez louer les grands soins et le travail qu’ils y ont pris, ni vous demander assez instamment la continuation des mêmes assistances pour tant de malades et de nécessiteux, outre la gloire et le mérite que vous en aurez devant Dieu, etc. »
Les pauvres de Bar-le-Duc, tant habitants que réfugiés, au nombre de huit cents ou environ, furent aussi toujours bien assistés pour le corps et pour l’âme: ce qui soulagea beaucoup tout le pays, et particulièrement cette ville-là, en laquelle on voyait auparavant couchés sur le pavé, dans ]es carrefours, et devant les portes des églises et des bourgeois, grand nombre de pauvres, qui mouraient de faim, de froid, de maladie et de misère. Un des prêtres de la Mission écrivit à M. Vincent, au mois de février I640, qu’à chaque distribution de pain il lui fallait donner des habits à vingt-cinq ou trente pauvres. Et il ajoute: « Depuis peu, j’en ai habillé de compte fait deux cent soixante; mais ne vous dirai-je pas, Monsieur, combien j’en ai habillé tout seul spirituellement par la confession générale et par la sainte communion ? dans l’espace d’un mois seulement, j’en ai compté plus de huit cents. J’espère que ce carême nous en ferons encore davantage. Nous donnons à l’hôpital une pistole et demie tous les mois pour les malades que nous y envoyons; et parce qu’entre eux il y en a environ quatre-vingts qui sont plus malades que les autres, nous leur donnons du potage, de la viande et du pain. »
Le Visiteur envoyé par M. Vincent, et qui passa à Bar au mois de juillet 1640, lui manda de ce lieu-là en particulier ce qui suit : « Premièrement, toutes les semaines nos Missionnaires donnent à quantité de pauvres du linge, et particulièrement des chemises; ils retirent les vieilles pour les faire blanchir, accommoder et servir à d’autres, ou bien ils les mettent en pièces pour panser les blessés ou ulcérés .
« Secondement, ils pansent eux-mêmes ici quantité de malades de la teigne; il y en avait ci-devant pour l’ordinaire vingt-cinq, et il en reste encore douze: cette maladie est fort commune par toute la Lorraine; car en toutes les autres villes, il y en a à proportion, et ils sont, Dieu merci, partout pansés fort soigneusement et charitablement, en telle sorte que tous en guérissent par un remède très souverain que nos Frères ont appris.
« Et, en troisième lieu, nos prêtres d’ici font une dépense considérable, mais très utile, pour recevoir les pauvres passants; car nos Missionnaires qui sont à Nancy, à Toul et en d’autres lieux, leur adressent fort souvent des troupes de pauvres pour les envoyer en France, à cause que cette ville est la porte de la Lorraine, et ils leur fournissent leur nourriture et quelque argent pour leur voyage. »
Des deux prêtres de la Mission qui assistaient les pauvres de Bar-le-Duc, l’un mourut dans le travail, et l’autre fut grièvement malade. Voici ce que le révérend Père Roussel, recteur du collège de la Compagnie de Jésus de cette ville-là, où ils logeaient, en écrivit à M. Vincent, en la même année 1640, en ces termes: « Vous avez appris la mort de M. de Montevit que vous aviez envoyé ici. Il a beaucoup souffert en sa maladie, qui a été longue, et je puis dire, sans mensonge, que je n’ai jamais vu une patience plus forte et plus résignée que la sienne: nous ne lui avons jamais ouï dire aucune parole qui fût une marque de la moindre impatience; tous ses discours ressentaient une piété qui n’était pas commune. Le médecin nous a dit fort souvent qu’il n’avait jamais traité malade plus obéissant et plus simple. Il a communié fort souvent dans sa maladie, outre les deux fois qu’il a communié par forme de viatique. Son délire de huit jours entiers ne l’empêcha pas de recevoir en bon sens l’Extrême-Onction; il le quitta quand on lui donna ce sacrement, et le reprit incontinent après qu’on le lui eut donné. Enfin, il est mort comme je désire, et comme je demande à Dieu de mourir. Les deux chapitres de Bar honorèrent son convoi, comme aussi les Pères augustins: mais ce qui honora le plus son enterrement, ce furent six à sept cents pauvres qui accompagnèrent son corps, chacun un cierge à la main, et qui pleuraient aussi fort que s’ils eussent été au convoi de leur père. Les pauvres lui devaient bien cette reconnaissance: il avait pris cette maladie en guérissant leurs maux et en soulageant leur pauvreté; il était toujours parmi eux, et ne respirait point d’autre air que leur puanteur. Il entendait leur confession avec tant d’assiduité, et le matin et l’après-dîner, que je n’ai jamais pu gagner sur lui qu’il prît une seule fois le relâche d’une promenade. Nous l’avons fait enterrer auprès du confessionnal où il a pris sa maladie et ou il a fait le beau recueil des mérites dont il jouit maintenant dans le ciel. Deux jours devant qu’il mourût, son compagnon tomba malade d’une fièvre continue qui l’a tenu dans le danger de la mort l’espace de huit jours; il se porte bien maintenant. Sa .maladie a été l’effet d’un trop grand travail et d’une trop grande assiduité parmi les pauvres. La veille de Noël il fut vingt-quatre heures sans manger et sans dormir, il ne quitta point le confessionnal que pour dire la messe. Vos messieurs sont souples et très dociles en tout, hormis dans les avis qu’on leur donne de prendre un peu de repos. Ils croient que leurs corps ne sont pas de chair, ou que leur vie ne doit durer qu’un an. «Pour le Frère, c’est un jeune homme extrêmement pieux; il a servi ces deux prêtres avec toute la patience et assiduité que les malades les plus difficiles eussent pu désirer. »
Nous ne parlerons pas ici de toutes les autres villes, bourgs et villages de la même Lorraine qui ont été assistés avec la même charité par les Missionnaires de M. Vincent, qu’on peut appeler après Dieu, avec raison et justice, le père des pauvres, et le nourricier et pourvoyeur de cette province désolée; cela serait trop long et ennuyeux. Nous rapporterons seulement une lettre qu’en l’année 1642, messieurs les officiers et gens du conseil de Lunéville lui écrivirent sur ce même sujet, en ces termes:
« Monsieur, depuis plusieurs années que cette pauvre ville a été affligée de peste, de guerre et de famine, qui l’ont réduite au point de l’extrémité où elle est à présent, au lieu de consolation, nous n’avons reçu que des rigueurs de la part de nos créanciers, et des cruautés du côté des soldats qui nous ont enlevé le peu de pain que nous avions; en sorte qu’il semblait que le ciel n’avait plus que de la rigueur pour nous, lorsqu’un de vos enfants en Notre-Seigneur, étant arrivé ici chargé d’aumônes, a grandement tempéré l’excès de nos maux et relevé notre espérance en la miséricorde du bon Dieu. Puisque nos péchés ont provoqué sa colère, nous baisons humblement la main qui les punit, et recevons aussi les effets de sa divine douceur avec des ressentiments de reconnaissance extraordinaires. Nous bénissons les instruments de son infinie clémence, tant ceux qui nous soulagent de leurs charités si opportunes que ceux qui nous les procurent et distribuent, et vous particulièrement, Monsieur, que nous croyons être, après Dieu, le principal auteur d’un si grand bien. De vous dire qu’il soit bien appliqué à ce pauvre lieu, où les principaux sont réduits au néant, c’est ce que le Missionnaire que vous avez envoyé vous déduira avec moins d’intérêt que nous: il a vu notre désolation, et vous verrez devant Dieu l’obligation éternelle que nous vous avons de nous avoir secourus en cet état. »
Le Missionnaire qui portait de l’argent en Lorraine représentait, lorsqu’il en revenait, à M. Vincent, et M. Vincent aux Dames de la Charité, que grand nombre de filles de condition et d’autres qui n’avaient aucune industrie, ni biens, ni parents qui pussent les aider à subsister, étaient grandement exposées à l’insolence des officiers des garnisons; ce qui fit résoudre M. Vincent avec ces dames d’ordonner à ce Missionnaire d’amener à Paris toutes les filles qui voudraient éviter le grand danger où elles étaient. Ce qu’ayant fait savoir dans les villes ou il allait, il s’en présenta un très grand nombre, et, ayant choisi celles qui étaient en plus grand péril, il en emmena à diverses fois cent soixante qu’il défraya pendant tout le chemin, sans compter un grand nombre de petits garçons qui, étant arrivés à Paris, furent reçus à Saint-Lazare et ensuite placés pour servir. et les filles menées par ordre de M. Vincent chez Mademoiselle Le Gras, qui les logea en sa maison; et quantité de dames y étant venues les voir, elles en donnèrent avis à toutes les familles de Paris, afin que celles où l’on aurait besoin de filles de chambre ou de servantes s’adressassent à cette vertueuse demoiselle. Et par ce moyen. ces filles furent mises en d’honnêtes conditions, et garanties des malheurs où elles étaient exposées par la nécessité.
Nous avons vu ailleurs qu’outre les filles et les enfants dont nous venons de parler, les Missionnaires résidant en Lorraine donnaient moyen à quantité d’hommes et de femmes de sortir de leur pays pour venir en France gagner leur vie. Or, la plupart de ces pauvres gens s’en venaient en troupes à Paris, où ils étaient accueillis et assistés par M. Vincent non seulement corporellement, mais encore spirituellement: car, pour les préparer à une bonne confession générale et à vivre chrétiennement, il les fit assembler au village de la Chapelle, à demi-lieue de Paris, où il leur fit faire une mission en l’année 1641; et en étant venu d’autres troupes l’année suivante, on leur fit encore une semblable mission; et les uns et les autres furent tous pourvus pour servir ou pour travailler de leurs métiers
Entre ces gens-là qui furent ainsi mis à couvert, il s’en trouva un qui était frère d’un chanoine de Verdun, auquel ce chanoine lui manda qu’il avait quitté la résidence de son église parce qu’elle ne lui apportait plus que du pain de douleur; qu’il s’était depuis appliqué à bon escient à cultiver la terre pour avoir de quoi vivre; mais qu’enfin le grand travail et le peu de nourriture l’avaient rendu si infirme, qu’il ne pouvait plus rien faire, ni éviter la mort, s’il ne recevait bientôt quelque assistance.; et il conclut enfin sa lettre en ces termes: « En vérité, je ne sais où trouver ce secours qu’auprès de vous, mon frère, qui avez eu le bonheur d’être reçu et favorisé d’un des plus saints et des plus charitables personnages de notre siècle infortuné; c’est donc par vous que j’espère ce bonheur de M. Vincent, etc. » Son espérance ne fut pas vaine; car ce charitable père des pauvres lui fit donner l’assistance qui lui était nécessaire pour le tirer de cette extrême nécessité.
Parmi tout ce peuple qui se réfugia à Paris, il se trouva un grand nombre de personnes nobles, et d’autres de qualité considérable, même des familles entièrement ruinées, qui, n’étant pas accoutumées à gagner leur vie et encore moins à la demander, ne pouvaient aucunement subsister. M. Vincent entreprit de les secourir, non des aumônes destinées à la Lorraine lesquelles il envoyait exactement pour tant de milliers de pauvres qui y étaient restés, mais par une autre invention que Dieu lui inspira, qui fut d’associer pour ce dessein charitable quelques seigneurs et plusieurs autres personnes de condition qui demeuraient à Paris: il les assemblait une fois le mois à Saint-Lazare, où ils se cotisaient ainsi que lui, afin de faire ensemble une somme suffisante pour l’entretien de cette pauvre noblesse, à qui l’on en faisait la distribution chaque mois, selon le nombre et le besoin des personnes et des familles; ce qui fut continué pendant sept ou huit ans. Nous n’en touchons ici qu’un mot en passant, parce que nous avons déjà parlé plus amplement de cette bonne œuvre au premier livre
Plusieurs autres personnes de toute condition venaient de temps en temps de la Lorraine à Paris, de leur propre mouvement, pour réclamer l’assistance de M. Vincent; ce qui fait voir qu’il était tenu comme le refuge universel de ce pauvre pays. Voici en quels termes le révérend père Pierre Fournier, recteur du collège de la Compagnie de Jésus de Nancy, lui écrivit sur ce sujet en l’année 1643: « Votre charité est si grande, que tout le monde a recours à elle chacun vous considère ici comme l’asile des pauvres affligés; c’est pourquoi plusieurs se présentent à moi afin que je vous les adresse, et que par ce moyen ils ressentent les effets de votre bonté: en voici deux dont la vertu et la qualité exciteront à bon droit votre cœur charitable à les assister.»
Un Missionnaire ayant trouvé à Saint-Mihiel quatorze religieuses bénédictines qui y étaient venues de Rambervilliers pour s’y établir, et n’y pouvaient subsister à cause de la disette extrême du pays, il les mena à Paris par l’avis de M. Vincent et des Dames de la Charité pour y être assistées. Et Dieu a permis qu’avec le temps elles ont été établies dans le faubourg Saint-Germain, où elles ont toujours depuis ce temps-là répandu la bonne odeur de leur sainte vie, et donné grande édification, non seulement à ce faubourg, mais aussi à toute la ville de Paris: elles ont pris le titre de Religieuses du Saint-Sacrement .
Les distributions de pain, de potage et de viande ayant cessé en Lorraine en l’année 1643, M. Vincent en rappela la plupart des Missionnaires qu’il y avait envoyés, parce qu’il n’y restait plus que peu de malades, et que les pauvres gens, ayant un peu de relache du côté des soldats. se mirent à travailler pour gagner leur vie. Les aumônes pourtant ne cessèrent pas pour cela; on les continua encore cinq ou six ans depuis, pour le soulagement des plus misérables: et M. Vincent fit en sorte qu’on les étendît presque dans toutes les autres villes de Lorraine, comme à Château-Salins, Dieuze, Marsal, Moyen-Vic, Épinal, Remiremont, Mirecourt, Châtel-sur-Moselle, Stenay et Rambervilliers. Par ce moyen, non seulement on assista grand nombre de pauvres honteux, de bourgeois ruinés et de familles nobles qui, ne pouvant faire valoir leur bien, étaient en un état déplorable; mais l’on fit encore subsister toutes les communautés religieuses tant d’hommes que de filles, auxquelles on distribuait tous les ans des aumônes considérables, qui étaient réglées selon la nécessité des maisons; car l’on donnait aux unes trois ou quatre cents livres par quartier, et aux autres cinq ou six cents, selon leur nombre et leurs besoins.: de quoi le Missionnaire employé à cette distribution en retirait un reçu de chaque maison .
Outre ces sommes, M. Vincent a fait porter, en diverses fois, à ces villes ruinées environ quatorze mille aunes de draperies de plusieurs sortes, dont il faisait acheter la plus grande partie à Paris, pour revêtir tous les pauvres religieux et religieuses, la pauvre noblesse, quantité d’autres personnes d’honnête condition, et des familles entières qui n’avaient que des habits déchirés. La reine même fut si touchée de compassion de leur nudité, qu’elle leur envoya toutes ses tapisseries et les lits de deuil après la mort du feu roi, et Mme la duchesse d’Aiguillon en fit de même.
On distribuait aux maisons religieuses des pièces entières d’étoffes, afin qu’elles en fissent elles-mêmes leurs habits à leur façon; et l’on fournissait à quelques-unes jusqu’à des voiles et des souliers, tant elles étaient dénuées de toutes choses. On rêtait de plus, à chaque vovage, pour l’ordinaire environ cent autres personnes, tant hommes et garçons que filles et femmes. Sur quoi il est à remarquer que ces distributions de vivres, d’argent et d’habits se sont faites pendant neuf ou dix ans, non seulement dans la plupart des villes de Lorraine, comme nous avons dit; mais que, de plus, elles ont été étendues durant deux ans, par l’ordre de la reine et par la conduite de M. Vincent, en plusieurs autres villes fort ruinées, qui avaient été conquises par le roi, comme Arras, Bapaume, Hesdin, Landrecies et Gravelines: et partout le Missionnaire employé à cette distribution s’en allait d’une paroisse à une autre, et de maison en maison, accompagné des curés ou d’autres ecclésiastiques nommés par eux pour l’assister à distribuer ces vêtements et ces aumônes selon les besoins d’un chacun, afin que, cela se faisant en leur présence et par leurs avis, afin qu’il ne fut point trompé dans le discernement des plus pauvres.
Or les sommes que M. Vincent a fait distribuer en ces deux pays de Lorraine et d’Artois montent bien jusques à quinze ou seize cent mille livres, par lesquelles il a subvenu aux extrêmes nécessités de vingt-cinq villes et des environs, et d’un grand nombre de bourgs et villages. Ce fut sans doute un effet tout particulier de la charité infinie de Dieu, dont e cœur de M. Vincent en était tellement embrasé, qu’il en fit ressentir les ardeurs, en faveur de ces peuples affligés, au feu roi et à la reine, et à plusieurs autres personnes de condition et de vertu, particulièrement aux Dames de la Charité de Paris qu’il avait associées pour ces grandes œuvres; et toutes ces charitables personnes, étant échauffées par le feu divin qui animait le cœur et les paroles de ce saint prêtre, le chargèrent de ces aumônes pour les faire distribuer par sa sage conduite. Ce qu’il ‘exécuta très volontiers par l’entremise de ses Missionnaires, quoiqu’il ne voulût jamais en ordonner que par l’avis des mêmes Dames de la Charité qui s’assemblaient devant lui; et souvent même il prenait ou envoyait prendre les ordres de la reine, afin que rien ne se fît que selon les intentions des bienfaiteurs.
Les fruits de ces aumônes ont été, comme nous avons vu: 1° de conserver la vie et de rendre la santé à un nombre infini de personnes malades, languissantes et exténuées par la faim, par le froid, par la nudité et par toutes sortes de misères; 2° de les instruire et disposer à recevoir dignement les sacrements et à mener une bonne vie; 3° d’assister les moribonds pour les aider à bien mourir; 4° de garantir d’un naufrage honteux un très grand nombre d’honnêtes filles que la nécessité avait réduites à d’étranges extrémités; 5° enfin, de donner moyen à plusieurs communautés religieuses de garder leur clôture, leurs vœux et leurs règles, et de maintenir le service divin en leurs maisons: car, sans ces assistances, la plupart auraient été contraintes d’errer par le monde pour chercher à soutenir leur vie, non sans grand danger de leur conscience. Cela se pourrait aisément justitier par plusieurs de leurs lettres; mais ce serait trop ennuyer le lecteur que de rapporter toutes ces choses en détail: ce qui en a été dit étant plus que suffisant pour lui en donner la connaissance telle qu’il peut désirer.
Nous ajouterons seulement une chose digne de considération, entre plusieurs autres assez extraordinaires que Dieu a opérées pour favoriser le transport de toutes ces grandes sommes d’argent, tant en Lorraine qu’en Artois, et d’une ville à une autre; c’est à savoir, que le Missionnaire qui les a porté en plus de cinquante voyagesen chacun desquels il était ordinairement chargé de vingt-cinq ou trente mille livres en or, n’a jamais été volé, quoiqu’il passât au travers des soldats qui couvraient tout le pays, et que souvent il rencontrât des voleurs. Il est même arrivé quelquefois que, s’étant mis avec des convois qui ont été attaqués et pris, il a toujours trouvé moyen de s’échapper. D’autres fois, faisant voyage avec quelques personnes particulières et s’étant ensuite séparé d’elles par un ordre secret de la Providence, les autres étaient volés incontinent après, et lui ne faisait aucune mauvaise rencontre. Quelquefois aussi il passait par des bois remplis de voleurs ou de soldats débandés; sitôt qu’il les entendait ou apercevait, il jetait dans quelque buisson ou dans la boue sa bourse, qu’il portait ordinairement dans une besace déchirée, à la façon des gueux, et puis s’en allait droit à eux, comme un homme qui ne les craignait pas; ils le fouillaient quelquefois, et ne lui trouvant rien, le laissaient aller sans lui faire aucun mal; et lorsqu’ils s’étaient écartés il retournait sur ses pas pour reprendre sa bourse Un soir ayant rencontré des voleurs, ils le menèrent dans un bois pour lui faire peur, et n’ayant rien trouvé sur lui de ce qu’ils cherchaient, ils lui demandèrent s’il ne payerait pas bien cinquante pistoles de rançon; à quoi ayant répondu que s’il avait cinquante vies, il ne pourrait pas les racheter d’un gros de Lorraine, ils le laissèrent aller. En une autre rencontre, étant dans une grande campagne, il découvrit des Croates; il n’eut que le temps de se décharger de sa besace et de la couvrir de quelques herbes, laissant un petit bâton à trois ou quatre pas pour lui servir de marque; et par ce moyen il conserva son argent; quoiqu’étant retourné la nuit pour le chercher, il ne put trouver sa besace que le lendemain matin. Enfin Dieu lui donna toujours une adresse admirable, et le favorisa d’une spéciale protection pour ne point tomber entre les mains des voleurs, ou pour s’en retirer heureusement. Ce que la reine admirant, lui commanda plusieurs fois de lui raconter comment il faisait pour s’échapper, prenant plaisir d’entendre les stratagèmes innocents dont il se servait: mais il a toujours reconnu et publié que cette protection de Dieu sur lui était un effet de la foi et des prières de M. Vincent.