SECTION X : Mission en Pologne
La sérénissime reine de Pologne, poussée d’un grand désir de procurer le bien spirituel de ses sujets et de faire régner Jésus-Christ dans leurs cœurs, et voyant le grand besoin qu’ils avaient pour cela d’être instruits et aidés, demanda pour cet effet à M . Vincent des prêtres de sa Congrégation en l’année 1651. Ce bon serviteur de Dieu, désirant correspondre aux desseins de cette très vertueuse princesse et connaissant d’ailleurs le grand besoin qu’avaient les vastes provinces de ce royaume d’être cultivées en la manière qu’on fait ailleurs par le moyen des missions, se résolut d’y envoyer quelques-uns de ses prêtres Or, entre ceux qu’il destina pour travailler à cette mission, il choisit particulièrement feu M. Lambert. C’était son assistant en la mission de Saint-Lazare et comme son bras droit, duquel il recevait beaucoup de secours et de soulagement dans les affaires de sa Congrégation, étant homme d’une forte santé, d’un grand travail et d’une sage conduite; aussi avait-il pour lui une très particulière estime et affection. Néanmoins, par une maxime de vertu héroïque et par un entier détachement de toutes sortes de créatures, même de celles auxquelles il était plus saintement uni pour le bien de sa Compagnie, il se priva volontiers de ce fidèle coopérateur et de toutes les assistances qu’il en pouvait recevoir, faisant ainsi un holocauste de toutes choses et de soi-même à Notre-Seigneur. Il envoya donc ce digne Missionnaire, qu’il destina pour supérieur a ce nouvel établissement et a qui Dieu fit la grâce d’arriver heureusement avec sa petite troupe dans la Pologne, où il trouva une abondante matière, non seulement de travailler, mais aussi de souffrir et de s’immoler comme un autre Isaac par pure obéissance à toutes les dispositions de la volonté de Dieu; car depuis le temps qu’il y arriva avec les siens dans ce royaume, Dieu voulut qu’il fut presque toujours affligé de guerre ou de peste, ou de famine, ou de tous les trois fléaux ensemble. Voici ce que la reine de Pologne prit la peine d’en écrire elle-même à M. Vincent au mois de septembre 1652:
«Monsieur Vincent, je vous suis obligée de tant de marques de vos affections, et de la joie que vous me témoignez avoir reçue de la santé du roi mon seigneur et de la mienne, dont je vous remercie.
« Le bon M. Lambert, voyant la crainte que les Polonais ont de la peste, a voulu aller a Varsovie pour mettre un meilleur ordre que celui qui y était pour le soulagement des pauvres. Je donnai ordre qu’il fût logé dans le château et dans la propre chambre du roi: je reçois tous les jours de ses nouvelles et tous les jours je lui recommande de ne s’exposer pas au péril. Il a auprès de lui tout ce qui est nécessaire pour me venir retrouver aussitôt que l’ordre qu’il met aux choses sera bien établi, et je l’exhorte à se dépêcher pour se rendre au plus tôt auprès de moi. Sans cette maladie, qui a trouble tous nos desseins, nous eussions achevé leur établissement à Varsovie. Il y a deux jours que vos Filles de la Charité sont arrivées, dont je suis très satisfaite; elles me semblent très bonnes filles, etc. »
Ce fut donc un des premiers exercices que Dieu prépara à la vertu et au zèle de M. Lambert et de ses chers confrères, que de s’employer à servir et à procurer toutes sortes de biens et d’assistances spirituelles et corporelles aux pauvres de cette grande ville de Varsovie: elle se trouva dans une grande désolation et délaissement au temps que la contagion ravageait cette province. Voici ce que M. Vincent en écrivit alors à un supérieur d’une de ses maisons, selon les avis qu’il en avait reçus de ces quartiers-là:
«Les missionnaires de Pologne, lui dit-il, travaillent avec grande bénédiction. Je n’ai pas le loisir de vous en expliquer le détail. Je vous dirai seulement que la peste étant fort échauffée à Varsovie, qui est la ville où le roi fait sa résidence ordinaire, tous les habitants qui ont pu s’enfuir ont abandonné la ville, en laquelle, non plus que dans les autres lieux affligés de cette maladie, il n’y a presque aucun ordre, mais au contraire un désarroi étrange, car personne n’y enterre les morts: on les laisse dans les rues où les chiens les mangent. Des que quelqu’un est frappé de cette maladie dans une maison, les autres le mettent dans la rue où il faut qu’il meure, car personne ne lui porte rien à manger. Les pauvres artisans, les pauvres serviteurs et servantes, les pauvres veuves et orphelins sont entièrement abandonnés; ils ne trouvent ni à travailler, ni à qui demander du pain, parce que tous les riches s’en sont fuis. Ce fut dans cette désolation que M. Lambert fut envoyé en cette grande ville pour remédier à toutes ces misères. En effet, il y a pourvu, par la grâce de Dieu, faisant enterrer les morts, et porter les malades ainsi délaissés en des lieux propres pour être secourus et assistés pour le corps et pour l’âme: ce qu’il a fait aussi à l’égard des autres pauvres qui étaient atteints de maladies non contagieuses. Et enfin, ayant fait préparer trois ou quatre maisons différentes et séparées les unes des autres, comme autant d’hospices ou d’hôpitaux, il y a fait retirer et loger tous les autres pauvres qui n’étaient point malades, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre, où ils sont assistés des aumônes et bienfaits de la reine. »
Voila un petit échantillon des grandes œuvres auxquelles ce vertueux prêtre avec ses confrères s’est appliqué en ce pays-là, où son zèle trouvait tous les jours de nouveaux sujets et de nouvelles occasions de s’exercer. Mais la Providence de Dieu se contentant de ses travaux passés, et de l’ardente volonté qu’il avait de les continuer pour son service, lui voulut donner la récompense et la couronne avant qu’il eût achevé la course qu’il s’était proposée; car au mois de janvier de l’année 1653, comme il était occupé dans une pleine moisson des âmes, il plut à Dieu le retirer de cette vie, pour lui donner un repos éternel en l’autre. Voici une lettre circulaire que M. Vincent envoya aux maisons de sa Congrégation au mois de mars suivant, qui contient ses, sentiments sur ]a perte d’un tel Missionnaire:
«La sainte consolation de Notre-Seigneur, dit-il, soit en nous tous, pour supporter avec amour l’incomparable perte que la Compagnie vient de faire en la personne de feu M. Lambert, qui décéda le 31ème jour de janvier dernier passé. Il n’a été que trois jours malade, mais d’une maladie si douloureuse, que lui-même, quoique d’ailleurs fort patient, disait qu’il ne la pourrait endurer longtemps sans mourir; comme en effet il est mort, après avoir reçu tous les sacrements par les mains d’un des prêtres de notre Compagnie. Le confesseur de la reine de Pologne me mande qu’il est universellement regrette et que, selon les pensées des hommes, il est difficile de trouver un ecclésiastique plus accompli et plus propre pour l’ouvrage de Dieu, et il ajoute qu’il peut être nommé: Dilectus Deo et hominibus, cujus memoria in benedictione est. C’était, dit-il, une personne qui cherchait uniquement Dieu, et jamais aucun en si peu de temps ne s’était tant avancé dans les bonnes grâces et dans l’estime du roi et de la reine que ce cher défunt, ni aucun n’a eu jamais une estime plus universelle: c’est que partout où il a passé il a répandu une grande odeur de ses vertus. Voila les sentiments du confesseur de la reine; et Sa Majesté m’en ayant écrit une grande lettre de sa propre main, après m’avoir exprimé la satisfaction qu’elle avait eue de ses conduites et le regret qu’elle ressentait de sa mort, elle finit par ces mots: Enfin si vous ne m’envoyez un second M. Lambert, je ne sais plus que faire.
«Je ne doute pas, Messieurs, que cet accident, qui a affligé toute la Compagnie, ne vous touche sensiblement. Mais quoi? la conduite de Dieu est adorable, et nous en devons aimer les visites et les effets; c’est ,ce que nous tâcherons de faire en cette affliction, nous confiant que ce cher défunt nous sera plus utile au ciel qu’il n’eût été sur la terre. Nous pensons à destiner quelqu’un pour remplir sa place, afin de ne pas abandonner l’oeuvre de Dieu en ce royaume-là ou les besoins sont extrêmes; et pour cela nos prêtres qui y sont ont besoin d’avoir un homme de force. Plaise à Dieu de nous le donner. »
Celui sur lequel M. Vincent jeta les yeux pour l’envoyer en Pologne remplir la charge de ce vertueux défunt fut M. Ozenne, ancien prêtre de la compagnie et très bon Missionnaire, lequel y a travaillé avec grande bénédiction et s’est enfin consumé dans ces travaux, étant mort quelques années après en ce royaume-là.
Cependant la contagion continuait toujours dans la ville de Varsovie, et pour un surcroît d’affliction, la guerre s’allumait de tous les côtés de la Pologne, les Suédois ayant fait irruption d’un côté et les Moscovites de l’autre. Ceci fut cause que la reine voyant la ville de Varsovie affligée d’un côté du fléau de la peste, et de l’autre exposée aux invasions de ces dangereux ennemis, se résolut d’en retirer une partie des Missionnaires pour les ôter du danger, et y en laissa seulement deux, lesquels, animés du zèle de celui qui les y avait envoyés, y ont grandement souffert pour le service et assistance des pauvres, particulièrement des plus abandonnes, demeurant fermes dans ce peste qui leur avait été confié, au milieu des périls de mort qui menaçaient de tous côtés au sujet des deux fléaux de la guerre et de la peste; et cela pendant plusieurs années, qu’ils ont toujours persévéré à consoler et servir les pauvres, leur administrant les sacrements, tant en santé qu’en maladie, et leur rendre toute sorte d’assistance, avec un courage et leur charité toucha si fort le cœur de M. Vincent, qu’un soir, à la fin d’une conférence qu’il tenait pour toute sa Communauté, recommandant ces deux prêtres aux prières de tous les assistants, il prit sujet de les encourager par cet exemple à la constance dans les souffrances.
«L’un de ces deux-là, dit-il, a un fâcheux mal à l’estomac, c’est le reste d’une peste mal pansée. Je viens d’apprendre qu’on lui a mis le feu sur le bout d’une côte qui était cariée, et sa patience est telle qu’il ne se plaint jamais: il souffre tout avec grande paix et tranquillité d’esprit. Un autre s’affligerait de se voir malade à trois ou quatre cents lieues de son pays; il dirait: « Pourquoi m’a-t-on envoyé si loin? Que ne me retire-on d’ici? Quoi ! me veut-on abandonner? Les autres sont en France bien à leur aise, et on me laisse mourir dans un pays étranger. Voilà ce que dirait un homme de chair, qui adhérerait à ses sentiments naturels, et qui n’entrerait pas dans ceux de Notre-Seigneur souffrant en constituant son bonheur dans les souffrances. O que ce sien serviteur nous fait une belle leçon pour aimer tous les états où il plaira à la divine Providence nous mettre! Pour l’autre, voyez comme depuis si longtemps il travaille avec une paix d’esprit et une assurance merveilleuse, sans se lasser de la longueur des travaux, ni se rebuter des incommodités, ni s’étonner des périls. Ils sont tous deux indifférents à la mort et à la vie, et humblement résignés à ce que Dieu en ordonnera. Ils ne me marquent aucun signe d’impatience ni de murmure; au contraire, ils paraissent disposés à souffrir encore davantage. En sommes-nous là, Messieurs et mes frères ? Sommes-nous prêts d’endurer les peines que Dieu nous enverra, et d’étouffer les mouvements de la nature pour ne vivre plus que la vie de Jésus-Christ ? Sommes-nous disposés d’aller en Pologne, en Barbarie, aux Indes, lui sacrifier nos satisfactions et nos vies ? Si cela est, bénissons Dieu.: Mais si, au contraire, il y en a qui craignent de quitter leurs commodités, qui soient si tendres que de se plaindre pour la moindre chose qui leur manque, et si délicats que de vouloir changer de maison et d’emploi, parce que l’air n’y est pas bon, que la nourriture y est pauvre, et qu’ils n’ont pas assez de liberté pour aller et venir: en un mot, Messieurs, si quelques-uns d’entre nous sont encore esclaves de la nature, adonnés aux plaisirs de leurs sens, ainsi que l’est ce misérable pécheur qui vous parle, qui en l’âge de soixante et dix ans est encore tout profane, qu’ils se réputent indignes de la condition apostolique où Dieu les a appelés, et qu’ils entrent en confusion de voit que leurs frères qui l’exercent si dignement, et qu’ils soient si éloignés de leur esprit et de leur courage.
« Mais qu’ont-ils souffert en ce pays-là ? La famine ? elle y est. La peste ? ils l’ont eue tous deux, et l’un par deux fois. La guerre ? ils sont au milieu des armées et ont passé par les mains des soldats ennemis. Enfin, Dieu les a éprouvés par tous les fléaux. Et nous serons ici comme des casaniers sans cœur et sans zèle ! Nous verrons. les autres s’exposer aux périls pour le service de Dieu, et nous serons aussi timides comme des poules mouillées ! O misère ! ô chétiveté ! voilà vingt mille soldats qui s’en vont à la guerre, pour y souffrir toute sorte de maux, l’un perdra un bras, l’autre une jambe, et plusieurs la vie pour un peu de vent, et pour des espérances fort incertaines; et cependant ils n’ont aucune peur, et. ne laissent pas d’y courir comme après un trésor. Mais pour gagner le ciel, Messieurs, il n’y a presque personne qui se remue, souvent ceux qui ont entrepris de le conquérir mènent une vie si lâche et si sensuelle, qu’elle est indigne non seulement d’un prêtre et d’un chrétien, mais d’un homme raisonnable; et s’il y en avait parmi nous de semblables, ce ne seraient que des cadavres de Missionnaires. Or sus, mon Dieu ! soyez à jamais béni et glorifié des grâces que vous faites à ceux qui s’abandonnent à vous; soyez vous-même votre louange d’avoir donné à cette petite Compagnie ces deux hommes de grâce.
« Donnons-nous à Dieu, Messieurs, pour aller par toute la terre porter son saint évangile; et en quelque part qu’il nous conduise, gardons-y notre poste et nos pratiques, jusqu’à ce que son bon plaisir nous en retire. Que les difficultés ne nous ébranlent pas, il y va de la gloire du Père éternel, et de l’efficacité de la parole et de la passion de son Fils. Le salut des peuples et le nôtre propre, est un bien si grand, qu’il mérite qu’on l’emporte à quelque prix que ce soit; et n’importe que nous mourions plus tôt, pourvu que nous mourions les armes à la main, nous en serons plus heureux, et la Compagnie n’en sera pas plus pauvre; parce que sanguis martyrum semen est Christianorum Pour un Missionnaire qui aura donné sa vie par charité, la bonté de Dieu en suscitera plusieurs qui feront le bien qu’il aura laissé à faire. Que chacun donc se résolve de combattre le monde et ses maximes, de mortifier sa chair et ses passions, de se soumettre aux ordres de Dieu, et de se consumer dans les exercices de notre état, et dans l’accomplissement de sa volonté, en quelque part du monde qu’il lui plaira.; Faisons maintenant tous ensemble cette résolution, mais faisons-là dans l’esprit de Notre-Seigneur, avec une parfaite confiance qu’il nous assistera au besoin. Ne le voulez-vous pas bien, mes frères du séminaire ? ne le voulez-vous pas bien, mes frères les étudiants ? Je ne le demande pas aux prêtres, car sans doute ils sont tous disposés. Oui, mon Dieu ! nous voulons tous répondre aux desseins que vous avez sur nous. C’est ce que nous nous proposons tous en général, et chacun en particulier, moyennant votre sainte grâce: nous n’aurons plus tant d’affection, ni pour la vie, ni pour la santé, ni pour nos aises et divertissements, ni pour un lien ni pour un autre, ni pour aucune chose du monde qui puisse vous empêcher, ô bon Dieu, de nous faire cette miséricorde, laquelle nous vous demandons tous les uns pour les autres. Je ne sais, Messieurs, comment je vous ai dit tout ceci, je n’y avais pas pensé; mais j’ai été si touché de ce qu’on a dit, et d’un autre côté si consolé des grâces que Dieu a faites à nos prêtres de Pologne, que je me suis laissé aller à répandre ainsi en vos cœurs les sentiments du mien.»
On peut connaître par ce discours l’esprit dont M. Vincent était animé, et de quelle manière il tâchait de l’insinuer dans les autres; comme aussi la joie qu’il ressentait lorsqu’il voyait les prêtres de sa Congrégation prêts et disposés de s’exposer avec courage aux dangers, et d’embrasser avec constance les souffrances et les croix, pour procurer l’avancement du service de Dieu et du salut des peuples.: et entre ceux-ci il avait toujours une tendresse particulière pour les plus affligés et les plus abandonnés, auxquels il tâchait de donner secours autant qu’il pouvait; comme il a fait, entre les autres, à l’égard de ce grand royaume de Pologne, qui était pour lors affligé de tous côtés par les guerres et par les maladies, et outre cela infecté de plusieurs hérésies tant anciennes que modernes. C’est pourquoi, non content d’y avoir envoyé des ouvriers de sa Compagnie, il employait encore les prières et les recommandations ardentes et fréquentes qu’il en faisait, tant dans sa maison qu’au dehors. Voici en quels termes il en parla à sa communauté de Saint-Lazare au mois d’août de l’année 1655:
« La reine de Pologne qui a de grandes bontés pour notre Compagnie, nous recommande par toutes ses lettres de prier Dieu pour ce pauvre royaume, qui a grand besoin d’être assisté, afin que Dieu le regarde d’un œil de pitié, étant attaqué de toutes parts. Et au mois de septembre de l’an 1656, nous nous humilierons beaucoup devant Dieu, dit-il, de ce qu’il a voulu ( si les bruits qui courent sont véritables) suspendre encore l’attente du bien que nous lui avons si souvent et si instamment demandé; car nos péchés sans doute en sont la cause. C’est un bruit qui n’est pas certain ni encore confirmé, que non seulement les troubles de la Pologne ne sont pas encore pacifiés; mais que le roi, qui avait une armée de près de cent mille hommes, ayant donné une bataille, l’avait perdue Une personne de qualité de la cour de Pologne m’aurait écrit que la reine s’en allait trouver le roi, et qu’elle n’était qu’a deux journées de l’armée. Sa lettre est du 28 juillet, et le bruit court que la bataille s’est donnée le 30; si cela était, la personne de la reine ne serait pas en assurance. O Messieurs ! ô mes frères ! que nous devons bien nous confondre de ce que nos péchés ont détourné Dieu de nous accorder l’effet de nos prières ! Affligeons-nous pour ce grand et vaste royaume, qui est si fortement attaqué, et qui s’en va perdu, si la nouvelle est véritable. Mais affligeons-nous pour l’Eglise qui va être perdue aussi en ce pays-là, si le roi vient a succomber: car la religion ne s’y peut maintenir que par la conservation du roi, et l’Église va tomber entre les mains de ses ennemis en ce royaume.; le Moscovite en tient déjà plus de cent ou six-vingts lieues d’étendue, et voilà le reste en danger d’être envahi par les Suèdois. Oh que cela me donne grand sujet de craindre l’évènement de ce que voulait signifier le pape Clément VIII, qui était un saint homme, estimé non seulement des catholiques, mais même des hérétiques; un homme de Dieu et de paix, à qui ses propres ennemis donnaient des louanges. Et pour moi, j’ai ouï des luthériens qui louaient et estimaient sa vertu. Ce saint pape, donc, ayant reçu deux ambassadeurs de la part de quelques princes d’Orient, ou la foi commençait à se répandre, et voulant en rendre grâces à Dieu en leur présence, il offrit à leur intention le saint sacrifice de la messe. Comme il fut à l’autel, et dans son Memento, voilà qu’ils le virent pleurer, gémir et sangloter; ce qui les étonna grandement:. de sorte qu’après que la messe fut achevée, ils prirent la liberté de lui demander quel sujet l’avait excité aux larmes et aux gémissements dans une action qui ne lui devait causer que de la consolation et de la joie. Et il leur dit tout simplement, qu’il était vrai qu’il avait commencé la messe avec grande satisfaction et contentement, voyant le progrès de la religion catholique; mais que ce contentement s’était tout à coup changé en tristesse et amertume, dans la vue des déchets et des pertes qui arrivaient tous les jours à l’Eglise de la part des hérétiques; en sorte qu’il y avait sujet de craindre que Dieu ne la voulût transporter ailleurs. Nous devons, Messieurs et mes frères, entrer dans ces sentiments, et appréhender que le royaume de Dieu ne nous soit ôté. C’est un malheur déplorable que celui que nous voyons devant nos yeux: six royaumes ôtés de l’Église, à savoir la Suède, le Danemark, la Norvège, I’Angleterre, l’Ecosse et l’lrlande; et outre cela la Hollande, et une grande partie des Allemagnes, et plusieurs de ces grandes villes hanséatiques. O Sauveur ! quelle perte ! et après cela nous sommes encore à la veille de voir le grand royaume de Pologne perdu, si Dieu par sa miséricorde ne l’en préserve.
« Il est bien vrai que le Fils de Dieu a promis qu’il serait dans son Église jusqu’à la fin des siècles; mais il n’a pas promis que cette Église serait en France, ou en Espagne, etc. Il a bien dit qu’il n’abandonnerait point son Église et qu’elle demeurerait jusqu’à la consommation du monde, en quelque endroit que ce soit, mais non pas déterminément ici ou ailleurs; et s’il y avait un pays à qui il dut la laisser, il semble qu’il n’y en avait point qui dût être préféré à la Terre-Sainte où il est né, et où il a commencé son Eglise et opéré tant et tant de merveilles. Cependant c’est à cette terre, pour laquelle il a tant fait et où il s’est complu, qu’il a ôté premièrement son Église, pour la donner aux Gentils. Autrefois, aux enfants de cette même terre, il ôta encore son arche, permettant qu’elle fût prise par leurs ennemis les Philistins; aimant mieux être fait, pour ainsi dire, prisonnier avec son arche, oui, lui-même prisonnier de ses ennemis, que de demeurer parmi des amis qui ne cessaient de l’offenser. Voilà comment Dieu s’est comporté et se comporte tous les jours envers ceux qui, lui étant redevables de tant de grâces, le provoquent par toutes sortes d’offenses, comme nous faisons, misérables que nous sommes. Et malheur, malheur à ce peuple à qui Dieu dit: « Je ne veux plus de vous, ni de vos sacrifices et offrandes; vos dévotions ni vos jeûnes ne me sauraient plaire, je n’en ai que faire. Vous avez tout souillé par vos péchés ; je vous abandonne: allez, vous n’aurez plus de part avec moi » Ah ! Messieurs, quel malheur ! « Mais, ô Sauveur ! quelle grâce d’être du nombre de ceux dont Dieu se sert pour transférer ses bénédictions et son Église ! Voyons-le par la comparaison d’un seigneur infortuné qui se voit contraint par la nécessité, par la guerre, par la peste, par l’embrasement de ses maisons ou par la disgrâce d’un prince, de s’en aller et s’enfuir, et qui dans ce débris de toutes ses fortunes voit des personnes qui le viennent assister, qui s’offrent à le servir et à transporter tout ce qu’il a: quel contentement et quelle consolation a ce gentilhomme dans sa disgrâce ! Ah ! Messieurs et mes frères, quelle joie aura Dieu, si dans le débris de son Eglise, dans ces bouleversements qu’ont faits les hérésies, dans les embrasements que la concupiscence met de tous côtés, si dans cette ruine il se trouve quelques personnes qui s’offrent à lui pour transporter ailleurs, s’il faut ainsi parler, les restes de son Église, et d’autres pour défendre et pour garder ici ce peu qui reste ! O Sauveur ! quelle joie recevez-vous de voir de tels serviteurs et une telle ferveur pour tenir bon et pour défendre ce qui vous reste ici, pendant que les autres vont pour vous acquérir de nouvelles terres ! O Messieurs,quel sujet de joie ! Vous voyez que les conquérants laissent une partie de leurs troupes pour garder ce qu’ils possèdent, et envoient l’autre pour acquérir de nouvelles places et étendre leur empire. C’est ainsi que nous devons faire: maintenir ici courageusement les possessions de l’Eglise et les intérêts de Jésus-Christ, et avec cela travailler sans cesse à lui faire de nouvelles conquêtes et à le faire reconnaître par les peuples les plus éloignés. Un auteur d’hérésie me disait un jour: « Dieu est enfin lassé des péchés de toutes ces contrées, il en est en colère, et il veut résolument nous ôter la foi, de laquelle on s’est rendu indigne; et ne serait-ce pas, ajoutait-il, une témérité de s’opposer aux desseins de Dieu, et de vouloir défendre l’Eglise, laquelle il a résolu de perdre ? Pour moi, disait-il encore, je veux travailler à ce dessein de détruire. » Hélas ! Messieurs, peut-être disait-il vrai, avançant que Dieu voulait pour nos péchés nous ôter l’Eglise. Mais cet auteur d’hérésie mentait en ce qu’il disait que c’était une témérité de s’opposer à Dieu en cela et de s’employer pour conserver son Eglise et la défendre; car Dieu le demande, et il le faut faire: il n’y a point de témérité de jeûner, de s’affliger, de prier pour apaiser sa colère, et de combattre jusqu’à la fin pour soutenir et défendre l’Eglise en tous les lieux ou elle se trouve. Que si jusqu’à présent nos efforts semblent avoir été inutiles à cause de nos péchés, au moins par l’effet qui en parait, il ne faut pas désister pour cela; mais, en nous humiliant profondément, continuer nos jeûnes nos communions et nos oraisons avec tous les bons serviteurs de Dieu, qui prient incessamment pour le même sujet;. et nous devons espérer qu’enfin Dieu, par sa grande miséricorde, se laissera fléchir et nous exaucera. Humilions-nous donc autant que nous pourrons, en vue de nos péchés: mais ayons confiance, et grande confiance en Dieu, qui veut que nous continuions de plus en plus à le prier pour ce pauvre royaume de Pologne si désolé, et que nous reconnaissions que tout dépend de lui et de sa grâce. »
Jusqu’ici sont les paroles de M. Vincent, qui nous font voir quelles étaient les ardeurs de son zèle, dont il voulait enflammer les cœurs des siens. Il semblait que ce fidèle serviteur de Dieu, animé d’une sainte confiance en son infinie miséricorde, voulait emporter, à quelque prix que ce fût, ce qu’il prétendait, qui était la protection de Dieu sur le royaume de Pologne, et la conservation de la religion catholique dans le péril imminent où il la voyait. Pour cet effet il les portait à s’humilier et s’affliger incessamment devant Dieu, et à lui offrir des prières, des communions et des pénitences, et cela pendant plusieurs années, et presque toutes les fois que sa communauté s’assemblait, après l’oraison ou à la fin des conférences, c’est-à-dire deux ou trois fois la semaine, sans se lasser de répéter les mêmes choses. Et il ne se peut dire quels étaient les soupirs et les élans de son cœur vers Dieu, les mortifications qu’il pratiquait dans son particulier et les recommandations qu’il a faites, même au dehors, en toutes les assemblées et conférences où il se trouvait, pour obtenir de Dieu cette grâce tant désirée.Et depuis sa mort un ecclésiastique de vertu a rapporté qu’un jour, dans une assemblée où ils étaient tous deux, ce grand serviteur de Dieu parla avec tant de sentiment des misères de ce pauvre royaume de Pologne, pour exciter les assistants à le recommander à Dieu en leurs prières, qu’il tira les larmes à tous les yeux.
Enfin il a plu à Dieu exaucer ses prières, et lui donner avant sa mort la consolation d’apprendre le rétablissement du roi de Pologne dans toutes les provinces qu’il avait perdues; les Suédois et les Moscovites ayant été chassés, ses plus redoutables ennemis abattus et contraints de rechercher la paix, et enfin l’Église et la religion catholique maintenue et conservée malgré tous les efforts de ceux qui la voulaient détruire.