L’Hôpital des pauvres vieillards établi à Paris par M. Vincent, qui a donné occasion à l’établissement de l’Hôpital-Général des pauvres en la même ville.
La charité de M. Vincent était semblable au feu, qui est toujours en action, quand il trouve de la matière propre; ou plutôt elle était tout animée et embrasée de ce feu céleste que Jésus-Christ est venu apporter sur la terre, et qui met les cœurs dans une continuelle disposition d’agir pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes: C’est pourquoi ce fidèle serviteur de Dieu ne laissait échapper aucune occasion de servir l’Église, ou de procurer le vrai bien de son prochain. Et, bien qu’outre le poids de son âge, et les infirmités qui accompagnent ordinairement la vieillesse, il fût encore surchargé et comme accablé d’un grand nombre d’affaires de piété, dont il soutenait le faix et la pesanteur, cela n’empêchait pas qu’il ne fût toujours prêt et disposé d’entreprendre de nouvelles œuvres pour la gloire de Dieu, son zèle s’augmentant et se fortifiant par les travaux, comme s’il eût reçu un surcroît de vigueur et de forces, de ce qui semblait le devoir affaiblir et épuiser.
Cela parut dans une occasion que la divine Providence lui fit naître en l’année 1653 laquelle, l’engageant dans un nouvel exercice de charité, donna depuis commencement à l’une des plus grandes et des plus considérables entreprises qui se soient vues depuis longtemps dans l’Église; c’est à savoir l’établissement de l’Hôpital-Général des pauvres à Paris, duquel on peut dire sans déroger à l’honneur et au mérite de toutes les personnes vertueuses, qui y ont très saintement et très avantageusement contribué, que M. Vincent en a mis comme la première pierre, ou plutôt que Dieu s’est servi de sa main, sans qu’il connût presque les desseins de sa providence, pour en poser les premiers fondements, sur lesquels ensuite le zèle et la coopération de plusieurs autres grands et insignes ouvriers ont élevé ce merveilleux édifice, qui va tous les jours s’augmentant avec bénédiction.
Voici un récit sommaire de la manière dont la chose est arrivée:
Un bourgeois de Paris, poussé d’un désir de rendre quelque service à Dieu, et de faire quelque chose qui lui fût agréable, s’adressa un jour à M. Vincent, en la charité duquel il avait une confiance toute particulière; et lui dit qu’il avait dessein de lui mettre entre les mains une somme considérable d’argent, pour être par lui employée en quelques œuvres de piété, telles qu’il jugerait être plus expédient; à condition néanmoins que jamais il ne déclarerait qu’il en fût l’auteur, et qu’il ne dira son nom à personne; voulant faire cette bonne œuvre purement pour Dieu, et sans être connu d’aucun autre après Dieu que de lui seul.
M. Vincent, ayant cru ne devoir pas lui refuser ce service, reçut cette somme comme en dépôt; et après avoir bien pensé devant Dieu, et demandé sa lumière pour connaître à quelle bonne œuvre il aurait agréable qu’elle fût employée, il ne voulut rien arrêter ni résoudre qu’il n’en eût communiqué plus particulièrement avec celui qui lui avait mis ce charitable dépôt entre ses mains: il en conféra donc avec lui, et tous deux ensemble convinrent d’employer cette somme pour fonder un hôpital qui servît de retraite aux pauvres artisans, lesquels, ne pouvant plus gagner leur vie par vieillesse, ou par infirmité, se trouveraient réduits à la mendicité, en laquelle on voit ordinairement les pauvres négliger leur salut; estimant que ce serait le moyen d’exercer une double charité en leur endroit, pourvoyant tout ensemble aux besoins de leurs corps, et aux nécessités spirituelles de leurs âmes. Il proposa cette pensée au bienfaiteur, qui l’approuva grandement, et y consentit bien volontiers; mais à condition que l’administration spirituelle et temporelle de cet hôpital demeurerait pour toujours au supérieur général de la Congrégation de la Mission.
Pour l’exécution de ce dessein M. Vincent acheta deux maisons, et une place assez grande dans le faubourg de Saint-Laurent de la ville de Paris,. qu’il meubla de lits, de linge, et autres choses nécessaires; il y fit aussi accommoder une petite chapelle avec tous les ajustements convenables,. et du reste de l’argent ayant acquis une rente annuelle, il reçut dans cet hôpital quarante pauvres, savoir, vingt hommes, et vingt femmes, qu’on y a nourris et entretenus jusqu’à présent, que leur rente étant diminuée, on sera contraint d’en retrancher quelques-uns de ce nombre, si la Providence de Dieu n’y pourvoit bientôt d’ailleurs. M. Vincent fit donc mettre ces quarante pauvres en deux corps de logis séparés les uns des autres, mais tellement disposés qu’ils peuvent tous entendre une même messe, et une même lecture de table, prenant leurs repas en commun, chaque sexe à part, sans se voir ni se parler. Il fit aussi acheter et dresser des métiers, des outils, et autres choses convenables pour les occuper selon leurs petites forces et industries, afin d’éviter l’oisiveté. Il désigna des Filles de la Charité pour le soin et le service de ces pauvres gens, commit un prêtre de la Mission pour célébrer la sainte messe dans cet hôpital, et pour administrer à ces pauvres la parole de Dieu, et les sacrements; il fut lui-même des premiers à les instruire et à leur recommander l’union entre eux, la piété envers Dieu, et surtout la reconnaissance envers son infinie bonté de les avoir retirés de l’indigence et de la misère, et de leur procurer une retraite si tranquille et si commode pour les besoins de leurs corps, et pour le salut de leurs âmes .
Il donna à cette maison le titre d’hôpital du Nom-de-Jésus, et passa une déclaration de cette fondation devant notaires, sans pourtant nommer le fondateur: ensuite de quoi M. l’archevêque de Paris l’ayant approuvée, lui en donna l’entière direction pour lui et pour ses successeurs, et le roi a confirmé et autorisé le tout par ses lettres patentes .
Lorsque quelqu’un de ces pauvres vient à mourir, on en prend un autre pour remplir sa place. Ils y vivent en grande paix, et s’estiment heureux d’être ainsi entretenus et assistés, tant en leur vie qu’en leur mort, n’ayant autre soin que de vivre chrétiennement pour se disposer par ce moyen à bien mourir; et leur manière de vie douce et réglée donne un tel plaisir aux autres de leur succéder, qu’il y en a grand nombre qui recherchent et demandent les places, plusieurs années avant qu’elles soient vacantes.
M. Vincent ayant donc ainsi établi et réglé ce nouvel hôpital, plusieurs dames de la charité de Paris, et autres personnes de condition et de vertu le vinrent visiter; et, le considérant en toutes ses parties, elles y remarquèrent un si bon ordre et une si sainte économie, qu’elles en furent merveilleusement édifiées: On y voyait une paix et une union merveilleuse; le murmure et la médisance en étaient bannis, avec les autres vices: les pauvres s’occupaient à leurs petits ouvrages, et s’acquittaient de tous leurs devoirs de piété conformes à leur condition; Enfin c’était une petite image de la vie des premiers, chrétiens et plutôt une religion qu’un hôpital de séculiers .
La vue de ce lieu si bien réglé donnait sujet aux personnes vertueuses qui le venaient visiter, de déplorer le malheur de tant de pauvres qui demandaient l’aumône dans les rues, et dans les églises de Paris, et qui menaient pour la plupart une vie étrange dans toute sorte de vices et de libertinages, sans qu’on eût pu jusqu’alors y remédier. Plusieurs de ces dames de la charité eurent la pensée qu’il ne serait pas difficile à M. Vincent de les tirer de ce désordre, et d’en faire bien vivre un grand nombre aussi bien qu’un petit: Dieu donnant grâce et bénédiction à toutes ses entreprises; et d’ailleurs ayant en sa disposition, tant en la maison de Saint-Lazare, qu’en celle des Filles de la Charité, des personnes très propres pour ce dessein, pourvu que l’on eût des lieux suffisants pour retirer et pour occuper ces pauvres.
Les premières dames qui eurent cette pensée la communiquèrent à plusieurs autres, et celles-ci étant venues visiter ce petit hôpital entrèrent dans le même sentiment; une d’entre elles offrit d’abord de donner cinquante mille livres pour commencer un hôpital général; et une autre s’obligea de donner trois mille livres de rente pour le même dessein: Enfin, le jour de l’assemblée de ces dames étant venu, où M. Vincent se trouvait toujours, s’il ne lui arrivait quelque empêchement extraordinaire, comme il a été dit; elles lui firent cette grande proposition, qui d’abord le surprit, et lui donna sujet d’admirer le zèle et la charité de ces vertueuses dames, dont il loua Dieu et les congratula grandement. Il leur dit néanmoins que l’affaire était d’une telle importance, qu’elle méritait d’être mûrement considérée, et qu’il la fallait beaucoup recommander à Dieu.
A la prochaine assemblée, elles y parurent avec de nouvelles ardeurs, pour venir à l’exécution de ce grand dessein; elles assurèrent que l’argent ne manquerait point, qu’elles connaissaient d’autres personnes considérables qui avaient intention d’y contribuer notablement; et sur cela pressèrent M. Vincent de trouver bon et de consentir que leur Compagnie l’entreprît; ce qui ayant été mis en délibération, il fut résolu qu’on travaillerait pour le commencer M. Vincent eût pourtant bien désiré temporiser encore quelque peu, avant de s’engager à une telle entreprise, mais il ne put arrêter la ferveur de ces vertueuses dames: et parce qu’il fallait une maison fort ample, et de grands espaces pour loger tous ces pauvres, on proposa de demander au roi la maison et tous les enclos de la Salpétrière près de la rivière, et vis-a-vis de l’arsenal, lesquels pour lors n’étaient pas de grand service; M. Vincent en parla à la reine régente, qui accorda bien volontiers cette demande, et le brevet du don en fut expédié; et sur l’opposition que fit un particulier qui prétendait y avoir quelque intérêt, une des dames lui promit cent livres de rente pour le dédommager.
Après cela il semblait à ces dames charitables que toutes choses étaient suffisamment disposées pour commencer l’exécution de leur dessein, et il tardait à quelques-unes des plus ferventes, qu’elles ne vissent tous les pauvres retirés en ce lieu, de quoi elles pressaient fort M. Vincent: mais comme il ne convenait pas avec elles de la manière d’attirer les pauvres en cette maison et de conduire une telle entreprise, sa plus grande peine fut de retenir les plus pressantes; car il lui semblait qu’elles allaient trop vite pour son pas. C’est pourquoi il leur dit un jour en particulier, pour modérer l’ardeur de leur zèle: « Que les oeuvres de Dieu se faisaient peu à peu, par commencements, et par progrès: quand Dieu voulut sauver Noë du déluge avec sa famille, il lui commanda de faire une arche qui pouvait être achevée en peu de temps; et néanmoins il la fit commencer cent ans auparavant afin qu’il la fît petit à petit. Dieu voulant semblablement conduire et introduire les enfants d’lsraël en la terre de promission, il pouvait leur faire faire ce voyage dans peu de jours; et cependant plus de quarante ans s’écoulèrent avant qu’il leur flt la grâce d’y entrer. De même, Dieu ayant dessein d’envoyer son Fils au monde pour remédier au péché du premier homme qui avait infecté tous les autres, pourquoi tarda-t-il trois ou quatre mille ans ? C’est qu’il ne se hâte point dans ses œuvres, et qu’il fait toutes choses dans leur temps. Et Notre-Seigneur, venant sur la terre, pouvait venir dans un âge parfait opérer notre rédemption, sans y employer trente ans de vie cachée, qui pourrait sembler superflue: néanmoins il a voulu naître petit enfant et croître en âge à la façon des autres hommes, pour parvenir peu à peu a la consommation de cet incomparable bienfait. Ne disait-il pas aussi quelquefois, parlant des choses qu’il avait à faire, que son heure n’était pas encore venue; pour nous apprendre de ne nous pas trop avancer dans les choses qui dépendent plus de Dieu que de nous. Il pouvait même de son temps établir l’Église par toute la terre; mais il se contenta d’en jeter les fondements, et laissa le reste à faire à ses apôtres et à leurs successeurs. Selon cela il n’est pas expédient de vouloir tout faire à la fois, et tout à coup, ni de penser que tout sera perdu si un chacun ne s’empresse avec nous, pour coopérer à un peu de bonne volonté que nous avons. Que faut-il donc faire ? Aller doucement, beaucoup prier Dieu, et agir de concert »
Il ajouta que, « selon son sentiment il estimait qu’il ne fallait faire d’abord qu’un essai, et prendre cent ou deux cents pauvres, et encore seulement ceux qui viendraient de leur bon gré, sans en contraindre aucun; que ceux-là étant bien traités et bien contents donneraient de l’attrait aux autres; et qu’ainsi l’on augmenterait le nombre à proportion que la Providence enverrait des fonds: qu’on était assuré de ne rien gâter en agissant de la sorte, et qu’au contraire la précipitation, et la contrainte dont on userait, pourraient être un empêchement au dessein de Dieu: que si l’œuvre était de lui, elle réussirait et subsisterait; mais que si elle était seulement d’industrie humaine, elle n’irait pas trop bien, ni beaucoup plus loin »
Voilà quels étaient les sentiments de M. Vincent, et les remontrances qu’il fit à ces dames, qui apportèrent quelque tempérament à l’ardeur de leur zèle: mais ce qui retarda le plus l’exécution de cette affaire, fut que quelques-uns des principaux magistrats croyant qu’il y avait quelque sorte d’impossibilité dans son exécution, ne pouvaient se résoudre de la passer et d’y consentir: ce qui fut cause que les années 1655 et 1656 s’écoulèrent sans qu’on pût faire autre chose, sinon dresser plusieurs projets, et proposer divers moyens pour l’exécution de ce grand dessein; à quoi quelques personnes de condition et de vertu s’employèrent avec un très grand zèle, auquel enfin Dieu ayant donné bénédiction, l’on convint de la manière de l’entreprise, et de la forme du gouvernement, et l’on nomma des administrateurs ou directeurs, qui étaient tous personnes d’honneur et de piété pour y donner commencement. Les dames de la charité, qui avaient ébauché ce grand ouvrage sous la sage conduite de M. Vincent, furent grandement consolées de le voir appuyé et soutenu de l’autorité publique; et par son avis, elles s’en déchargèrent sur ces MM. les administrateurs: et pour leur donner moyen de bâtir sur leur fondement, M. Vincent leur remit avec elles non seulement la Salpétrière, mais encore le château de Bicêtre, qu’il avait obtenu et possédé quelques années auparavant pour les enfants trouvés.
Outre tous ces grands logements que ces dames ont cédés pour retirer les pauvres, elles y ont encore contribué des sommes fort notables, et quantité de linge, de lits et autres meubles, dont quelques-uns même ont été faits à Saint-Lazare par les menuisiers de la maison, pour fournir aux premiers accommodements nécessaires dans ces maisons, pour y recevoir les pauvres: et ainsi cette entreprise s’est exécutée, non toutefois par forme d’essai, ni du gré des pauvres, selon le premier projet de M. Vincent, mais comme par une résolution absolue de les enfermer pour les empêcher de gueuser: et on a contraint tous les mendiants qui se sont trouvés dans Paris, ou de travailler pour gagner leur vie, ou bien d’entrer dans l’Hôpital-Général.
Voici ce que M. Vincent en écrivit au mois de mars de l’année 1657 à une personne de confiance.
« L’on va ôter la mendicité de Paris, et ramasser tous les pauvres en des lieux propres pour les entretenir, instruire, et occuper. C’est un grand dessein, et fort difficile, mais qui est bien avancé, grâce à Dieu, et approuvé de tout le monde: beaucoup de personnes lui donnent abondamment, et d’autres s’y emploient volontiers. On a déjà dix mille chemises, et du reste à proportion. Le roi et le Parlement l’ont puissamment appuyé, et sans m’en faire parler, ont destiné les prêtres de notre Congrégation, et les Filles de la Charité pour le service des pauvres, sous le bon plaisir de M. l’archevêque de Paris. Nous ne sommes pourtant pas encore résolus de nous engager à ces emplois, pour ne pas assez connaître si le bon Dieu le veut; mais si nous les entreprenons, ce ne sera d’abord que pour essayer.»
M. Vincent donc ayant été averti qu’on avait fait dessein d’employer les prêtres de sa Congrégation pour l’assistance spirituelle des pauvres de l’Hôpital-Général, crut que cet engagement était d’une telle importance pour sa Congrégation, qu’il méritait bien qu’on y pensât devant Dieu, et qu’on avisât s’il était expédient de l’accepter: c’est pourquoi après avoir prié Dieu pour ce sujet, il assembla les prêtres de la maison de Saint-Lazare pour en délibérer, et leur ayant représenté les diverses considérations qui pouvaient les porter, ou les détourner de cet emploi; enfin on conclut de s’en excuser, comme l’on fit pour plusieurs très grandes et très importantes raisons. Et parce que les lettres patentes du roi qui avaient déjà été expédiées pour la fondation de l’hôpital général leur attribuaient ce droit, ils y renoncèrent absolument par un acte authentique, afin que d’autres ecclésiastiques pussent avec toute liberté s’appliquer en cet emploi .
Néanmoins comme l’établissement de cet hôpital était alors sur le point d’éclore, les directeurs et administrateurs étant pressés d’en faire l’ouverture au plus tôt, pour éviter que ce refus des prêtres de la Mission ne fût cause qu’une si sainte entreprise souffrît du retardement, ou que les pauvres vinssent à manquer de secours spirituels; M. Vincent convia un ecclésiastique de la Compagnie, de ceux qui s’assemblent le mardi à Saint-Lazare, d’accepter la charge de recteur de l’Hôpital-Général, ce qu’il fit: Et après y avoir rendu service quelque temps, avec d’autres ecclésiastiques qui se joignirent à lui, et fait aussi des missions dans les maisons de l’hôpital, par le secours de plusieurs vertueux ecclésiastiques de la même Compagnie et autres habitués en diverses églises de Paris; ses indispositions ne lui permettant pas de porter plus longtemps cette charge, qui était très laborieuse et pénible, il s’en démit entre les mains de MM. les vicaires généraux de M. le cardinal de Retz, archevêque de Paris; lesquels substituèrent en sa place un docteur de la faculté de Paris de la même Compagnie, qui a exercé pendant plusieurs années la charge de recteur de l’Hôpital-Général avec grande bénédiction, et y a travaillé avec un zèle infatigable, par des missions presque continuelles qui ont été faites par ses soins en toutes les maisons de cet hôpital