Secours donnés ou procurés par M Vincent aux pauvres à Paris et en plusieurs lieux, durant les troubles de l’année 1652 et les autres années suivantes.
Outre les secours charitables donnés et procurés par M. Vincent aux pauvres de la Lorraine, de la Champagne, et de la Picardie, dont il a été parlé aux chapitres précédents, les nouveaux troubles survenus en ce royaume en l’année 1652 lui fournirent encore une nouvelle matière, plus ample et plus abondante, pour exercer sa charité,.que Dieu voulait de plus en plus perfectionner; afin de donner par ce moyen le comble au mérite de son fidèle serviteur, et de toutes les autres personnes vertueuses, dont le zèle à procurer le bien spirituel, et le soulagement corporel des pauvres, s’est signalé en cette occasion; Voici de quelle façon les choses se sont passées.
Le campement et le séjour des armées aux environs de Paris ayant causé partout une étrange désolation et misère; la ville d’Étampes fut celle qui en ressentit davantage les funestes effets, ayant été assiégée longtemps, et plusieurs fois de suite: ce qui avait réduit les habitants de cette ville, et les villages circonvoisins dans un pitoyable état de langueur et de pauvreté, la plupart étant malades, et ne leur restant plus que la peau collée sur les os; et avec cela ils étaient tellement dénués de secours, qu’ils n’avaient personne pour leur donner seulement un verre d’eau. Pour surcroît de misères, cette pauvre ville après avoir été ainsi prise, et reprise se trouva tout infectée, à cause des fumiers pourris qui étaient répandus de tous côtés, dans lesquels on avait laissé quantité de corps morts tant d’hommes que de femmes mêlés avec des charognes de chevaux et d’autres bêtes, qui exhalaient une telle puanteur qu’on n’osait s’en approcher .
M. Vincent donc, ayant appris le misérable état de cette ville, et de ses environs, après l’avoir représenté à l’assemblée des Dames de la Charité, qui le secondaient avec tant de bonne volonté dans toutes ses saintes entreprises, envoya plusieurs de ses Missionnaires pour secourir spirituellement et corporellement ces pauvres abandonnés. L’une des premières choses qu’ils firent y étant arrivés et ayant vu un si étrange spectacle, ce fut de faire venir d’ailleurs des hommes forts et robustes avec des charrettes, pour enlever tous ces fumiers et nettoyer la ville; ce qui ne s’exécuta pas sans une grande dépense: ensuite de cela, ils donnèrent la sépulture à tous ces pauvres corps à demi pourris, et puis ils firent parfumer les rues et les maisons, pour en ôter l’infection, et les rendre habitables. Ils établirent en même temps la distribution des potages, qui se faisait tous les jours, tant en la ville d’Étampes que dans plusieurs autres villages, que ces Missionnaires, après avoir parcouru tous les environs, reconnurent avoir été les plus maltraités par les armées, et où les habitants étaient dans une plus grande nécessité: ce qu’ils firent particulièrement, outre la ville d’Étampes, à Guillerval, Villeconnin, Étrechy et Saint Arnoult, où les pauvres gens tant de ces lieux-là que des autres circonvoisins allaient tous les jours recevoir leurs portions. Ils furent aussi à Palaiseau où les soldats avaient fait de grands ravages, et y établirent aussi la distribution de ces potages pour conserver la vie à un grand nombre de pauvres languissants. Mais parce que plusieurs de ces paroisses qu’on assistait se trouvaient sans pasteurs, qui étaient morts, ou en fuite; les prêtres missionnaires ne pouvaient pas satisfaire aux nécessités spirituelles et aux corporelles en même temps; M. Vincent envoya donc des Filles de la Charité pour faire et distribuer les potages, et pour avoir soin de pourvoir aux autres nécessités extérieures des pauvres malades, comme aussi d’un grand nombre de pauvres orphelins qu’on trouva dans ces lieux, qui furent assemblés et retirés dans une même maison à Etampes, et là vêtus et nourris. Pendant que ces bonnes filles vaquaient à ces œuvres de charité extérieures et corporelles, les prêtres missionnaires allaient d’un côté et d’autre dans les paroisses visiter et consoler ces pauvres affligés, leur dire la sainte messe, les instruire, leur administrer les sacrements, le tout avec les permissions et approbations requises de la part des supérieurs.
Or, comme toutes ces assistances spirituelles et corporelles ne se pouvaient pas rendre sans des peines, et des fatigues extrêmes, et sans s’exposer au danger de contracter les mêmes maladies auxquelles on tâchait de remédier, à cause de l’infection des lieux; il arriva que plusieurs de ces bons Missionnaires tombèrent malades et consumèrent leur vie dans ces exercices de charité; et il ne faut point douter que leur mort n’ait été très précieuse devant Dieu, et qu’ayant courageusement travaillé et combattu pour sa gloire, et gardé une inviolable fidélité à sa sainte volonté par leur prompte et parfaite obéissance, et ainsi heureusement achevé leur course, ils n’aient reçu de sa divine miséricorde la couronne de justice.
Il y eut aussi plusieurs de ces bonnes Filles de la Charité, qui après avoir beaucoup souffert dans les services qu’elles rendaient aux pauvres, ayant enfin offert leur vie à Dieu en holocauste de suavité avec un courage qui surpassait leur sexe, participèrent à la même couronne
Mais pendant que M. Vincent employait ses soins pour assister les pauvres de ces côtés-là, Dieu lui préparait un nouveau sujet pour étendre les exercices de sa charité: car il arriva que les armées approchèrent de Paris, et firent un étrange ravage dans tous les villages et lieux circonvoisins. Et comme on eut rapporté à ce père des pauvres, que les habitants du bourg de Juvisy; et des environs étaient dans un déplorable état pour le corps et pour l’âme, il y envoya aussitôt un de ses prêtres avec des aumônes pour distribuer aux plus nécessiteux. Lorsqu’on eut appris que la désolation était générale, et que de tous côtés les habitants des villages, après avoir été pillés et maltraités par les soldats, étaient pour la plupart réduits à une très grande et presque extrême nécessité; plusieurs personnes de condition et de piété de l’un et de l’autre sexe, touchées de Dieu et portées d’une charité vraiment chrétienne, se joignirent à M. Vincent pour secourir ces pauvres affligés: et considérant que ce secours ne se pouvait exécuter qu’avec des dépenses très grandes qu’il eût fallu faire, pour fournir toutes les choses nécessaires à ceux qui avaient été dépouillés de tout ce qu’ils avaient; la charité qui est ingénieuse, ou plutôt le Dieu de charité, leur suggéra une pensée: celle de faire un magasin charitable, dans lequel on inviterait un chacun de porter, ou envoyer les meubles, habits, ustensiles, provisions et autres choses semblables qui leur seraient superflues, ou qu’ils pourraient plus facilement donner que de l’argent, qui se trouvait alors fort court en la plupart des familles.
Nous ne devons pas omettre ici, que c’est particulièrement à M. du Plessis-Montbart, dont la vertu et le zèle s’est signalé en beaucoup d’autres rencontres, qu’on a l’obligation de ce charitable et admirable dessein; car c’est lui qui dressa le plan de ce magasin charitable et qui proposa les moyens de le rendre utile et fructueux; de quoi il sera amplement parlé en la seconde partie.
Or ce fut de ce merveilleux magasin, comme d’une source inépuisable de charité, qu’on a tiré pendant six ou sept mois toutes sortes de secours pour ces pauvres, c’est à savoir des habits, du linge, des meubles, des ustensiles, des outils, des drogues pour composer les remèdes, de la farine, des pois, du beurre, de l’huile, des pruneaux ,et autres choses nécessaires à la vie; et même des ornements, calices, ciboires, livres et autres meubles et linges sacrés pour en fournir les églises qui avaient été pillées: toutes ces choses étaient envoyées en certains lieux de la campagne, d’où elles étaient après distribuées avec ordre et mesure: Les Missionnaires allaient chaque jour de village en village avec des bêtes chargées de vivres et de hardes, pour les départir selon le besoin d’un chacun; à quoi on ajoutait encore la distribution journalière des potages, qui ont sauvé la vie à un nombre presque innombrable de pauvres faméliques qui ne savaient où trouver du pain.
Les travaux des Missionnaires furent si grands dans ces voyages et dans ces services qu’ils rendaient aux pauvres, et les maladies qu’ils y contractèrent si malignes, qu’il y en eut quatre ou cinq qui en moururent, et plusieurs autres en furent malades fort longtemps Mais quoique M. Vincent ressentît vivement les incommodités, et la mort de ces bons Missionnaires qu’il chérissait tendrement, comme ses enfants spirituels; néanmoins il louait et bénissait Dieu de les voir travailler et souffrir pour les membres de Jésus-Christ avec tant de courage, et finir ainsi glorieusement leur vie dans le champ de bataille, et s’il est permis de dire, les armes à la main; sachant bien que mourir de la sorte, ce n’est pas mourir, mais plutôt cesser de mourir pour commencer une meilleure et plus heureuse vie, dans la possession parfaite de Celui qui est la source, et le principe de la vraie vie.
Outre ces assistances qu’on rendait aux pauvres habitants des villages hors de Paris, on eut aussi soin de plusieurs d’entre eux qui, fuyant devant les armées, vinrent se réfugier à Paris; il y eut surtout un grand nombre de femmes et de filles, et même de religieuses qui se trouvèrent d’abord dans une grande nécessité, lesquelles on fit retirer en des lieux assurés. Ce furent quelques-unes des dames de la charité que Monsieur Vincent convia de s’appliquer à ce charitable office, et qui, après les avoir départies en diverses bandes, logèrent chaque bande en une maison. Pendant le temps qu’elles y furent retirées, outre la nourriture et les autres nécessités du corps qui leur étaient fournies, on se servit de cette occasion pour leur faire en chaque lieu comme une petite mission; tant pour les instruire des choses nécessaires au salut que plusieurs d’entre elles ignoraient, que pour les disposer à faire de bonnes confessions générales, et se mettre en état d’offrir a Dieu pour la paix et tranquillité du royaume des prières qui méritassent d’être exaucées. On pourvut aussi particulièrement à la retraite des religieuses selon les avis de M. Vincent, lequel écrivant en ce temps-là sur le sujet de toutes ces misères à un docteur en théologie de la Faculté de Paris, qui était pour lors à Rome, lui parle en ces termes:
« Je ne doute pas que vous ne soyez averti de toutes choses. Je vous dirai seulement, au sujet de la descente solennelle de la châsse de sainte Geneviève, et des processions générales qu’on a faites pour demander à Dieu la cessation des souffrances publiques par l’intercession de cette sainte, qu’il ne s’est jamais vu à Paris plus grand concours de peuple, ni plus de dévotion extérieure.
« L’effet de cela a été qu’avant le huitième jour, le duc de Lorraine qui avait son armée aux portes de Paris, et qui était lui-même dans la ville, à décampé pour s’en retourner en son pays, ayant pris cette résolution sur le point que l’armée du roi allait fondre sur la sienne. On continue aussi depuis à traiter de la paix avec les princes,et l’on espère d’autant plus de la bonté de Dieu qu’elle se fera, qu’on tâche d’apaiser sa justice par les grands biens qui se font maintenant dans Paris, à l’égard des pauvres honteux, et des pauvres gens de la campagne qui s’y sont réfugiés. On donne chaque jour du potage à quatorze ou quinze mille qui mourraient de faim sans ce secours: et de plus, on a retiré les filles en des maisons particulières, au nombre de huit à neuf cents, et l’on va enfermer les pauvres religieuses réfugiées qui logent par la ville, et quelques-unes même ( comme l’on dit ) en des lieux suspects dans un monastère préparé pour cet effet, où elles seront bien gouvernées. Voilà bien des nouvelles, Monsieur, contre la petite maxime où nous sommes de n’en point écrire: mais qui pourrait s’empêcher de publier la grandeur de Dieu et ses miséricordes, etc. »
Il ne faut pas ici omettre que ces distributions de potages se faisaient presque toutes par les Filles de la Charité, et cela par les soins et aumônes des dames de la compagnie de la Charité, qui ont toujours eu une très bonne part à toutes ses grandes œuvres. Or, comme ces pauvres réfugiés étaient séparés en divers endroits de Paris, surtout dans les faubourgs; M. Vincent prit un soin particulier de la nourriture et de l’instruction de ceux qui se trouvèrent dans les quartiers proches de Saint-Lazare, au nombre de sept à huit cents; il les faisait venir tous les jours le matin et l’après-dînée, pour leur distribuer la nourriture, et pour leur faire par ce moyen les mêmes instructions et exercices qui se pratiquent dans les missions: Après la prédication on faisait entrer les hommes et les garçons dans le cloître de Saint-Lazare, et les ayant divisés en neuf ou dix bandes ou académies, il y avait un prêtre en chacune pour les instruire, pendant que d’autres prêtres travaillaient à instruire les femmes et les filles dans l’église. M. Vincent voulut prendre part à ce travail, et faire aussi lui-même le catéchisme à ces pauvres .
Il a plu à Dieu donner une telle bénédiction sur toutes ces charitables entreprises commencées par les soins et par les avis de M. Vincent, qu’elles ont toujours été continuées avec le même zèle en diverses occasions qui se sont depuis présentées, même après le décès de ce grand serviteur de Dieu; lequel, comme un autre Elie, semble avoir laissé son esprit non seulement à sa sainte Congrégation, mais aussi à toutes ces personnes vertueuses qui ont été pendant sa vie unies avec lui dans les exercices des œuvres de charité. Cela s’est vu au commencement de l’année 1661, auquel temps il se trouva un très grand nombre de pauvres personnes réduites en une extraordinaire nécessité, à l’occasion de la défense des dentelles, dont le travail leur fournissait auparavant de quoi vivre; comme aussi à cause de la grande cherté du blé: Et outre cela vers le mois de juillet et d’août de la même année, une certaine maladie maligne et en quelque façon contagieuse, se répandit presque universellement en tous les lieux de la campagne; ce qui empêcha une partie des pauvres peuples de faire la moisson qui fut encore fort chétive, et ainsi la cherté du pain et des autres vivres augmenta notablement. MM. les grands-vicaires de Paris envoyèrent plusieurs prêtres de la Congrégation de la Mission presque par tout le diocèse, pour reconnaître la nécessité des lieux et en faire un rapport assuré. Ils trouvèrent plus de huit mille malades en quatre-vingts parroisses qu’ils visitèrent, et d’autres ailleurs à proportion, dont la plupart étaient sans aucune assistance, les familles entières étant atteintes de ce mal, et la disette des vivres étant très grande partout: en suite de cela, suivant les mêmes ordres qui s’observaient du vivant de M. Vincent, on fit porter et distribuer des vivres et des remèdes de tous côtés par les soins des dames de la Charité, et avec le secours des aumônes qu’elles donnaient ou qu’elles recueillaient par leurs quêtes .
Et comme la famine fut très grande à la fin de ladite année 1661 et pendant l’année suivante, non seulement aux environs de Paris, mais aussi en plusieurs provinces, comme dans le Maine, le Perche, la Beauce, la Touraine, le Blaisois, le Berry, le Gâtinais et autres; ces mêmes dames, faisant revivre en leurs cœurs le même esprit qui animait M. Vincent et qui lui faisait embrasser l’assistance de toutes sortes de pauvres avec une charité infatigable, entreprirent de secourir ces pauvres affamés, et leur envoyer de quoi se nourrir, ce qu’elles ont heureusement exécuté: Dieu ayant béni leurs soins, et multiplié leurs charités en telle sorte, qu’elles ont sauvé la vie, par le moyen des Missionnaires de M. Vincent, à un très grand nombre de pauvres créatures de tout âge, sexe, et condition, qui eussent péri sans leurs assistances. Et les aumônes qui ont été faites pour cela depuis l’année 1660 en laquelle est mort M. Vincent jusqu’à l’année courante 1664 se sont trouvées monter à plus de cinq cent mille livres.