La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre premier, Chapitre IX

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Louis Abelly · Year of first publication: 1664.
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Monsieur Vincent se retire secrètement de la maison de Gondy, et y retourne quelque temps après.

Les succès pleins de bénédiction que Dieu donnait à ces emplois charitables de M. Vincent augmentaient de plus en plus l’opinion qu’on avait de sa vertu; il était regardé de ceux qui le connaissaient comme un homme rempli de l’esprit de Dieu; et pour cela M. le Général des galères et Madame concevaient une estime toujours plus grande de sa personne, dont il ne se pouvait qu’ils ne lui fissent paraître quelques marques dans les occasions; ce qui était un supplice à son humilité, qui ne cherchait qu’à s’abaisser et se tenir dans l’avilissement; de sorte que ne voyant point d’autre remède, il se résolut, à l’exemple de plusieurs grands saints, de s’enfuir pour éviter ce dangereux écueil de la vaine gloire, qui a souvent causé un triste naufrage aux âmes les plus vertueuses, lorsqu’elles avaient le vent en poupe, et qu’elles se promettaient de faire une plus heureuse navigation.

« Moïse, comme remarque saint Ambroise, s’enfuit de la cour du roi Pharaon, de peur que le bon traitement qu’il y recevait ne souillât son âme, et que la puissance et l’autorité qui lui avaient été données ne fussent un lien qui le retînt attaché: il s’enfuit, non par défaut de résolution ou de courage, mais pour trouver le sentier assuré de l’innocence, pour se mettre dans le chemin de la vertu et s affermir dans la piété.»

Quoique la maison de M. le général fût une des mieux réglées de la Cour, et que M. Vincent n’y vît aucune chose qui fût contraire à la vraie pieté, l’honneur néanmoins et tous les témoignages d’affection qu’il y recevait, et l’estime qu’on faisait de sa vertu, lui donnaient beaucoup de peine; il craignait que le grand crédit qu’il avait acquis sur les esprits dans cette illustre famille ne fût un piège qui le retînt, et qui l’empêchât de s’avancer dans la perfection de son état; ce fut pourquoi, fermant les yeux à tous les sentiments de la nature et à tous les intérêts du siècle, il se résolut de s’en retirer pour se donner plus parfaitement à Dieu.

Il y avait encore une autre raison qui le portait à cette retraite: c’est que Madame la Générale, ayant reçu de grandes et notables assistances de lui pour le soulagement de son esprit, qui était fort travaillé de scrupules et peines intérieures, dans lesquelles Dieu l’exerçait, pour joindre la couronne de la patience à celle de la charité, avait conçu un tel surcroît d’estime et de confiance envers M. Vincent, que cela fit naître en elle une crainte de le perdre, et de n’en trouver jamais un semblable, qui eût lumière et grâce comme lui, pour tenir en paix sa conscience, adoucir les peines de son esprit, et la conduire dans les voies assurées de la vraie et solide vertu: et cette crainte vint tellement à s’augmenter, qu’elle ne pouvait souffrir que difficilement son absence; et quand la nécessité des affaires l’obligeait à quelque voyage, elle en était en inquiétude, appréhendant que la chaleur ou quelque autre accident ne lui causât quelque maladie ou incommodité. Cela était à la vérité une imperfection en cette dame, quoique d’ailleurs fort vertueuse; et dès que M. Vincent s’en aperçut, il tâcha d’y remédier. Pour cet effet il l’obligea même de se confesser quelquefois à un Père Récollet, qui était très expert en la conduite des âmes, duquel il jugeait qu’elle demeurerait satisfaite; et lui ayant fait avouer qu’en effet il l’avait fort consolée, il se servit de cette expérience pour la convaincre que Dieu la conduirait heureusement aussi bien par un autre que par lui, si elle mettait son unique confiance en son infinie bonté.

Mais tout cela n’eut pas assez de force pour lui ôter l’impression de la nécessité qu’elle croyait avoir, qu’un homme comme lui, véritablement charitable et prudent, demeurât auprès d’elle, pour y avoir recours dans ses besoins, particulièrement lorsqu’elle se trouvait aux champs, ou, ayant plusieurs terres, elle était obligée d’aller souvent, et d’y passer une partie de l’année, et ou elle ne pouvait se résoudre de découvrir ses difficultés a un prêtre de village. M. Vincent donc, la voyant dans une telle disposition, et ne pouvant souffrir qu’aucune personne eût la moindre attache a sa conduite particulière; et d’ailleurs ayant une grande peine de voir l’estime qu’on faisait d’un misérable tel qu’il se croyait et disait, et craignant que cet excès de confiance ne fût un empêchement au vrai bien de cette âme! qui d’ailleurs était très vertueuse, et qui cherchait bien purement Dieu; et qu’au lieu de lui aider, il ne servît d’obstacle à son avancement dans le chemin de la perfection, il prit résolution de se retirer; et comme il n’était entré en cette maison que par la persuasion du R. P. de Bérulle, il le fut trouver, et le pria d’agréer qu’il en sortît; sans lui en dire aucune autre raison, sinon qu’il se sentait intérieurement pressé de Dieu d’aller en quelque province éloignée, s’employer à l’instruction et au service des pauvres gens de la campagne; ce que le R.P. de Bérulle n’improuva pas, reconnaissant en M. Vincent un esprit qui allait si droitement à Dieu, et qui était si fort éclairé de sa grâce, qu’il ne jugeait pas lui pouvoir conseiller rien de meilleur que ce que lui-même lui proposait.

Il sortit donc de la maison de Gondy au mois de juillet de l’année 1617, prenant pour prétexte un petit voyage qu’il avait à faire, et quoiqu’il vit bien qu’on ferait divers jugements à son désavantage de s’être retiré de la sorte, et même qu’on le taxerait d’ingratitude après tant d’honneurs et de bons traitements qu’il avait reçus en cette maison; ce qui sans doute lui était très sensible, ayant un cœur tout à fait porté à la reconnaissance; il passa néanmoins pardessus toutes ces considérations, et, renonçant à ses propres intérêts, s’exposa volontiers à tous ces inconvénients, pour être fidèle à Dieu, et pour procurer (quoique par un moyen qui paraissait fort extraordinaire) le plus grand bien spirituel de cette vertueuse âme qui s’était confiée à sa conduite, lui montrant par son propre désintéressement, qu’il ne fallait s’attacher qu’à Dieu seul.

Le R.P. de Bérulle, voyant M. Vincent résolu à cette sortie, sans aucun dessein particulier du lieu où il se devait retirer, lui proposa d’aller travailler en quelque lieu de la Bresse, où il y avait une grande disette d’ouvriers évangéliques, et lui désigna particulièrement la paroisse de Châtillon-les-Dombes, où son zèle pourrait faire une abondante moisson. Monsieur Vincent, suivant cet avis, s’en alla en ce lieu de Châtillon, et y étant arrivé, une des premières choses qu’il fit, ce fut de porter cinq ou six ecclésiastiques qu’il y trouva’ a se mettre ensemble en quelque sorte de communauté, pour se donner par ce moyen plus parfaitement au service de Dieu et de son l’Eglise; ce qu’ils firent à sa persuasion, et ont continué de faire longtemps après, avec une très grande édification de toute la paroisse: il s’appliqua ensuite a travailler avec son zèle ordinaire à l’instruction du peuple et à la conversion des pécheurs, par des catéchismes et exhortations publiques et particulières, qu’il fit avec un très grand fruit; il n’oublia pas les malades et les pauvres, les visitant et leur procurant toutes sortes de consolations et d’assistance, et s’employa (comme nous dirons ci-après) même avec grande bénédiction à la réduction de quelques hérétiques.

On ne savait encore rien de tout ceci en la maison de M. le Général des galères; car M. Vincent n’avait communiqué son dessein, à Paris, qu’à une ou deux personnes de confiance: de sorte que quelque temps après qu’il fut arrivé à Châtillon, il crut être obligé d’en donner avis à M. le général, qui était pour lors en Provence; et pour cet effet il lui écrivit une lettre, par laquelle il le suppliait d’agréer sa retraite, puisqu’il n’avait pas, disait-il, assez de grâce et de capacité pour l’instruction de Messieurs ses enfants. Il ajouta qu’il n’avait pas dit à Madame ni à personne de la maison, le dessein qu’il avait de n’y pas retourner. Cette nouvelle si imprévue affligea grandement ce bon seigneur, qui en fit aussitôt part à Madame sa femme, à laquelle il déclara la peine qu’il en avait reçue par une lettre qu’il lui écrivit, dont voici les propres termes:

«Je suis au désespoir d’une lettre que m’a écrite M. Vincent, et que je vous envoie pour voir s’il n’y aurait point encore quelque remède au malheur que ce nous serait de le perdre. Je suis extrêmement étonné de ce qu’il ne vous a rien dit de sa résolution, et que vous n’en ayez point eu d’avis. Je vous prie de faire en sorte par tous moyens que nous ne le perdions point; car quand le sujet qu’il prend serait véritable, il ne me serait de nulle considération: n’en ayant point de plus forte que celle de mon salut et de mes enfants, à quoi je sais qu’il pourra un jour beaucoup aider, et aux résolutions que je souhaite plus que jamais pouvoir prendre, et dont je vous ai bien souvent parlé; je ne lui ai point encore fait de réponse, et j’attendrai de vos nouvelles auparavant. Jugez si l’entremise de ma sœur de Ragny, qui n’est pas loin de lui, sera à propos; mais je crois qu’il n’y aura rien de plus puissant que M. de Bérulle. Dites-lui que, quand bien même M. Vincent n’aurait pas la méthode d’enseigner la jeunesse, qu’il peut avoir un homme sous lui; mais qu’en toutes façons je désire passionnément qu’il revienne en ma maison, où il vivra comme il voudra, et moi un jour en homme de bien, si cet homme-là est avec moi.»

Cette lettre est du mois de septembre 1617, et ce fut le jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix que Madame la reçut, et qu’elle apprit le lieu et la résolution où était M. Vincent; ce qui lui fut vraiment une croix bien affligeante, et un glaive de douleur qui lui pénétra si avant dans l’âme, que, depuis qu’elle eut appris cette nouvelle, elle ne cessait de pleurer, et ne pouvait ni manger ni dormir. Voici ce qu’elle fit connaître de ses sentiments à une personne de confiance, en lui déchargeant un jour son cœur sur ce sujet:

«Je ne l’aurais jamais pensé, dit-elle; M. Vincent s’était montré trop charitable envers mon âme pour m’abandonner de la sorte. Mais Dieu soit loué, je ne l’accuse de rien, tant s’en faut, je crois qu’il n’a rien fait que par une spéciale providence de Dieu, et touché de son saint amour. Mais, de vérité, son éloignement est bien étrange; je confesse de n’y voir goutte; il sait le besoin que j’ai de sa conduite, et les affaires que j’ai à lui communiquer; les peines d’esprit et de corps que j’ai souffertes, manque d’assistance; le bien que je désire faire en mes villages, qu’il m’est impossible d’entreprendre sans son conseil. Bref, je vois mon âme en un très pitoyable état. Vous voyez avec quel ressentiment Monsieur le général m’a écrit: que mes enfants dépérissent tous les jours; que le bien qu’il faisait en ma maison et à sept ou huit mille âmes qui sont en mes terres ne se fera plus. Quoi ! ces âmes ne sont-elles pas aussi bien rachetées du sang précieux de Notre-Seigneur que celles de Bresse ? Ne lui sont-elles pas aussi chères ? De vrai, je ne sais comme M. Vincent l’entend; mais cela me semble assez considérable pour faire mon possible de le ravoir. Il ne cherche que la plus grande gloire de Dieu, et je ne le désire pas contre sa sainte volonté. Mais je le supplie de tout mon cœur de me le redonner; j’en prie sa sainte Mère, et je les en prierais encore plus fortement, si mon intérêt particulier n’était pas mêlé avec celui de Monsieur le Général, de mes enfants, de ma famille et de mes sujets.»

Voilà quels étaient les sentiments de cette vertueuse Dame, laquelle, voulant employer les moyens les plus efficaces pour parvenir à ce qu’elle prétendait, pria beaucoup Dieu et le fit prier à cette même fin par toutes les bonnes âmes qu’elle connaissait. Elle recommandait aussi cette affaire aux prières des principales communautés religieuses de Paris. Elle alla trouver plusieurs fois tout éplorée le Révérend Père de Bérulle; elle lui ouvrit son cœur, et lui déclara la grande peine et affliction où elle se trouvait; ses larmes et ses raisons pressantes firent assez connaître à ce grand serviteur de Dieu le besoin qu’elle avait de la présence et du conseil de M. Vincent; de sorte que, répondant a la demande qu’elle lui avait faite, il lui dit qu’elle pouvait en sûreté de conscience faire tout son possible pour obliger Monsieur Vincent de revenir en sa maison; car il voyait qu’au milieu de ses plus fortes angoisses, elle conservait toujours dans son cœur une résignation absolue au bon plaisir de Dieu, ne voulant pour quoi que ce fût aller en aucune façon contre ses ordres; et pour la consoler davantage, il lui fit espérer de s’employer lui-même envers M. Vincent, pour lui persuader de revenir: ce qui soulagea beaucoup son esprit et lui fit dire ensuite que Monsieur de Bérulle était l’homme du monde le plus consolant. Elle ne pouvait pourtant ôter de son esprit la crainte de perdre M. Vincent; car, disait-elle, il n’est pas homme à avoir fait le coup à demi, il a prévu tout ce que je pourrais dire ou faire, et s’est résolu avant que de partir. Cela néanmoins n’empêcha pas qu’elle n’employât tous les moyens dont elle put s’aviser pour convier et obliger M. Vincent à revenir: elle lui écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qu’elle faisait voir au R. P. de Bérulle; elle lui envoya celle de M. le Général et le pria de bien peser le grand désir qu’il témoignait avoir de son retour, en telle condition qu’il lui plairait; et se plaignant a lui en l’une de ses lettres, elle dit ces paroles, qui font encore particulièrement connaître les dispositions de son esprit à son égard.

«Je n’avais pas tort, lui dit-elle, de craindre de perdre votre assistance comme je vous ai témoigné tant de fois, puisqu’en effet je l’ai perdue: l’angoisse ou j’en suis m’est insupportable sans une grâce de Dieu tout extraordinaire que je ne mérite pas. Si ce n’était que pour un temps, je n’aurais pas tant de peine; mais quand je regarde toutes les occasions où j’aurai besoin d’être assistée, par direction et par conseil, soit en la mort, soit en la vie, mes douleurs se renouvellent. Jugez donc si mon esprit et mon corps peuvent longtemps porter ces peines. Je suis en état de ne rechercher ni recevoir assistance d’ailleurs, parce que vous savez bien que je n’ai pas la liberté pour les besoins de mon âme avec beaucoup de gens. Monsieur de Bérulle m’a promis de vous écrire, et j’invoque Dieu et la sainte Vierge de vous redonner à notre maison, pour le salut de toute notre famille et de beaucoup d’autres, vers qui vous pourrez exercer votre charité. Je vous supplie encore une fois, pratiquez-la envers nous, pour l’amour que vous portez à Notre-Seigneur, à la bonté duquel je me remets en cette occasion, bien qu’avec grande crainte de ne pouvoir pas persévérer. Si après cela vous me refusez, je vous chargerai devant Dieu de tout ce qui m’arrivera, et de tout le bien que je manquerai à faire, faute d’être aidée: Vous me mettrez en hasard d’être en des lieux bien souvent privée des sacrements, pour les grandes peines qui m’y arrivent, et le peu de gens qui sont capables de m’y assister. Vous voyez que Monsieur le général a le même désir que moi, que Dieu seul lui donne par sa miséricorde. Ne résistez pas au bien que vous pourrez faire aidant à son salut, puisqu’il est pour aider un jour à celui le beaucoup d’autres. Je sais que ma vie ne servant qu’à offenser Dieu, il n’est pas dangereux de la mettre en hasard; mais mon âme doit être assistée à la mort. Souvenez-vous de l’appréhension où vous m’avez vue en ma dernière maladie en un village; je suis pour arriver en un pire état: et la seule peur de cela me ferait tant de mal, que je ne sais si sans grande disposition précédente elle ne me ferait pas mourir.»

Avant de passer outre en ce récit, il faut faire un peu de réflexion sur la conduite admirable de Dieu envers les âmes qu’il veut élever à quelque excellent degré de vertu, en ce qu’il dispose tellement les diverses rencontres et accidents de leur vie, que tout contribue à leur avancement dans le chemin de la perfection: et ce qui fait paraître davantage la sagesse et la puissance de Dieu est que souvent il se sert des moyens qui semblent entièrement opposés à l’effet qu’il en veut faire réussir. C’était Dieu, sans doute, qui avait donné M. Vincent à Madame la Générale, pour lui servir d’un fidèle guide dans le pèlerinage de cette vie: le grand progrès qu’elle faisait dans le chemin de la vertu, et cette ardente charité qui allait tous les jours s’allumant de plus en plus dans son cœur et produisant au dehors de si merveilleux effets, étaient une marque bien certaine de la bénédiction que Dieu donnait à la conduite de son sage directeur, lequel, de son côté, trouvait tous les jours de nouvelles occasions de signaler son zèle et d’accroître le royaume de Jésus-Christ. Cependant, Dieu qui avait associé ces deux grandes âmes pour lui rendre de si grands services, et se sanctifier de plus en plus dans leurs exercices de piété et de charité, est celui-là même qui les sépare et les éloigne l’une de l’autre, et qui se sert néanmoins de cette séparation, qui semblait si contraire à la continuation de tous les biens qu’ils avaient commencés, et même si préjudiciable à cette vertueuse Dame; il s’en sert, dis-je, pour les disposer à recevoir de plus grandes grâces, et à pratiquer de plus excellentes vertus, et pour les rendre plus dignes instruments de sa toute-puissante miséricorde, afin de coopérer d’une manière plus fructueuse et plus remplie de bénédictions, au salut d’un très grand nombre d’âmes, comme il se verra en la suite de ce livre.

Dieu voulait que sa fidèle servante fît en cette rencontre plusieurs actes d’une héroïque résignation qu’elle lui offrît en sacrifice son Isaac, son appui, son conseil, sa consolation, enfin le secours qui lui semblait le plus nécessaire, non seulement pour sa perfection, mais aussi pour son salut; et réciproquement il voulait que M. Vincent eût occasion de faire plusieurs actes héroïques, d’un parfait détachement des personnes mêmes qui devaient lui être les plus chères selon Dieu, et auxquelles Dieu même l’avait engage, et comme attaché avec des liens d’une très pure et sincère charité. Il avait sans doute été obligé de faire un grand effort sur lui-même, lorsqu’il prit résolution de s’en séparer, et qu’il exécuta cette résolution sans leur en rien dire: mais il fut encore obligé d’en faire une autre non moindre quand il eut reçu cette lettre pour ne se pas rendre aux raisons, aux remontrances, aux prières et aux instances très pressantes qu’elle contenait. La peine et la détresse ou voyait cette âme, qui lui était si chère selon Dieu, le grand besoin qu’elle avait de son assistance, les termes qu’elle employait pour le supplier de ne la lui pas refuser, le ressouvenir de tous les témoignages d’estime, de respect, de bienveillance qu’il en avait reçus, eussent été capables de surprendre un esprit moins éclairé et d’ébranler un cœur moins uni à Dieu que celui de Vincent de Paul. mais comme il s’était donné parfaitement à Notre-Seigneur, et qu’il ne voulait agir que dans une totale dépendance de sa volonté, ayant lu cette lettre, la première chose qu’il fit, ce fut d’élever son esprit à Dieu, renouveler à sa divine Majesté les protestations d’une fidélité inviolable, lui faire un sacrifice de tous les sentiments et respects humains, demander sa lumière et sa grâce pour connaître et pour suivre ce qui lui était le plus agréable; et après avoir tout considéré, en sa présence, ne reconnaissant pas que Dieu demandât de lui qu’il changeât de résolution, ni qu’il retournât au lieu d’où il était sorti, il écrivit une réponse à Madame la générale, dans laquelle il lui représenta tout ce qu’il jugea de plus propre pour soulager sa peine, et la porter de plus en plus à se conformer aux ordres de la divine volonté.

Mais comme on avait assuré cette vertueuse Dame qu’elle pouvait en bonne conscience employer tous les moyens qui lui seraient possibles pour le retour de M. Vincent, cette lettre n’empêcha pas qu’elle ne fît jouer tous les ressorts dont elle put s’aviser pour fléchir son esprit. Elle obtint que plusieurs personnes de toutes sortes de conditions lui écrivissent, pour l’obliger de revenir: il se trouve des lettres de Messieurs ses enfants, de M. le Cardinal de Retz, son beau-frère, pour lors évêque de Paris, et d’autres de ses plus proches parents, des principaux officiers de sa maison, de plusieurs docteurs et religieux, et d’un grand nombre de personnes de condition et de piété, qui priaient et pressaient M. Vincent de retourner: Le R. P. de Bérulle lui en écrivit aussi, comme il avait fait espérer à Madame la Générale; mais ce fut d’un style digne de sa grande prudence et de son éminente piété: car il se contenta de lui exposer la peine extrême où se trouvait cette vertueuse Dame, et du mal dont elle était menacée, et le grand désir que M. le général avait de son retour, sans lui rien dire davantage de ce qu’il avait à faire sur ce sujet; laissant à sa discrétion et à sa charité de considérer si la volonté de Dieu lui était suffisamment manifestée, et de prendre la résolution qu’il jugerait lui être la plus conforme: tant il l’estimait capable de discerner lui-même les desseins de Dieu sur sa propre personne, et de les suivre sans autre conseil ni persuasion.

Enfin, comme toutes ces semonces si pressantes n’ébranlaient point encore l’esprit de M. Vincent, on lui envoya exprès, au mois d’octobre de la même année 1617, l’un de ses plus intimes amis; ce fut M. Du Fresnel, secrétaire de M. le Général, qui le vint trouver à Châtillon, et employa de si fortes raisons, qu’enfin il le mit en doute si Dieu se voulait servir plus longtemps de lui en ce pays-là. Et lui ayant représenté qu’il ne devait pas de lui-même se déterminer et résoudre en une affaire de cette importance, mais que pour mieux connaître ce que Dieu voulait qu’il fît, il fallait qu’à l’imitation du grand apôtre saint Paul, il allât vers Ananias, c’est-à-dire qu’il prît conseil de quelque personne sage et vertueuse; pour cet effet, il lui persuada de venir avec lui jusqu’à Lyon, où étant il s’adressa au Révérend Père Bence, supérieur de l’Oratoire, lequel, tout bien considéré, lui conseilla de retourner à Paris, et lui dit qu’en ce lieu-là il pourrait, avec les bons avis de ceux qui le connaissaient depuis longtemps, discerner avec plus de lumière et d’assurance quelle était la volonté de Dieu.

Ayant donc reçu ce conseil, il en écrivit à M. le Général, qui était à Marseille, et lui manda qu’il espérait dans deux mois faire un voyage à Paris, où l’on verrait ce que Dieu ordonnerait de lui; il écrivit aussi la même chose à Paris par la voie de M. Du Fresne, sans s’engager à aucune chose; et quelque temps après, étant à Châtillon, il reçut de M. le général la réponse suivante, du 15 octobre de la même année:

«J’ai reçu depuis deux jours celle que vous m’avez écrite de Lyon, où je vois la résolution que vous avez prise de faire un petit voyage à Paris sur la fin de novembre, dont je me réjouis extrêmement, espérant de vous y voir en ce temps-là, et que vous accorderez à mes prières et aux conseils de tous vos bons amis le bien que je désire de vous. Je ne vous en dirai pas davantage, puisque vous avez vu la lettre que j’écris à ma femme; je vous prie seulement de considérer qu’il semble que Dieu veut que par votre moyen le père et les enfants soient gens de bien, etc.»

M. Vincent partit de Châtillon, laissant à ceux qu’il quittait un très grand regret de se voir si tôt privés de toutes les assistances qu’ils recevaient de sa charité. Il arriva à Paris le 23 décembre, où, après avoir conféré avec le R. P. de Bérulle et quelques autres personnes fort éclairées; Enfin par leur avis il rentra chez M. le Général des galères, la veille de Noël, au grand contentement de toute la famille, et particulièrement de Madame qui le reçut comme un ange du Ciel, que Dieu lui renvoyait pour la conduire dans les voies assurées de son salut et de sa perfection. Et afin qu’elle ne fût plus inquiétée par la crainte qu’il ne la quittât une seconde fois, elle lui fit promettre qu’il l’assisterait jusqu’à la mort, comme il a fait, Dieu l’ayant ainsi voulu, pour donner commencement à la Congrégation de la Mission par le moyen de cette sainte Dame, comme il sera dit dans la suite de ce livre.

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