Livre Second
7. Il va à Marseille au secours des Forçats ; il se met à la chaîne en la place d’un Galérien
Quelqu’occupé qu’il fût alors du salut des pauvres de la campagne, il n’oubliait pas les forçats des Galères. Dès qu’il eut le loisir de respirer, il entreprit le voyage de Marseille. Son dessein était d’examiner s’il lui serait possible de faire pour eux à l’extrémité du Royaume, ce qu’il avait déjà fait dans la Capitale. Pour exprimer la difficulté de son entreprise, il suffit de dire qu’il avait à traiter avec les Galériens, dont plusieurs l’étaient depuis longtemps. Ce seul mot présente assez souvent l’idée d’une multitude de scélérats, qui ne détestent dans leur crime, que la peine dont il a été suivi ; que l’excès du châtiment rend insolents et furieux ; qui croient se dédommager par leurs blasphèmes contre Dieu, des mauvais traitements qu’ils reçoivent de la part des hommes ; qu’on va voir souffrir moins par esprit de compassion, que par curiosité ; que personne ne plaint, parce qu’ils continuent à mériter, autant qu’il est en eux, tout ce qu’ils endurent ; enfin, qui, semblables en quelque sorte à ces Anges de ténèbres, que Dieu punit avec tant de rigueur, changent de lieu et de climat, sans changer jamais de situation, parce qu’ils portent partout leur prison, leurs chaînes, et leurs mauvaises dispositions.
Il paraît par ce que nous allons dire, que Vincent ne voulut pas se faire connaître en arrivant à Marseille. Par là non seulement il évitait les hommes attachés à la dignité d’Aumônier Général, mais il prenait encore le moyen le plus sûr de se mettre parfaitement au fait de l’état des choses. Ainsi il avait des raisons pour garder l’incognito, et peut-être que la providence avait les siennes. En effet, des personnes dignes de foi ont déposé, que le saint prêtre allant de côté et d’autre sur les Galères, pour voir comment tout y allait, aperçut un forçat, qui touché plus que les autres, du malheur de sa condition, la souffrait aussi avec plus d’impatience, et qui surtout était inconsolable de ce que son absence réduisait sa femme et ses enfants à la dernière misère. Vincent fut effrayé du danger, auquel était exposé un homme, qui succombait sous le poids de sa disgrâce, et qui était peut-être plus malheureux que coupable. Il examina pendant quelques moments, comment il pourrait s’y prendre pour adoucir l’amertume de son sort. Son imagination, toute féconde qu’elle était en expédients, ne lui en fournit aucun qui le contentât. Alors saisi et comme emporté par un mouvement de la plus ardente charité, il conjura l’Officier, qui veillait sur ce canton, de trouver bon qu’il prît la place de ce forçat. Dieu permit que l’échange fut acceptée, et Vincent fut chargé de la même chaîne, que portait celui dont il procurait la liberté. On ajoute, et la bonne foi m’engage à avertir, que cette circonstance n’est appuyée que sur le témoignage d’un seul homme ; on ajoute, dis-je, que le saint, qui apparemment avait bien pris ses mesures, pour n’être pas connu, ne le fut effectivement que quelques semaines après ; et qu’il ne l’eût peut-être pas été si tôt, si la Comtesse de Joigni, étonnée de ne point recevoir de ses nouvelles, n’eût fait faire des recherches, auxquelles il était difficile qu’il échappât. On le découvrit enfin ; et on convint que depuis le temps de S. Paulin, qui se vendit lui-même pour racheter le fils d’une veuve, il ne s’était peut-être pas vu d’exemple d’une charité plus surprenante et plus héroïque.
Je sais qu’il y a des personnes également pleines et de lumières, et de respect pour la mémoire de S. Vincent, qui regardent ce fait comme impossible ; et qui ont quelque peine à souffrir qu’on le fasse entrer dans une vie, qui renferme assez de merveilles incontestables, sans qu’on y en mêle de suspectes. Mais si nous leur laissons la liberté d’en penser tout ce qui leur plaira ; elles doivent, ce me semble, nous laisser celle d’en porter un jugement différent du leur. Une critique sans bornes, n’est pas moins un défaut, qu’une crédulité excessive. D’ailleurs, que penser d’une critique, qui bien évaluée, se termine à dire : Cela n’est pas, parce que je ne puis concevoir que cela soit. Est-ce par des raisonnements de cette nature que l’on combat des faits, qui sont suffisamment établis ? M. Baillet sur ce principe nie l’esclavage de S. Paulin, contre l’autorité expresse de S. Grégoire, qui le rapporte. Malgré cela, il se trouvera toujours des gens (f) , qui en croiront S. Grégoire plutôt que M. Baillet. En général, et c’est une réflexion faite par un des plus savants hommes de l’Europe, à l’occasion du fait même que nous examinons, il est certain que quand Dieu veut faire éclater la vertu de ses saints, il sait bien trouver les moyens d’y réussir. Il ne faut donc pas commencer par nier, ce qui choque notre imagination, mais par examiner s’il est bien appuyé. Or l’action extraordinaire, dont nous parlons, était si connue dans toute la ville de Marseille, que le Supérieur des prêtres de la Mission, qui y furent établis plus de vingt ans après témoigne l’y avoir apprise de plusieurs personnes. Je la trouve encore attestée dans un ancien manuscrit, par le Sieur Dominique Beyrie parent de notre saint, lequel s’étant trouvé en Provence quelques années après que Vincent en fut sorti, en fut informé par un Ecclésiastique, qui lui parla aussi de l’esclavage du serviteur de Dieu en Barbarie. Enfin, M. Abelly nous apprend, qu’un des prêtres de Vincent de Paul, lui ayant une fois demandé s’il était vrai qu’il se fût mis autrefois en la place d’un forçat, et si l’enflure de ses pieds venait de la chaîne dont il avait été chargé, le serviteur de Dieu détourna ce discours en souriant, sans donner aucune réponse à sa demande. Ce silence seul paraîtra une démonstration à quiconque pensera sérieusement jusqu’où notre saint poussait l’humilité, et combien il était éloigné de permettre qu’on lui fît honneur du bien qu’il n’avait pas fait, lui qui écartait avec des précautions infinies le souvenir et l’idée de celui qu’il n’avait pu dérober aux yeux des hommes. Je prie le Lecteur de me pardonner cette digression : elle lui fera du moins sentir, que je ne donnerai jamais comme absolument certain, ce qui me paraîtra souffrir de la difficulté.
Vincent donna au soulagement et à la consolation des forçats presque tout le temps qu’il passa à Marseille ; et il faut avouer qu’ils avaient un extrême besoin de ses soins et de son activité. On trouvait, en entrant dans ces prisons flottantes, une partie de ce qui peut servir à former l’idée de l’enfer. On y voyait un tas de malheureux, qui souffraient en désespérés ; qui prononçaient le nom de Dieu, comme le prononcent les démons, c’est à dire, pour le déshonorer par leurs blasphèmes et leurs imprécations ; qui redoublaient leurs supplices, en maudissant la main de Dieu, qui les frappait ; et qui étaient plus accablés du poids de leurs péchés, qu’ils ne l’étaient du poids de leur chaînes. A la vue de ce spectacle, qui devrait toucher ceux mêmes qu’il ne surprend pas, le saint homme se sentit ému ; mais il ne se borna pas à une compassion qui coûte peu, et en attendant qu’il pût les exécuter, il fit sans délai tout ce qui dépendait de lui. Il allait de rang en rang comme un bon père, qui sent par contre-coup tout ce que souffrent des enfants tendrement aimés. Il écoutait leurs plaintes avec beaucoup de patience ; il compatissait à leurs peines ; il pleurait avec ceux qui pleuraient ; il baisait leurs chaînes, il les arrosait de ses larmes ; il joignait, autant qu’il lui était possible, l’aumône aux paroles, et par-là il s’ouvrait un chemin dans leurs coeurs. Il parla aussi aux officiers et aux comités, et il les engagea à traiter avec plus de ménagement des hommes, qui souffraient déjà assez. Ses soins ne furent pas inutiles. On vit plus d’humanité d’un côté, et plus de docilité de l’autre : l’esprit de paix commença à dominer, les murmures s’apaisèrent, les Aumôniers ordinairement purent parler de Dieu, sans être interrompus ; et ils comprirent que des forçats étaient susceptibles de vertu.