Livre Second
5. Vincent va voir les Galériens ; il est touché de leur situation ; il tâche d’y remédier. Louis XIII l’établit Aumônier général de ses Galères
Quoique les besoins des pauvres gens de la campagne fussent le grand projet du zèle et de la charité de S. Vincent, il ne s’y bornait pas. Tout ce qui était marqué au coin de la misère était de son ressort ; il lui était en quelque sorte dévolu. Il n’avait besoin ni de sollicitations, ni de prières importunes ; il allait au devant de tous les misérables ; il se hâtait de soulager ceux mêmes qui n’avaient jamais pensé à implorer son secours et sa protection. A peine était-il de retour des missions, que, pour se délasser des fatigues attachées à ce pénible ministère, il visitait les Hôpitaux et les prisons, et il rendait aux enfants de ces tristes lieux, tous les services qu’il pouvait leur rendre, ou par lui-même, ou par ses amis. Comme son inclination particulière le portait toujours du côté où il y avait plus de plaies à guérir, surtout quand ceux qui en étaient frappés, avaient quelque rapport à la maison de Gondi, il voulut savoir comment étaient traités les criminels, qui ayant été condamnés aux Galères, restent quelque temps à Paris, avant que d’être conduits à Marseille. On le fit entrer dans les cachots de la Conciergerie, et des autres prisons. Il est vrai qu’il s’attendait à trouver bien de la misère ; mais il en trouva beaucoup plus qu’il n’avait cru. Il vit, pour tout dire en deux mots, des malheureux enfermés dans d’obscures et profondes cavernes, mangés de vermine, atténués de langueur et de pauvreté, et entièrement négligés pour le corps et pour l’âme.
Un traitement si dur, si opposé aux règles du Christianisme, toucha vivement le S. prêtre. Il jugea bien que le remède à un si grand mal coûterait beaucoup, et demanderait de grandes précautions. D’un côté, il s’agissait de soulager un grand nombre de misérables ; de l’autre, il fallait adoucir leur état, sans les soustraire à la justice ; inspirer une crainte salutaire des jugements de Dieu, à des hommes, qui ne s’en étaient jamais occupés ; et apprendre à un peuple d’endurcis à sanctifier par l’amour et par la patience, ces mêmes souffrances qui les aigrissaient, et qui étaient pour eux une occasion aussi prochaine, que continuelle de blasphème, de fureur et de désespoir.
Heureusement pour eux, Vincent ne connaissait point de difficultés, quand il était question de procurer la gloire de Dieu, et de secourir les affligés : ou plutôt les difficultés ne servaient alors qu’à le rendre plus actif et plus empressé. Ainsi, sans perdre un moment, et encore tout ému des tristes objets qui l’avaient frappé, il en donna avis au Général des Galères ; il lui représenta que ces pauvres gens lui appartenaient, et qu’en attendant qu’on les conduisît au lieu qui leur était destiné, il était de sa charité de ne pas souffrir qu’ils demeurassent sans secours et sans consolation ; et comme les propositions générales ne servent le plus souvent à rien, surtout quand on les fait à des personnes accablées d’affaires, il proposa un moyen d’assister corporellement et spirituellement ceux en faveur desquels il parlait. M. de Gondi l’approuva, et il donna au serviteur de Dieu un plein pouvoir de l’exécuter.
Le saint homme ne différa pas : il loua une maison au Faubourg S. Honoré, il la fit préparer avec une diligence extrême, il y fit transporter, et il y réunit tous les forçats, qui étaient dispersés dans les différentes prisons de la ville. Comme cette bonne oeuvre n’avait d’autre fonds que celui de la providence, il mit en quelque sorte à contribution ceux de ses amis, qui étaient en état de fournir à la dépense. L’évêque de Paris entra dans ses vues, et par son (c) mandement du premier Juin de l’année 1618, il enjoignit aux Curés, aux Vicaires, et aux Prédicateurs de la même ville, d’exhorter les peuples à se prêter à une si sainte, et si grande entreprise. Les mouvements, que se donna Vincent de Paul, ne furent pas inutiles ; son exemple entraîna bien des gens, et il se vit en état, après avoir remédié à une partie des besoins du corps, d’entreprendre de soulager ceux de l’âme. Ils étaient grands ; mais l’assiduité et la patience viennent à bout de bien des choses. Le saint visitait souvent les Galériens ; il leur parlait de Dieu avec une force pleine de douceur. Il les instruisait des vérités de la Foi, et de leurs obligations. Il leur faisait sentir que, quelque involontaire que fussent leur peine, elles pouvaient être acceptées d’une manière qui les rendait méritoires. Il ajoutait que cette acceptation parfaite diminuerait leur amertume ; qu’après tout, elles dureraient peu, puisqu’elles devaient finir avec la vie, qui n’est pas longue ; et qu’à le bien prendre, il n’y a de vraies peines, que celles qui doivent punir le crime et l’impénitence pendant l’éternité.
Ces discours firent une grande impression sur des hommes, qui n’y étaient point accoutumés, et que les bons traitements qu’ils recevaient sans cesse, y rendaient encore plus attentifs. On vit éclater les marques d’une douleur sincère. Les confessions générales achevèrent avec le temps, ce que les exhortations avaient commencé. Et Vincent eut la consolation de voir peu à peu des hommes, qui souvent avaient oublié Dieu pendant une longue suite d’années, s’approcher des Saints Mystères avec une frayeur mêlée d’amour et de reconnaissance, et des dispositions capables d’édifier et d’animer des personnes déjà avancées dans la vertu.
Ce changement, qui annonçait d’une manière si sensible la force de la main du Très-Haut, fit beaucoup d’honneur à notre saint, et dans Paris, et à la Cour. On ne pouvait concevoir, ni comment un seul homme pouvait en faire subsister tant d’autres, ni par quelle adresse il avait pu captiver des coeurs naturellement farouches ; ni où il trouvait assez de forces pour soutenir, sans se reposer un moment, tant de fonctions si variées et si pénibles. En effet, le saint prêtre passait tous les jours un temps considérable auprès des forçats, et il leur rendait des services de toute espèce. Les maladies contagieuses, dont ils étaient quelquefois attaqués, ne le rebutaient pas ; il s’enfermait même avec eux, pour être plus à la portée de les consoler et de les secourir. Lorsque les autres affaires, dont il était chargé, l’appelaient ailleurs, il en laissait le soin à deux vertueux ecclésiastiques, dont l’un qui se nommait M. Belin, était chapelain de la maison de Gondi, pendant qu’elle séjournait à Villepreux ; et l’autre qui s’appelait M. Portail, et dont nous aurons occasion de parler plus d’une fois dans le cours de cette Histoire, était depuis plusieurs années attaché à Vincent de Paul, et toujours prêt à exécuter ses ordres. Ces deux prêtres, qui, à l’ombre du serviteur de Dieu, s’étaient remplis de son esprit et de ses maximes, logeaient dans ce nouvel Hôpital des forçats, ils y célébraient la Sainte Messe, et il y arrosaient chaque jour la semence, que notre saint avait si heureusement répandue. Il ne les laissait seuls que le moins de temps qu’il lui était possible. Son trésor était au milieu de cette terre nouvellement défrichée, son coeur l’y rappelait sans cesse.
M. de Gondi également surpris, et édifié du bel ordre, que notre saint avait établi parmi des hommes, qui n’en avaient jamais connu, forma le dessein de l’introduire dans toutes les Galères du Royaume. Il en parla au Roi, il donna à ce Prince une haute idée de la capacité, et du zèle de Vincent de Paul ; et il lui fit concevoir, que, pour peu que la Cour voulût l’autoriser, il ne manquerait pas de faire en bien des endroits, les mêmes biens qu’il avait déjà faits à Paris. Louis XIII qui avait beaucoup de piété, consentit volontiers à une proposition si juste ; et par un Brevet en date du huit Février 1619 il établit Vincent Aumônier Réal, ou Général de toutes les Galères de France. Nous parlerons ailleurs de cette dignité, dans laquelle le saint fut confirmé vingt-cinq ans après, à la sollicitation du Duc de Richelieu, qui avait succédé à Pierre de Gondi dans la Charge de Général des Galères.