La vie de Saint Vincent de Paul, instituteur de la Congrégation de la Mission et des Filles de la Charité (004)

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Pierre Collet, cm · Année de la première publication : 1748.
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Livre premier

4. Il est fait Esclave, vendu à trois maîtres; le dernier est un Renégat ; Vincent le convertit, s’embarque avec lui, et revient en Europe ; va à Rome ; ses occupations dans cette ville. Un Ministre du Roi le charge d’une affaire importante ; il revient en France.

colletComme il était sur son départ, et tout près à retourner par terre à Toulouse, un gentilhomme de Languedoc avec lequel il était logé, l’invita à prendre avec lui la voie de la mer jusqu’à Narbonne. On était au mois de juillet, la saison ne pouvait être plus belle ; le temps était propre à la navigation, et dès le jour même on comptait arriver au terme. Vincent se rendit à ces raisons et, partie par complaisance, partie pour abréger son voyage et en diminuer la dépense, il s’embarqua. Un vent frais eu bientôt fait disparaître les côtes de Marseille et il continua à être si favorable que tout l’équipage se crut de plus en plus en état de faire en un jour le trajet, qui est de cinquante lieues, et d’arriver de bonne heure à Narbonne. Dieu avait réglé les choses d’une manière bien différente ; et il n’est ni conseil ni prudence qui puisse tenir contre ses desseins. Le mal vint du côté contre lequel on était le moins en garde. La foire de Beaucaire, qui est une des plus belles du monde, ne faisait que commencer. Les richesses de l’orient que les marchands de l’Afrique et de l’Asie viennent y changer contre celles de l’Europe, font un appas pour les corsaires, et ils croisent, en ce temps plus qu’en aucun autre, le golfe de Lion, pour se saisir de tout ce qui peut être à leur bienséance. Ce fût par eux que Dieu voulut éprouver la fidélité de son serviteur. Trois brigantins Turcs attaquèrent le petit bâtiment sur lequel il était monté. Quoique la partie fût fort inégale, les Français ne jugent pas à propos de se rendre ; ils firent feu sur ces indignes pirates ; ils tuèrent cinq ou six forçats et un de ceux qui étaient à leur tête. Mais enfin la justice et le courage succombèrent sous la multitude ; et les Turcs, après avoir tué quelques-uns des nôtres, et blessé tout le reste, se rendirent maîtres de la barque qui les portait. Vincent, qui avait reçu un coup de flèche, dont il se sentait encore plusieurs années après, eut la douleur de voir mettre en pièces son pilote. Ce fut le premier acte de justice qu’exercèrent ses nouveaux maîtres. Ils enchaînèrent ensuite leurs prisonniers et, après avoir pensé très légèrement leurs plaies, ils poursuivirent leur pointe et continuèrent leur brigandage pendant sept ou huit jours, se contentant de dépouiller de leurs biens ceux qui se livraient à eux sans rendre de combat ; mais ôtant et les biens et la liberté à ceux qui s’efforçaient de leur résister. Enfin chargés de butin et de marchandises, ils prirent la route de Tunis, ville bâtie des débris de l’ancienne Carthage, et fameuse par la mort de S. Louis. Ce fut là qu’ils transportèrent leur prise. Pour empêcher qu’elle ne fût revendiquée par le Consul que le Roi de France a coutume d’entretenir dans ce pays barbare, ils présentèrent un procès-verbal de leur capture, qui portait qu’ils l’avaient faite sur un navire espagnol. Un mensonge ne coûte pas beaucoup à des corsaires et on ne s’avise guère à Tunis de l’approfondir, quand il ne fait tort qu’à des chrétiens : aussi nos pirates en furent crus sur leur parole, et ils ne pensèrent qu’à se défaire de leur marchandise : sous ce nom les hommes vont de pair avec les bêtes. La manière dont ils procèdent à la vente des esclaves, a quelque chose qui n’annonce pas mal à ceux-ci la rigueur de leur condition. Ils commencèrent, ce sont les propres termes de notre saint que je vais copier, parce qu’ils sont d’une simplicité charmante ; ils commencèrent par nous dépouiller de nos habits, ils donnèrent ensuite à chacun une paire de caleçons, un hoqueton de lin, avec une bonnette, et nous promenèrent par la ville de Tunis, où ils étaient venus expressément pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au col, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait bien manger, et qui non, et pour montrer que nos plaies n’étaient pas mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands vinrent nous visiter, tout de même qu’on fait à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter pour voir la force d’un chacun, et mille autres sortes de brutalités.

Vincent fut d’abord acheté par un pêcheur : mais celui-ci ayant bientôt reconnu que l’air de la mer était fort contraire à son esclave, il fut obligé de s’en défaire, et il le revendit un mois après à un vieux médecin chimiste. Le saint passa chez ce nouveau maître d’une extrémité à l’autre ; et au lieu qu’il était tous les jours sur la mer, avec son pêcheur, il se trouva chez son médecin obligé d’entretenir le feu de dix ou douze fourneaux. Il y avait cinquante ans que ce vieillard travaillait à la pierre philosophale ; et selon la méthode de ceux qui sont fortement occupés d’un objet, la chimie, et la conversion des métaux, revenaient dans tous ses entretiens. Vincent en parle comme d’un homme, qui savait des choses surprenantes en tout genre. Il faisait à force de ressorts parler une tête de mort, ce qui dans un pays grossier, lui donnait le relief d’un homme qui avait d’intimes communications avec Mahomet. Mais il savait quelque chose de meilleur et de plus avantageux, l’important secret de guérir à fond ceux qui étaient attaqués de la gravelle, et d’autres maladies semblables. Il traita toujours son captif avec beaucoup d’humanité : il lui offrit cent fois de partager avec lui ses biens et ses plus belles connaissances, à cette seule condition, qu’il renoncerait à l’évangile pour embrasser la loi du prophète des musulmans. Mais ce digne prêtre de J.-C. aima mieux porter ses chaînes que d’en être déchargé à ce prix ; et il n’eût compté pour rien la conquête du monde entier si, pour la faire, il eût fallu sacrifier son âme. Il mit en Dieu sa confiance, il redoubla ses prières, il s’efforça d’animer la tendre dévotion qu’il avait eue dès son enfance pour la sainte Vierge ; et plein d’espérance dans celui qui retire, quand il lui plaît, des portes de la mort ceux qu’il y a conduits, il ne se crut pas destiné à mourir dans une terre étrangère.

Il y avait déjà près d’un an (f) que ce second maître avait acheté Vincent de Paul, lorsque Achmet I (g) , informé de ses talents, lui donna ordre de se rendre à Constantinople, afin d’y travailler pour lui. Notre saint dut en être sensiblement affligé. Un esclave qui n’est pas absolument mal, ne peut guère gagner en changeant de maître. Il en perdait un qui était naturellement doux, modéré, et qui l’aimait beaucoup. L’infortuné médecin accablé sous le poids de sa propre réputation, qui l’obligeait de quitter sa patrie dans un âge avancé, mourut de chagrin dans son voyage. Il laissait un neveu à Tunis et, comme les esclaves font partie du bien de celui qui les possède, Vincent l’eut pour troisième maître. Mais ils ne demeurèrent pas longtemps ensemble. Il se répandit un bruit que M. de Brèves, Ambassadeur du Roi très chrétien, avait demandé au nom du Prince et obtenu du Grand Seigneur la liberté de tous les esclaves Français. Ce bruit qui, comme nous l’apprend un historien (h) de ce temps-là, était bien fondé, mit l’alarme chez les tunisiens. Ceux d’entre eux qui en eurent les premières nouvelles, se hâtèrent de se défaire de leurs esclaves. Vincent changea donc encore une fois de patron et la providence sembla le traiter avec plus de rigueur qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Il tomba entre les mains d’un renégat originaire de Nice en Savoie : c’est exprimer en deux mots le comble du malheur. En général les turcs n’aiment pas les chrétiens mais les apostats les détestent ; et ils sont leurs ennemis les plus cruels, parce qu’ils trouvent dans leur fidélité à Dieu une censure perpétuelle de leur infâme désertion.

Ce nouveau maître, ennemi de nature, comme l’appelle notre saint, l’amena en son temat ; c’est ainsi qu’on nomme le bien que l’on fait valoir comme fermier du Prince. Ce temat était situé sur la montagne, dans un lieu extrêmement chaud et désert. Vincent y travaillait à la terre, et il devait naturellement se croire plus que jamais éloigné de sa liberté. Elle était cependant plus prochaine qu’il ne pensait ; et la route qui semblait l’en écarter pour toujours, fut celle-là même dont Dieu se servit pour l’y conduire peu à peu. Le renégat avait trois femmes : l’une d’entre elles était grecque chrétienne, mais schismatique ; l’autre était Turque de naissance et de religion : Vincent ne qualifie point la troisième. Ce fut la seconde qui servit d’instrument à la miséricorde de Dieu. Elle aperçut dans la modestie et la patience de son esclave, quelque chose de grand à quoi elle n’était pas accoutumée. Elle allait assez souvent le voir dans la campagne ou il travaillait ; et comme elle était au moins aussi curieuse qu’une autre, elle lui faisait mille questions sur la loi des chrétiens, sur leurs usages, et leurs cérémonies. Un jour elle lui commanda de chanter.

Les louanges du Dieu qu’il adorait. Un homme plein de l’esprit des psaumes, et à qui les plus belles applications se présentaient d’abord, se souvint sans peine de ces touchantes paroles, que dictait la douleur aux enfants d’Israël, lorsqu’ils étaient captifs à Babylone, comme il l’était lui-même en Barbarie : comment dans l’abattement où nous sommes, pourrions-nous répéter ici les cantiques que nous chantions à Jérusalem ? comment chanterions-nous les louanges du Seigneur dans une région étrangère et barbare ? Quomodo cantibus canticum Domini in terra aliena ? Cette pensée fit couler les larmes des yeux de notre saint : il commença néanmoins à chanter le psaume : Super flumina Babylonis. Il continua par le Salve Regina ; et quelques autres chants semblables, dont la mahométane fut extrêmement frappée, il lui parla de la grandeur et de l’excellence de la religion chrétienne.

Cette femme s’en retourna chez elle charmée et surprise de ce qu’elle venait d’entendre. Elle déchargea son cœur à son mari ; elle lui dit sans détour, qu’il avait grand tort d’avoir quitté sa religion, que sur le récit que Vincent lui en avait fait, elle lui paraissait extrêmement bonne, et que le Dieu des chrétiens méritait bien de n’être pas abandonné. Votre esclave, ajouta-t-elle, m’a chanté aujourd’hui les louanges de ce Dieu, et j’ai pris tant de plaisir à l’entendre, que je ne crois pas que le paradis de nos Pères leur offre une joie plus sensible, que celle dont j’ai été pénétrée en l’écoutant. Ce discours n’avait rien de flatteur pour un apostat et un début de cette nature ne pouvait que l’aigrir. Mais si on est maître d’abandonner sa première vocation, on n’est pas maître d’étouffer les cris de sa conscience : et le pécheur le plus corrompu entend, malgré qu’il en ait, au dedans de lui-même, une voix importune, qui parle plus haut que celle qui frappe ses oreilles. Le savoyard confus ne répliqua rien. Mais dès le lendemain il s’ouvrit à Vincent ; il l’assura qu’il était prêt à se sauver avec lui, qu’il saisirait sans délai la première occasion de s’embarquer ; et qu’il arrangerait si bien les choses, qu’il espérait la trouver en peu de jours. Ce peu de jours dura dix mois entiers : mais enfin les moments de la providence arrivèrent. Le maître et l’esclave montèrent tous deux sur un petit esquif. L’entreprise était des plus hasardeuses : il fallait passer une partie considérable de la Méditerranée. Ils avaient tout à craindre sur une faible barque, également incapable ou de résister aux coups de la mer, ou de se défendre contre les Corsaires. Pour peu qu’ils eussent été poursuivis ou découverts, ils ne pouvaient éviter la mort. Le procès de deux hommes, dont l’un fait adjurer le mahométisme à l’autre, est bientôt fait : ou plutôt on commence à les empaler tous deux sans autre forme de procès. Tous ces dangers n’arrêtèrent pas nos voyageurs. Ils mirent leur sort entre les mains de Dieu ; ils invoquèrent celle à qui l’Eglise donne le nom d’Etoile de la mer ; ils comptèrent sur sa protection : leur espérance ne fut pas confondue, tout leur réussit ; dès le 28 de Juin, ils arrivèrent à Aigues-mortes, d’où ils se rendirent à Avignon.

Le renégat y donna toutes les marques de la plus sincère conversion ; et il fut réconcilié publiquement par le Vice-légat Pierre Montorio. Ce prélat qui n’attendait que les ordres de sa sainteté pour s’en retourner à Rome, retint auprès de lui jusqu’à son départ et Vincent et son ancien Patron : celui-ci, parce qu’il voulait le faire recevoir dans l’Hopital de S. Jean de Dieu (i) , où il avait fait vœu d’entrer pour faire pénitence ; et Vincent, parce qu’il avait conçu pour lui une estime singulière, et qu’il était bien-aise de lui en donner des marques : ils partirent quelque temps après pour cette Capitale du Monde Chrétien. Mais avant que d’entamer ce second voyage, nous ne nous pouvons nous dispenser de faire connaître comment on a connu le premier. Si l’histoire de la captivité de Vincent de Paul, a quelque chose qui pique la curiosité ; l’histoire, si je puis m’exprimer ainsi, de la manière dont on a découvert ce triste et glorieux esclavage, est bien capable de nourrir la piété et nous ne pourrions supprimer cet important morceau, sans dérober à notre saint une partie de sa gloire, et nous ôter à nous-mêmes la consolation de faire connaître jusqu’où il a poussé l’humilité, et combien il était supérieur à lui-même dans un âge plus mûr, lui que nous voyons déjà si grand dès le commencement de sa carrière.

Avant que Vincent de Paul partît d’Avignon pour Rome, il écrivit à M. de Commet le jeune, frère de ce célèbre Avocat, qui avait si tendrement aimé notre saint dès son enfance, et qui était mort quelque temps auparavant. Il le priait de lui envoyer ses lettres d’Ordre et de degrés ; et comme une absence aussi longue que la sienne, avait mis l’alarme chez tous ceux dont il était connu, il lui fit le détail de ses aventures et de son esclavage, tel que nous venons de le rapporter. Sa lettre fut plus de cinquante ans après trouvée entre plusieurs autres papiers, par un Gentilhomme d’Acqs, qui était neveu de M. de S. Martin. Ce gentilhomme qui connaissait l’étroite liaison de son oncle avec Vincent, la lui remit entre les mains. M. de S. Martin envoya une copie à son ancien ami ; bien persuadé que, selon la méthode de ceux qui sont dans un âge extrêmement avancé, il rajeunirait en lisant ses anciennes aventures

Quoique M. de S. Martin eût une haute idée de la vertu de Vincent, il n’en connaissait pas toute l’étendue. Il y avait plus de 40 ans que ce grand serviteur de Dieu ne trouvait de consolation que dans le mépris de lui-même, et l’observance rigoureuse de la plus profonde humilité. Exact presque jusqu’à l’importunité à publier et à exagérer ses plus petits défauts, il ne voyait que ses propres misères ; il découvrait des taches dans des actions où les autres n’apercevaient que des vertus. Tout ce qui lui rappelait le souvenir de ses travaux pour procurer la gloire de Dieu, lui était insupportable. Aussi dès qu’il reçu la copie de son ancienne lettre, il la jeta dans le feu ; et bientôt après il écrivit à M. de S. Martin, pour le supplier de lui envoyer l’original. Ce bon Chanoine ouvrit les yeux, et ne se pressa pas de consentir aux désirs de son ami. Vincent réitéra ses instances ; six mois avant sa mort, il fit une nouvelle tentative, mais si vive et si pressante, qu’il eût été difficile de tenir contre, si Dieu qui cherche la gloire de ses saints, à mesure qu’ils travaillent à s’obscurcir, n’eût dérangé ses mesures Je vous conjure, disait le saint dans sa lettre, par toutes les grâces qu’il a plu à Dieu de vous faire, de me faire celle de m’envoyer cette misérable lettre qui fait mention de la Turquie, je parle de celle que M. Dages a trouvée parmi les papiers de M. son père. Je vous prie derechef par les entrailles de J.C. Notre Seigneur, de me faire au plutôt la grâce que je vous demande.

Celui qui écrivais sous Vincent, et qui connaissait parfaitement ses allures, sentit d’abord qu’une lettre que ce S. homme redemandait avec tant d’ardeur, ne pouvait lui être désavantageuse ; il savait qu’en ce cas, bien loin de la supprimer, il eût plutôt travaillé à la répandre. Il jugea donc avec beaucoup de raison qu’elle renfermait quelque chose qui tournait à sa gloire et qu’il ne demandait l’original que pour le brûler, comme il avait déjà brûlé la copie, afin que personne n’en eût connaissance. C’est pourquoi il fit couler un billet dans la lettre même de notre saint, et il pria M. de S. Martin, d’adresser cette première lettre que Vincent lui redemandait, à quel qu’autre qu’à lui, s’il ne voulait pas qu’elle fut perdue. M. de S. Martin, qui savait qu’on désobéit que pour manifester les grâces et les miséricordes de Dieu sur eux, suivit exactement ce conseil. Il envoya cette lettre si souhaitée au Supérieur du Séminaire établi au Collège des Bons-Enfants. Celui-ci se donna bien de garde d’en avertir Vincent, qui en effet n’en a jamais rien su. Sans ce pieux artifice, ou nous ignorerions absolument, ou nous ne saurions que d’une manière très vague et très confuse l’esclavage de Vincent de Paul, la constance invincible qu’il y fit paraître, et la manière dont il en fut délivré

Cette précaution du saint à dérober au public la connaissance d’un événement si extraordinaire, doit passer pour la preuve la plus complète de l’éminent degré dans lequel il possédait la vigilance chrétienne, et le talent de modérer sa langue. Mille fois il a parlé, écrit et conféré des affaires et de la triste situation des Chrétiens captifs en barbarie : il n’a rien négligé pour leur procurer tous les secours qui dépendaient de lui ; il a porté à leur rendre service tous ceux qui étaient en état de le faire ; il a représenté avec toute l’énergie de son zèle l’affreuse situation où se trouvent ces membres affligés de J.C. dans ces fortes occasions il est comme impossible de n’ajouter pas, qu’on n’avance que ce que l’on a éprouvé soi-même. L’histoire de nos propres malheurs revient toujours, quand nous décrivons des malheurs semblables. Un discours fondé sur sa propre expérience, a même quelque chose de plus vif et de plus touchant. D’ailleurs, Vincent aurait pu donner à son récit cet air de piété dont il est si susceptible. Mais tous ces motifs ne purent le porter à rompre le silence ; et dans le procès-verbal de la béatification, il ne se trouve qu’un seul témoin (l) qui l’ait entendu parler de son esclavage. Il est même moralement sûr qu’il ne lui en avait entendu parler, que dans un temps où la mémoire était encore récente ; puisque M. Daulier, Secrétaire du Roi, qui savait d’ailleurs toute cette Histoire, a déposé juridiquement qu’il avait à dessein mis plusieurs fois Vincent sur les voies, en lui parlant ou de Tunis, ou de ceux qui y sont esclaves, sans pouvoir jamais tirer de lui une parole, qui eût rapport à sa captivité, ou qui pût même faire entendre que ce Pays ne lui était pas inconnu. Il le connaissait cependant assez bien ; et on ne peut douter que la connaissance qu’il en avait, n’ait été le principe du zèle avec lequel il s’efforça de secourir des malheureux qu’il avait vus gémir sous la pesanteur de leurs fers ; accablés sous le poids d’un travail qui passe leurs forces ; exposés aux plus cruels outrages, et ce qui est bien pis, au danger continuel de perdre la Foi, dénués de toute consolation, et réduits à pleurer pendant la nuit l’excès de leur malheur, parce que ce serait un crime que de le pleurer devant ceux qui en sont l’unique cause.

Mais il est temps de reprendre le fil de notre Histoire, et de retourner à notre saint, que nous avons laissé à Rome. Il s’efforça de sanctifier tous les moments qu’il devait passer dans cette ville célèbre, qui après avoir été si longtemps le centre de l’infidélité et de l’erreur, est aujourd’hui le centre de la Foi et de l’unité. Il mortifia la curiosité naturelle ; et elle ne fut piquée ni par ces Monuments superbes, qu’une longue suite de siècles, et la fureur des barbares semblent avoir respectés, ni par ces restes fastueux, dont les débris même annoncent encore la magnificence de l’ancienne Rome. Mais en récompense il accorda à sa piété, tout ce qui pouvait l’entretenir et l’augmenter. Il visita les Eglises, les catacombes, et tous les autres lieux, qui sont plus particulièrement l’objet de la vénération des Fidèles. Il avouait trente ans après dans une lettre qu’il écrivit à un prêtre de sa Congrégation, lequel demeurait à Rome, qu’il fut extrêmement consolé, ce sont ses propres termes, de se voir en cette ville maîtresse de la chrétienté, où est le chef de l’Eglise militante, où sont les Corps de S. Pierre et de S. Paul, et de tant d’autres martyrs et de saints illustres, qui ont autrefois versé leur sang, et employé leur vie pour J.C. et qu’il s’estimait heureux de marcher sur la terre où tant de grands saints avaient marché, et que cette consolation l’avait attendri jusqu’aux larmes.

Quelques douces que fussent ces saintes occupations pour un cœur, dont la piété était si tendre, Vincent ne s’y borna pas. Sa passion pour l’étude, que son esclavage avait suspendue, se réveilla ; et comme après avoir rempli ce qu’il devait à la religion et la bienséance, il lui restait assez de temps libre, il recommença à cultiver son esprit, et à étendre ses connaissances. Le vice-légat le logeait, lui donnait la table, et fournissait à son entretien. Il l’admirait de plus en plus, à mesure qu’il l’approfondissait ; il en parlait avec éloge à tous ceux à qui il avait occasion d’en parler : et ce fut cela même qui le lui fit perdre plutôt qu’il n’aurait voulu.

Il y avait alors à Rome plusieurs ministres français chargés auprès du Pape des affaires du Roi. Les principaux étaient le Marquis de Brèves, celui-là même qui, deux ans auparavant, avait pensé, sans le savoir, terminer l’esclavage de Vincent de Paul ; Denis de Marquemont Auditeur de Rote, et Charles de Gonzague Duc de Nevers, envoyé pour l’ambassade d’Obédience. Quelques-uns d’entr’eux, et peut-être tous ensemble, voulurent voir un homme dont le vice-légat disait tant de bien. Il parut, on l’entretint plusieurs fois, on le fonda, il fut goûté, on crut pouvoir s’ouvrir à lui ; et il fut chargé d’une expédition importante, qui demandait du secret, de la sagesse, et un homme, qui étant parfaitement instruit, pût en conférer avec le Roi, toutes les fois que ce Prince le jugeait à propos.

Vincent partit donc de Rome, et se trouva en France vers le commencement de l’année 1609. Il eut l’honneur d’entretenir le Roi autant de temps qu’en demandait l’affaire pour laquelle on l’avait envoyé. ce grand prince, qui savait très bien juger des qualités de l’esprit et du cœur, fut fort content de celles qu’il découvrit en lui ; et personne ne douta que pour peu qu’il fût attentif à faire sa cour, il ne fût bientôt récompensé. Mais Vincent avait des sentiments plus nobles et plus désintéressés ; et il aima mieux vivre pauvre entre les bras de la providence, que de s’exposer à l’air contagieux de la Cour pour devenir riche. Ainsi ceux qui ont cru qu’il fut nommé à l’Abbaye de S. Léonard de Chaume par Henri IV se sont trompés. Ce fut Louis XIII qui l’y nomma (m) sur la démission sur la démission de Paul Hurault de l’Hôpital, Archevêque d’Aix. Le saint homme se retira donc après avoir fait sa commission ; et fermant les yeux aux premières lueurs de la fortune, il attendit en paix que Dieu manifestât ses desseins sur lui. Il commença cependant à remplir cette vocation commune à tous les Chrétiens, qui consiste en partie à rendre au prochain tous les services qu’on peut lui rendre. Il prit un logement au faubourg de S. Germain, assez près de l’hôpital de la charité, qui y avait été établi (n) huit ans auparavant. Il y allait exactement visiter les malades, il leur faisait des exhortations touchantes, il les servait comme ses frères avec tout le ménagement possible. Cette charité, à laquelle on n’était pas fort accoutumé de son temps, servit dans la suite de règle et de modèle à bien des personnes, et surtout au célèbre M. Bernard surnommé le pauvre prêtre, qui en ce genre, et presque en tout autre, a fait des prodiges jusqu’au dernier moment de sa vie.

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