La charité de Mademoiselle Le Gras, qui s’est communiquée à des sujets si différents, ne pouvait pas oublier une compagnie, qui la touchait de plus près. Elle a regardé ses filles, comme des objets qui en étaient encore plus dignes ; et les ayant choisies pour être les ministres de sa charité, elle leur a voulu faire connaître les sentiments qu’elles devaient avoir pour le prochain, par ceux qu’elle leur a témoignés pour leurs personnes. Elle avait pour elles un coeur et des tendresses de mère. Après qu’elle les avait reçues et comme enfantées dans sa compagnie, elle prenait un soin particulier de les former dans son esprit ; s’appliquant elle-même à leur apprendre à lire ; à les dresser au service des pauvres ; et à les instruire dans les mystères de la foi, et dans les exercices de l’oraison, et de la piété chrétienne. Elle leur faisait régulièrement des conférences publiques toutes les semaines, pour les entretenir dans l’amour et la ferveur de leur profession ; et quoi qu’elle tâchait de leur parler simplement, elle ne pouvait s’empêcher de s’expliquer d’une manière forte et élevée et toujours avec une ardeur qui les pénétrait, et qui leur inspirait les affections dont elle était remplie.
Elle avait une douceur et une affabilité qui leur gagnait le coeur ; et elle leur donnait la liberté de lui parler, sans faire jamais paraître qu’elle en fût importunée, quoiqu’il fallût quitter ses prières, ou les autres emplois. lorsque plusieurs filles lui venaient parler en même temps de différentes affaires, elle leur répondait avec une tranquillité d’esprit toujours égale, sans leur dire aucune chose pour les presser de la laisser en repos, quoique quelquefois elle en fût incommodée. Et lorsque la maladie ne lui permettait pas de leur donner audience et de les entretenir, elle leur témoignait un visage si plein d’accueil et d’affection, qu’elles s’en retournaient toujours satisfaites.
Cette digne Supérieure joignait à l’amour qu’elle avait pour sa compagnie, une vigilance continuelle sur sa conduite. Elle observait exactement, si elles étaient toutes fidèles à leur règle ; et elle avait un soin particulier de celles qui étaient éloignées ; s’informant de leur état ; les gouvernant par ses lettres, dont elle entretenait avec elles un commerce ordinaire ; et leur faisant part des conférences qu’elle faisait à la communauté.
Si elle apprenait qu’une fille eût commis quelque faute, elle voulait être bien informée auparavant que de la reprendre : et lorsqu’elle s’y trouvait obligée, elle en usait avec les précautions que saint Augustin demande dans cette occasion. On ne peut mieux reconnaître, dit ce Père, si une personne est véritablement spirituelle, que lorsqu’en faisant correction à un pécheur, elle agit plutôt par le dessein de le délivrer de son péché, que de l’insulter : et elle pense plutôt à lui donner du secours et des remèdes, qu’à lui faire une injure ou un reproche. Et c’est ce que saint Paul nous apprend par ces paroles, si quelqu’un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de l’instruire dans un esprit de douceur, chacun de vous faisant réflexion sur soi-même, et craignant d’être tenté aussi bien que lui. Il faut donc, selon la doctrine de cet Apôtre, conserver dans le coeur la paix et l’amour, lorsque l’on veut corriger un autre, en considérant que l’on est exposé au même péril de tomber. Mais pour la manière de le faire s’il faut être doux, ou sévère dans ses paroles, il la faut mesurer sur sa conversion et son salut (Homélie sur l’épître aux Galates)
C’est la conduite que cette Supérieure a toujours tenue à l’égard de ses filles. Lorsqu’elle en corrigeait quelqu’une, elle faisait voir qu’elle n’agissait que par le seul motif de la charité. Au lieu de lui reprocher sa faute, elle l’excusait autant qu’il lui était possible, et s’en imputait même quelquefois la cause par une humilité extraordinaire. Elle tâchait de lui en inspirer la pénitence ; et lui en épargnait la confusion, l’avertissant en secret, et n’en parlant jamais sans une très grande nécessité, et encore à très peu de Soeurs, et aux plus discrètes. Elle savait prendre le temps et les dispositions propres pour faire recevoir ses avis ; elle employait la rigueur, ou la douceur selon qu’elle le jugeait à propos pour les esprits ; et elle corrigeait avec tant de prudence et d’amour, qu’elle faisait toujours trouver bon ce qu’elle disait, et qu’elle encourageait à mieux faire et à persévérer.
Lorsqu’elle savait que quelques-unes étaient tentées sur leur vocation, elle en regardait la perte, comme le plus grand malheur qui lui pouvait arriver ; elle employait toute sorte de moyens pour les soutenir dans leur faiblesse, et elle avait une grâce particulière de gagner leurs coeurs, et de les affermir.
Il fallait qu’elle se fit une extrême violence, quand elle était obligée d’en renvoyer : et lorsqu’on lui parla un jour de quelqu’une qui l’avait mérité par sa mauvaise conduite, elle fit cette réponse sage et charitable , qu’il y a bien à considérer quand on est chargé des âmes ! Pensez-vous, disait-elle, qu’il n’y ait qu’à pousser dehors ? ô qu’il y faut bien prendre garde !1
Elle en usait toujours dans ces occasions avec les précautions et les règles, qui lui avaient été marquées par Monsieur Vincent : et on ne les peut mieux apprendre, que dans une lettre qu’il écrivit à une fille, qui pour entrer dans la compagnie de la Charité, voulait être assurée de sa vie.
Vous saurez que l’on ne met personne dehors que rarement, et seulement pour des fautes notables , et jamais pour des manquements communs, ni même extraordinaires, s’ils ne sont fréquents et considérables ; encore ne le fait-on que le plus tard qu’on peut et après avoir longtemps supporté les chutes d’une telle personne et employé vainement les remèdes propres à sa correction. On use surtout de cette patience et de cette charité envers les anciennes, de sorte que, s’il en sort quelques unes, ce sont elles-mêmes qui s’en vont, ou par légèreté d’esprit, ou parce qu’ayant été lâches et tièdes au service de Dieu, Dieu même les vomit et les rejette avant que les supérieurs pensent à les renvoyer. De dire que celles qui sont fidèles à Dieu et soumises à la sainte obéissance sortent de la compagnie, c’est ce qui n’arrive pas, grâce à Dieu, ni à l’égard de celles qui se portent bien, ni envers celles qui sont infirmes ; on fait ce qu’on peut pour les conserver toutes, et on prend tous les soins possibles des unes et des autres jusqu’à la mort.2
Les paroles de cet instituteur sont des cautions publiques et perpétuelles, pour assurer les filles de leur stabilité, de la part de la compagnie ; et les conditions qu’il leur demande, ne dépendent que de leur volonté, et de leur conduite. Mademoiselle Le Gras a suivi toute sa vie ces sentiments et ces règles : et elle a fait voir qu’elle n’avait rien de plus cher que la conservation de ses filles dans leur vocation. Il n’y a point d’office de charité, qu’elle ne leur ait rendu en toutes occasions : elle ne pouvait apprendre qu’il leur fût arrivé quelque sujet de tristesse, sans prendre part à leur douleur, et sans les consoler par ses visites, ou par ses lettres. Lorsqu’elles tombaient malades, elle n’épargnait rien pour leur soulagement ; et elle les traitait toutes comme des filles qui lui étaient chères, visitant souvent celles qui étaient proches d’elle ; et donnant tous les ordres pour assister celles qui étaient éloignées. La tendresse et la cordialité, qui animait ses paroles et ses actions dans ses visites, leur donnait tant de consolation et de joie, qu’il leur semblait qu’elle les guérissait par sa présence. Elle avait un talent merveilleux pour les encourager à la souffrance, et pour les disposer à la mort; et elle leur rendait cet office de charité, autant que ses infirmités le lui pouvaient permettre ; si elle n’était pas en état de les visiter, elle leur envoyait la Soeur Assistante ; et elle n’oubliait rien de tout ce qui leur pouvait marquer ses soins et son amour.
Elle ne les pouvait perdre sans en être touchée sensiblement et sans répandre des larmes ; et quelque soumission qu’elle eût à la volonté de Dieu, il fallait bien prendre des précautions pour lui dire la nouvelle de leur mort. Il y eut quelque temps où la mort lui en enlevant un grand nombre, elle crut que leur perte était un effet de la colère de Dieu sur elle et sur sa compagnie. Mais Monsieur Vincent la rassura par cette lettre.
Vous me paraissez, Mademoiselle, dans la pressure ducœur. Vous craignez que Dieu ne soit fâché et qu’il ne veuille pointdu service que vous lui rendez, à cause qu’il vous prend vos filles. Tant s’en faut, c’est un signe qu’il le chérit, puisqu’il en use de la sorte ; Car il vous traite comme l’Eglise, sa chère épouse ; au commencement de laquelle, non seulement il en faisait mourir la plupart par la mort naturelle, mais aussi par les supplices et les tourments. Qui n’aurait dit, à voir cela, qu’il était en colère contre ces jeunes et saintes plantes ? Ne croyez donc plus cela, mais le contraire.3
Elle avait coutume de mander à ses filles la mort de leurs soeurs ; et en les recommandant à leurs prières, elle prenait cette occasion de les exhorter au mépris de la vie, et à la persévérance dans leur vocation. Courage, disait-elle, mes chères Soeurs, écrivant un jour à quelques unes sur la mort d’une autre, cette vie est si courte ! et la récompense de nos souffrances est éternelle ; mais elle ne se donne qu’à ceux qui ont vaillamment combattu. Je vous souhaite toutes victorieuses.4