Ozanam, interprète savant et fidèle de toute la tradition catholique, se garde bien de ne faire appel qu’à la justice. L’aumône, a-t-il écrit, et par là il était loin d’entendre seulement l’aumône matérielle du bon de pain ou du secours en argent, « l’aumône rétribue (les services qui n’ont pas de salaire». Comment, en effet, acquitter, si l’on refuse le don de soi-même, les dettes innombrables qu’on contracte dès la naissance vis-à-vis du prochain et qui s’accroissent à mesure qu’on avance dans la vie : services qui n’ont pas de salaire et qui, pourtant, exigent une certaine réciprocité dans les bienfaits.
L’amour du prochain, qui commande avant tout d’être juste, est loin de s’arrêter aux limites de ce qui est dù. La charité va au delà de la justice. Elle provoque les dépouillements volontaires, les renoncements spontanés du riche pour le pauvre. Elle suscite des efforts pour le progrès social. Elle réalise enfin la paix entre les classes.
Dans ses lettres, dans ses discours, dans ses articles de l’Ère nouvelle, écrits au lendemain de la révolution de 1848, Ozanam insiste constamment sur ce triple bienfait (le la charité.
D’abord, le propre de la charité est de ne pas mesurer les sacrifices, quand la détresse d’autrui est réelle. Ozanam voudrait provoquer chez les favorisés de la fortune des élans généreux pour le soulagement des classes pauvres : « Notre pensée, écrit-il en octobre 1848, est (le commencer et d’entretenir parmi les chrétiens une agitation charitable. » s’étonne de la quiétude de tant d’honnêtes gens qui, « le lendemain des journées de Février, auraient de grand coeur abandonné le quart de leur fortune pour sauver le reste, et qui, venant à croire que la Providence les tient quittes, cette fois, commencent à mesurer moins généreusement leurs sacrifices».
A une oeuvre d’assistance il convie donc les favorisés de la fortune, mais à une oeuvre l’assistance qui honore l’assisté, bien loin (le l’humilier. Serait humiliante l’assistance qui prendrait l’homme par en bas, par les besoins terrestres seulement, qui ne s’attacherait qu’aux souffrances de la chair. Mais l’assistance honore quand elle prend l’homme par en haut, quand elle s’occupe première- nient (le son âme, de son éducation religieuse, morale, politique, de tout ce qui l’affranchit des passions et d’une partie de ses besoins, de tout ce qui le rend libre, de tout ce qui peut le rendre grand.
N’est-ce pas le programme même des Conférences de Saint-Vincent de Paul qui est ici tracé de main de maitre ?
«Dieu ne fait pas de pauvres…, c’est la liberté humaine qui fait les pauvres». Et Ozanam explique qu’elle fait des pauvres en tarissant les sources primitives de toute richesse : l’intelligence et la volonté. La charité doit donc s’employer avant tout à instruire et à moraliser, à faire des hommes qui puissent se passer des secours de l’assistance matérielle. Elle étend jusque dans les milieux déshérités le champ des connaissances utiles; Ozanam revient à maintes reprises sur ce rôle intellectuel de la charité : aussi peut-il être considéré comme l’initiateur, au moins en idée, de ce qui a été fait depuis pour l’éducation du peuple : Cercles d’études, Bibliothèques, conférences, Universités populaires. Eveiller l’intelligence c’est bien; fortifier la volonté n’est pas moins nécessaire. Le rôle de la vraie charité c’est, non pas de se rendre indispensable, mais bien plutôt de préparer le pauvre à se passer de son secours, comme aussi de prévenir la misère par une action opportune sur ceux qui ne mendient pas encore mais que guette l’indigence. Ozanam veut qu’on s’occupe avec sollicitude de l’ouvrier qui vit habituellement de son salaire, mais qu’une mauvaise chance peut priver inopinément de son gagne-pain.
«On vous doit cette justice, dit-il aux prêtres, dans un appel éloquent que publie l’Ère nouvelle, que vous aimez les pauvres de vos paroisses, que vous accueillez charitablement l’indigent qui frappe à votre porte et que vous ne le faites pas attendre s’il vous appelle au chevet de son lit. Mais le temps est venu de vous occuper davantage des autres pauvres qui ne mendient pas, pli vivent ordinairement de leur travail, et auxquels on n’assurera jamais de telle sorte le droit au travail ni le droit à l’assistance qu’ils n’aient besoin de secours, de conseils et de consolations. Le temps est venu d’aller chercher ceux qui ne vous appellent pas, qui, relégués clans les quartiers mal famés, n’ont peut-être jamais connu ni l’Eglise, ni le prêtre, ni le doux nom du Christ».
Hardie peut-être pour le temps où écrivait Ozanam, cette méthode d’apostolat n’est-elle pas celle qui a, de nos jours, toutes les faveurs du clergé de France?
C’est à une sorte de croisade charitable qu’Ozanam convie les prêtres, les riches, les représentants du peuple; à une croisade qui ne tende pas seulement au soulagement des misères individuelles, mais au progrès social. Nul n’a cru plus fermement que lui au progrès, comme à une suite logique, nécessaire du christianisme, qui contient, dit-il, toutes les vérités des réformateurs modernes et rien de leurs illusions, seul capable de réaliser l’idéal de fraternité sans immoler la liberté». C’est par le don généreux d’eux- mêmes que les chrétiens peuvent être les meilleurs artisans du progrès social.
«Ne demandons pas à Dieu de mauvais gouvernements, niais ne cherchons pas à nous en donner un qui nous décharge de nos devoirs, en se chargeant d’une mission que Dieu ne lui a pas donnée auprès des âmes de nos frères».
La valeur des âmes est la condition essentielle de tous. les progrès auxquels peuvent concourir les pouvoirs publics; or elle dépend surtout du prosélytisme personnel. Si les individus n’ont point d’initiative ni de bonne volonté, point de vertu ni de désintéressement, comment la loi pourrait-elle toute seule faire progresser la cité? Aussi Ozanam réclame-t-il des institutions intermédiaires entre l’individu et l’Etat; n’est-ce pas le meilleur moyen de dégager des élites et de susciter, clans tons les domaines de l’activité sociale, l’effort des gens de bien. Il` observe à ce sujet que « les plus chrétiens se sont trompés en se croyant quittes envers le prochain quand ils. avaient pris soin des indigents ; comme s’il n’y avait pas une classe immense non pas indigente, mais pauvre qui ne veut pas d’aumône, mais des institutions!
Agitation charitable, progrès social, Ozanam relie ces deux anneaux à un troisième: la paix entre les classes. Rapprocher malgré les inégalités de fortune, de situation, d’intelligence, malgré la distinction et même parfois l’opposition des intérêts, les membres du corps social, tel fut l’idéal constant d’Ozanam, que de fois évoqué dans sa correspondance! Utopie, diront certains. Oui, utopie, dans une société qui ne serait pas chrétienne. Programme qu’il est possible de suivre avec succès, sinon de réaliser entièrement, clans une société qui garde en elle, malgré les apparences contraires, comme un ferment de christianisme. Ozanam a cru toute sa vie que la barricade ne saurait être, dans une nation formée en majorité de baptisés, le signe extérieur des rapports entre les classes. La barricade! Il’avait vue se dresser dans les rues de Paris lors des sanglantes journées de 1848; mais il avait vu aussi l’Eglise, en la personne de l’Archevêque de Paris, aller courageusement vers ce rempart de guerre civile et montrer la Croix à ceux qui luttaient des deux côtés, comme gage de réconciliation et de paix. C’est à prévenir ces luttes fratricides qu’Ozanam voulut consacrer ce qui lui restait de vie.
Au-dessus de la tombe d’Ozanam on a eu la touchante ‘musée de graver ces mots : «Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?» C’est la destinée des précurseurs de se suivre ici-bas. Na-t-il pas connu los préoccupations sociales qui nous tourmentent encore, titis que deux ou trois générations séparent de lui? Nos ambitions apostoliques, qui en fut plus que lui pénétré? Il est actuel. Le secret de son actualité, c’est sa fidélité à l’Eglise catholique, immortelle recommenceuse, présente à chaque tournant d’histoire, toujours prête, aux lendemains des Révolutions, à faire renaître, sur le vieux tronc de hi civilisation, les fleurs et les fruits de la fraternité chrétienne.
Grand serviteur de l’Eglise, Ozanam ne s’est pas contenté de magnifier son rôle dans le passé, — il l’a fait avec les ressources d’une science très informée et d’un talent qui s’élevait à la hauteur du sujet, — il a voulu lui apporter clans le présent tout le concours de son activité personnelle. Nul ne fut plus qualifié pour inaugurer dans l’histoire religieuse du dix-neuvième siècle le rôle actif des laïques : ajoutons qu’il le fit dans des conditions acceptables pour la hiérarchie ecclésiastique et toujours agréées par elle.
L’apôtre complète admirablement l’apologiste, le sociologue : Frédéric Ozanam ouvre une lignée, celle des membres agissants de l’Eglise enseignée. A lui et à sa descendance spirituelle ne peut-on pas appliquer ce mot que. Louis ‘Veuillot a dit de Montalembert : « Il n’est que l’enfant de l’Eglise, mais c’est sur ce fils que la mère s’appuie ! »