Macao, le 19 décembre 1835.
Monsieur et très honoré Père1,
Votre sainte bénédiction s’il vous plaît.
A notre arrivée à Macao, nous étant remis tout entiers entre les mains de notre nouveau et cher Supérieur M. Torrette, nous avons pensé que c’était à lui qu’il appartenait de vous annoncer l’heureuse issue de notre longue traversée et de vous rendre compte de tout ce qui nous concernait ; et c’est ce qui m’a privé de la consolation de vous écrire moi-même à cette occasion. Je sens le besoin de m’en dédommager, au moment d’entreprendre un second voyage, moins long, mais plus périlleux que le premier.
Le bon accueil, les soins et les égards dont nous avons été l’objet de la part de nos confrères ont rendu aussi doux que profitable notre séjour dans la maison de Macao. Notre séminaire des Chinois est vraiment admirable. Il n’est pas étonnant qu’il y règne un excellent esprit : ceux qui le dirigent en sont éminemment remplis. M. Torrette possède deux qualités bien précieuses pour la place qu’il occupe : la sagesse et une volonté efficace de faire observer la Règle. Il a dans M. Danicourt un homme inappréciable. MM. Perry et Gabet passeront encore quelques mois auprès d’eux, continuant à recevoir de bons exemples et à en donner. Ils étudient la langue chinoise avec une ardeur et un succès extraordinaires. Pour moi, je suis déjà obligé de sacrifier les avantages de cette solitude. Ce soir même je m’embarque pour le Fokien (avec M. Delamarre2, prêtre des Missions étrangères) sur une jonque conduite par des chrétiens. Après avoir traversé cette province et celle du Kiang-si, où j’aurai le plaisir de voir les confrères que nous y avons, j’arriverai, Dieu aidant, dans trois ou quatre mois environ, au Houpé, lieu de ma destination.
Soldat à qui la témérité tient lieu de courage, j’ai senti mon cœur tressaillir à l’approche du combat. Je n’ai jamais été plus content que dans cette circonstance. Je ne sais ce qui m’est réservé dans la carrière qui s’ouvre devant moi : sans doute bien des croix, c’est là le pain quotidien du missionnaire. Et que peut-on souhaiter de mieux, en allant prêcher un Dieu crucifié ? Puisse-t-il me faire goûter les douceurs de son calice d’amertume ! Puisse-t-il me rendre digne de mes devanciers que je vais rejoindre ! Puisse-t-il ne pas permettre qu’aucun de nous dégénère des beaux modèles que notre Congrégation nous présente dans ces pays lointains !
Il y a un siècle, M. Appiani3, cet invincible confesseur de la fidélité au Saint-Siège, qui était venu faire briller en Chine toutes les vertus des premiers enfants de saint Vincent, avait déjà reçu la récompense de trente-cinq ans d’apostolat ; et il y a peu d’années, M. Clet, après une carrière également longue et pleine de mérites, a eu le bonheur de mourir martyr : tous les chrétiens qui l’ont connu ne peuvent se lasser de publier ses bienfaits et ses vertus. Nous ne manquons ni d’exemples ni de motifs pour nous exciter et nous soutenir. Cependant, tant je suis faible, tout me paraîtrait insuffisant si je ne pouvais compter sur le puissant secours de vos prières et de celles de tous nos confrères et de nos Sœurs de la Charité. Aussi ne cesserai-je de le réclamer avec les plus vives instances.
Vous savez, Monsieur et très honoré Père, que sur les demandes réitérées de nos confrères portugais de Saint-Joseph, j’étais allé habiter chez eux. La promptitude de mon départ ne m’a pas permis d’y séjourner plus d’un mois. Je n’ai qu’à me féliciter de leur conduite à mon égard ; et ils m’ont beaucoup édifié par leur régularité. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait rien à désirer ni à réformer parmi eux. M. Torrette, après la visite, vous fera connaître tout, le bon et le mauvais.
Leur collège se compose en ce moment de dix Chinois et de trente à quarante enfants de Macao, la plupart externes. Ils désireraient avoir avec eux un confrère français, qui certainement pourrait leur être fort utile. M. Peschaud4 2us qui désire tant venir en Chine, serait parfaitement l’homme qui conviendrait là. Et si vous ne jugiez pas à propos de le leur accorder, ce jeune confrère me paraîtrait du reste très propre pour nos missions et pour le séminaire de M. Torrette, qui veut s’adjoindre plus tard un troisième confrère français. Les Portugais demandent encore du renfort pour leurs missions, dont les besoins sont, en effet, assez grands. Déjà nous les aidons un peu dans les provinces de Pékin et du Ho-nan et nous tâcherons de le faire de plus en plus. Ils nous attendent avec impatience dans celle du Kian-Nan. Comme nos missions sont voisines des leurs, nous pouvons travailler chez eux sans sortir pour ainsi dire de chez nous pour le moment. Il paraît que le mieux est de s’introduire chez eux peu à peu et sans éclat, de sorte que lorsque la Propagande, dont la Providence semble vouloir nous faire acheter cher les bonnes grâces, aurait à se mêler des affaires de ces Missions, elle pût reconnaître parmi nos titres celui d’une possession justifiée par les œuvres.
M. Leite dit qu’il leur faudrait peu d’ouvriers, mais excellents. Il me semble aussi que c’est cela, vu l’état actuel des choses.
Dans leurs missions il y a bien des abus ; beaucoup de chrétiens redemandent les Jésuites ; ils ont des prêtres chinois dyscoles et de mauvaise conduite, et on n’aurait pas peu de ménagements à garder envers les missionnaires portugais eux-mêmes. Il serait donc nécessaire de leur donner des hommes de grande prudence et d’une patience extraordinaire, par conséquent des gens d’expérience et de grande vertu. M. Torrette reconnaît, comme moi, toutes ces excellentes qualités dans notre cher confrère, M. Martin. Il désirerait beaucoup que vous puissiez le lui envoyer ; il en ferait aussitôt une pierre angulaire pour le diocèse de Nan-Kin.
Puisque la Congrégation semble appelée à élever un grand édifice sur cette terre de Chine, il ne lui importe pas peu d’en préparer d’avance les matériaux et de l’établir sur de solides fondements.
M. Torrette se proposant de vous entretenir prochainement un peu au long sur le même sujet, je dois m’abstenir de pousser plus loin mes petites réflexions. D’ailleurs à peine me reste-t-il le temps de me jeter à vos pieds pour vous supplier de me donner cette puissante bénédiction qui attire sur un missionnaire de si abondantes grâces et d’agréer les sentiments de profond respect avec lequel je suis, Monsieur et très honoré Père, votre très obéissant et à jamais dévoué enfant,
J.G. Perboyre ind. ptre d. l. c. d. l. m.
P. S. — Je prie Notre très honoré Père de me permettre d’offrir ici mes respects et civilités amicales à nos confrères de la maison de Paris.
Le départ a été renvoyé au 21. Nous commençons le voyage sous de bons auspices ; puisque c’est le jour de saint Thomas, l’apôtre des contrées les plus reculées de l’Orient. M. Torrette et nos autres confrères de Macao me chargent de vous présenter leurs très humbles respects.
A Monsieur le Supérieur général de la Congon de la Mission.
Lettre 70. — Maison-Mère, original 56.
- Cette lettre adressée au Supérieur général de la Cong. de la Mission, revient à M. Nozo, élu le 20 août précédent, quoique saint J.G. Perboyre en ignorait l’élection au moment où il l’écrivait ; il ne l’apprendra que dans le courant de l’année suivante et le félicitera de sa nomination le 18 août 1836 (voir Lettre 80).
- Delamarre (Louis-Charles), naquit dans la paroisse Saint-Vivien, à Rouen, le 11 juillet 1810 ; entré diacre au Séminaire des Missions-Etrangères le 26 juin 1833 ; ordonné prêtre le 20 décembre 1834 ; arrivé à Macao le 29 août 1835. Missionnaire au Seu-tch’oan. Décédé à Han-keou le 3 octobre 1863. (Cf. A. Launay, Mémorial, p. 182).
- Appiani, voir Lettre 77, note 2, p. 199.
- Peschaud (Pierre), C.M., prêtre, né à La Chapelle d’Alagnon, Cantal, le 6 avril 1813 ; reçu au séminaire à Paris le 3 octobre 1832 ; y fit les vœux le 4 octobre 1834 ; ordonné prêtre le 18 février 1837 ; arrivé à Macao le 29 août suivant. Missionnaire au Kiang-si. Décédé à Siao-han-ts’ouen, T’ai-ho hsien, le 12 septembre 1844.