Ma très chère sœur,
Nos frères ont déjà reçu plusieurs de mes lettres, et vous pas le plus petit billet. Mais consolez-vous, ma chère filleule, voici enfin votre tour ; cette fois-ci vous aurez tout, et eux rien. Au moment où je vous écris, vous pouvez avoir de mes nouvelles par la lettre que j’écrivis à Jacques, de Batavia, dans les premiers jours de juillet. Vous aurez vu que notre voyage a été heureux, grâce à la miséricordieuse providence de Notre-Seigneur et à la protection de sa sainte Mère. Malgré vos craintes, je suis arrivé sain et sauf jusqu’à la Chine, et, qui plus est, mieux portant que je n’étais parti de France. A présent, vous devez remercier Dieu de notre bonne navigation avec autant de ferveur que vous en avez mis à la lui demander. Nous sommes arrivés à Macao depuis près de deux mois et demi, et notre santé est toujours très bonne. Il nous a fallu redevenir enfants et nous mettre à l’a, b, c, ou plutôt il n’y a ni a ni b, ni aucune lettre de l’alphabet dans la langue chinoise, qui n’en est pas moins difficile à apprendre. Quand nous la saurons un peu passablement, nous nous en servirons pour faire la guerre à Satan dans le vaste empire de la Chine, où il y a encore tant de millions d’infidèles. C’est alors surtout, je l’espère, que vous prierez pour moi, afin que Notre-Seigneur me fasse la grâce, de travailler efficacement à étendre son règne dans les âmes, et en même temps de me sanctifier un peu moi-même. Je n’insiste pas beaucoup là-dessus, parce que je pense que vous ferez tout ce que vous pourrez, et que vous ferez même la Sœur quêteuse auprès des personnes riches en zèle et en ferveur. Après avoir bien rempli cette double tâche, tenez-vous parfaitement tranquille relativement à moi, sans vous inquiéter ni de ma santé ni des dangers ; n’allez pas vous figurer qu’à chaque instant tous les Chinois sont à mes trousses, et qu’ils ne songent qu’à me perdre. Ce sont des hommes que j’aime beaucoup plus que je ne les crains. Je vous assure que je ne crains pas même l’Empereur, ni les Mandarins, ni leurs satellites. J’ai toutefois dans ce pays-ci un ennemi particulier, dont je dois beaucoup me défier. Pour celui-là, il est vraiment à craindre : c’est le plus mauvais sujet que je connaisse ; ce n’est pas un Chinois, c’est un Européen. Il fut baptisé dès son enfance ; depuis il a été ordonné prêtre. De France, il est venu en Chine avec nous sur le même navire. Je ne puis pas douter qu’il ne me poursuive partout, et il causerait certainement ma ruine si j’avais le malheur de tomber seul entre ses mains. Je ne vous le nommerai pas, car vous le connaissez. Si vous pouviez obtenir sa conversion, vous lui rendriez un grand service, et votre frère vous devrait son bonheur.
Vous pensez bien, ma chère sœur, que je ne vous ai point oubliée, et que je vous recommande souvent à Notre-Seigneur, surtout au saint sacrifice de la Messe. Je n’ai pas été moins sensible que vous à notre séparation. Mais il faut bien faire quelques sacrifices pour celui qui est mort pour nous, et qui doit récompenser si généreusement ceux qui abandonnent tout pour son service. Ce qui me console de vous voir si loin de moi, c’est la confiance que j’ai que vous serez toujours une digne Fille de la Charité, par votre humilité et simplicité, par votre obéissance à vos supérieurs, votre piété et votre ferveur dans les exercices spirituels, votre zèle et votre patience dans le service des pauvres. Votre vocation est si belle ! Mais il faut surtout en avoir l’esprit, et pour cela le demander souvent à Notre-Seigneur, qui désire plus de vous donner que vous ne pouvez désirer de le recevoir.
Comme je n’écris pas cette fois à nos parents je vous laisse le soin et le plaisir de leur donner de mes nouvelles. Dites-leur que je les embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite qu’ils soient aussi contents et aussi bien portants que je le suis […]
Lettre 69. — J.-B. Etienne, Notice sur la vie et la mort de M. Jean-Gabriel Perboyre, p. 112.