Jean-Gabriel Perboyre, Lettre 068. A son Cousin Gabriel, à Saint-Flour

Francisco Javier Fernández ChentoÉcrits de Jean-Gabriel PerboyreLeave a Comment

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Author: Jean-Gabriel Perboyre .
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Macao, le 6 novembre 1835.

Mon très cher Cousin et Confrère,

La grâce de N. S. soit toujours avec nous.

Environ huit mois se sont écoulés depuis que nous nous embrassâmes à Paris sans doute pour la dernière fois de la vie. Nous voilà séparés maintenant par des mers ou des continents immenses. Heureusement nos cœurs se retrouvent et s’unissent de plus en plus dans celui de N. S. Mon arrivée à Macao ne peut plus être une nouvelle pour vous : j’avais chargé mon frère de vous l’annoncer. Il aura dû vous dire aussi que notre traversée a été des plus heureuses, et vous [en] aurez béni le Seigneur.

Vous avez lu tant de relations de voyages maritimes qu’il serait plus qu’inutile de vous faire une relation détaillée du nôtre. Le récit ne pourrait qu’être monotone comme le sujet. Dans un voyage par terre, c’est un intérêt toujours nouveau : la scène change à mesure que vous changez de place ; la nature se donne successivement en spectacle avec toutes ses variétés ; plus vous avancez, plus le monde vous fait connaître ses divers personnages et vous rend témoin de ses innombrables événements ; tout concourt à multiplier vos jouissances ou du moins à varier vos impressions. Mais dans le cours d’une longue navigation presque tous les jours se ressemblent, ce que vous avez vu la veille, vous le verrez le lendemain ; toujours même compagnie, toujours même isolement du reste des hommes, toujours répétitions des mêmes manœuvres. Le flot qui vous bat encore n’est-il pas semblable au flot qui a passé, comme à ceux qui vous bercent plus loin ? Vous ne pouvez ni plonger vos regards dans les abîmes sur lesquels vous êtes suspendus, ni le promener sur les vastes plaines qui vous entourent : votre horizon, qui n’est qu’un cercle dont vous occupez le centre et dont le diamètre est tout au plus de quatre à cinq lieues, quoiqu’il change toujours, vous paraît toujours le même. Si vous me demandez à présent comment nous passions notre temps pendant un pèlerinage si peu divertissant, je vous dirai qu’à part les premiers jours qui furent des jours d’épreuves, presque tous nos moments étaient consacrés aux exercices de piété et à l’étude. Après cela, tantôt les missionnaires s’entretenaient ensemble, tantôt ils allaient dire quelques mots d’édification aux matelots ; quelquefois ils chantaient des cantiques, quelquefois ils étaient obligés de faire de la controverse ou la partie d’échecs avec les officiers ; après avoir aux jours de gros temps et de tempête admiré la puissance de Dieu dans le terrible élément qui nous portait, nous nous plaisions à l’admirer dans le magnifique firmament des belles nuits. Quand nous pouvions dire la sainte Messe le dimanche, notre joie alors était grande ; N. S. en descendant dans nos cœurs nous faisait oublier les peines et les fatigues passées, et nous sentions que tout ce que nous faisions pour lui n’était rien au prix de ce qu’il faisait pour nous.

Il nous a conduit avec une Providence toute spéciale. Pour moi, je l’ai touchée au doigt. Pendant les premiers temps de la traversée, j’avais continuellement mon âme entre ses mains : le sort de notre cher Louis, les craintes que j’inspirais, mon inexpérience de la mer, mes infirmités dont je sentais alors tout le poids, ne me laissaient que la perspective d’un avenir incertain. Par la grâce de Dieu je ne fus jamais déconcerté. Le voyageur qui, le matin, se trouve enveloppé d’un nuage de brouillards, ne continue-t-il pas de parcourir la route qu’il ne voit point s’étendre devant lui ? Mais dans la suite ma santé s’est améliorée peu à peu, de sorte qu’à la fin j’ai été bien portant. Nous sommes arrivés ici le 29 août, c’est-à-dire plus de cinq mois après notre départ de France. Si l’Edmond nous avait conduits jusqu’à Macao et sans toucher à Java, nous pouvions arriver en trois mois et demi. Nous le quittâmes à Batavia, d’où, après une halte de huit ou dix jours, passés partie à bord, partie chez M. le Curé et M. le préfet apostolique, qui sont Hollandais, nous partîmes sur un navire anglais qui allait à Canton, mais qui nous conduisit d’abord à Surabaya, à l’extrémité orientale de Java. Nous fîmes là une seconde station d’environ trois semaines. Nous n’avions d’autre hôtel que le navire, mais nous n’y étions pas tellement consignés que nous ne puissions aller à terre quand nous voulions, en louant un de ces bateaux qu’on trouve là à sa disposition comme les fiacres à Paris.

Le jour de la saint Vincent, [après nos messes] nous avons dîné chez M. le Curé de l’endroit, qui, quoique Prussien, parle assez bien français. Il faut que je vous dise que j’ai failli trouver mon tombeau dans la rade de Surabaya. Nous étions allés un matin prendre un bain de mer, près de l’île de Madura ; après l’avoir pris et m’être habillé, étant rentré dans le bateau, j’eus la maladresse de ne pas le laisser et me tenir moi-même dans un juste équilibre et il fallut bon gré mal gré retourner jusqu’au fond de l’eau. Comme j’avais reconnu le terrain peu auparavant, je fus moins étourdi par la chute et moins intimidé par le danger et je me hâtai avec assez de sang-froid de reparaître sur l’horizon ; je sortis donc sain et sauf, sans autre mal que celui d’être bien mouillé de pied en cap, comme vous pouvez vous l’imaginer. Dieu soit à jamais béni de la protection qu’il m’a accordée en cette circonstance et en tant d’autres.

Non loin de l’endroit où je fis ce plongeon, sur la côte de Madura, se trouve un gros arbre dont le tronc a bien près de 30 pieds de diamètre1.

J’aurais voulu vous voir avec nous parmi ces îles. Avec quel empressement ne vous seriez-vous pas appliqué dans nos excursions à découvrir quelque nouvelle espèce de plantes ou à reconnaître les nuances qui distinguent celles de ces contrées de celles d’Europe ? M. Danicourt m’a dit vous avoir envoyé quelques échantillons ; je l’engagerai à enrichir de plus en plus votre cabinet. Lui et M. Torrette ne manqueront point l’occasion d’envoyer en France les curiosités chinoises qui peuvent vous intéresser.

Ces deux bons confrères, secondés de MM. Ly et Tchiéou que vous avez connus à Paris, sont tout occupés à former des missionnaires Chinois. Comme l’esprit de Dieu est avec eux, leurs travaux ont des succès extraordinaires. On peut en dire autant au sujet des confrères qui sont dans les missions que Dieu bénit aussi bien visiblement. Pour le moment, ils jouissent de la tranquillité et d’une assez bonne santé. Nous venons de perdre un confrère Chinois, qui est mort dans le Kiang-si âgé de 57 ans, en ayant 36 de vocation. Priez N. S. de nous envoyer encore des ouvriers évangéliques, mais de ces hommes que l’esprit apostolique rend tout puissants, qui soient pleins de la science dans laquelle saint Paul mettait toute sa gloire, la science de Jésus crucifié, et qui puissent dire comme lui qui scit esurire et penuriam pati. Car nos chrétientés sont généralement dans une très grande misère.

Obtenez-moi, s. v. p., cet esprit et cette science, dont je suis si dépourvu. Sans parler du memento de tous les jours, ce matin, j’ai dit la messe pour vous. Je ne doute pas que vous ne me le rendiez au centuple. Comme vous devez le penser, je suis dans ce moment tout occupé à étudier la langue chinoise.

Après deux mois de séjour chez M. Torrette, nos bons confrères Portugais ont trouvé le moyen de m’en faire déloger pour m’attirer chez eux, où j’échange quelque peu de français contre du Chinois. Dans leur séminaire ou collège ils élèvent des missionnaires chinois et la jeunesse de Macao. Ils sont ici cinq ou six et quelques-uns dans l’intérieur de l’empire. Celui que j’ai pour professeur est auteur de plusieurs grammaires et dictionnaires chinois. Il va envoyer à Paris les observations qu’il a faites sur la comète de cette année.

J’ai écrit à notre oncle de Java et de Macao depuis mon arrivée ; je ne lui écris pas par cette occasion. Veuillez y suppléer. Je n’entrerai pas en Chine de quelques mois ; je ne sais encore l’époque.

Recommandez-moi aux prières de tous vos Messieurs que je salue bien affectueusement. Mille et mille choses à tous vos parents. J’attends de vos lettres.

Tout à vous de la manière que vous savez.

G. Perboyre, i. p. d. l. m.

Suscription : Monsieur Monsieur Perboyre, Prêtre de la Congrégation de la Mission et Professeur d’histoire naturelle au séminaire de Saint-Flour. A Saint-Flour. Cantal.

Lettre 68. — Maison-Mère, copie 55bis. L’original était entre les mains de M. Grangier, mort à Smyrne le 30 sept. 1912 ; il le tenait de M. Durand, chanoine à Toulouse.

  1. M. Gabet, compagnon de voyage du saint, fait aussi mention de cet arbre géant. « Il (cet arbre) est en effet extraordinaire ; il a bien trente pieds de diamètre. Mais c’est moins un seul arbre qu’une multitude de troncs qui sortent de terre, s’entrelacent, se joignent et font corps ensemble, puis se séparent pour se rejoindre plus haut ». (Annales, VI, p. Il). D’après cette description, il semble qu’il s’agit du banian, le ficus indica de Linné.

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