Macao, le 4 novembre 1835.
Monsieur et très cher Confrère1,
La grâce de N. S. soit toujours avec nous.
Vous avez trop de titres à mon souvenir pour que je ne vous donne pas, de mon lointain exil quelque signe de vie.
Lorsque, au jour le plus mémorable de notre vie, N. S. daigna nous associer en même temps à son divin Sacerdoce, il mit sur nos cœurs le sceau d’une éternelle union ; union qui s’est depuis si bien manifestée dans notre maison de Paris où la Providence nous avait réunis comme collègues. Cette sainte amitié, que l’ordination et la qualité de confrère avaient rendue si parfaite, une autre circonstance devait cependant l’accroître encore en moi. Je veux dire que vous m’êtes devenu plus cher que jamais depuis que je vois en vous le père de ces enfants spirituels pour lesquels N. S. m’avait donné tant de tendresses. D’un autre côté, ils m’intéressent d’autant plus vivement eux-mêmes, que leur souvenir, en se confondant avec votre souvenir, me les fait confondre avec vous dans un même sentiment.
A mon arrivée à Macao, j’ai retrouvé M. Torrette tel que je m’y attendais, c’est-à-dire fidèle ami, bon confrère, et, si vous voulez, bon Auvergnat. Bien entendu que nous avons beaucoup parlé de vous. Il n’avait pas oublié non plus que ce fut en même temps que Mgr Dubourg2 nous fit à nous trois l’imposition des mains dans la chapelle de nos Sœurs3, en présence du corps de saint Vincent. Comme nous, il s’honore du titre de directeur du séminaire interne ; car c’est lui qui en fait ici les fonctions. Il ne vous manquerait donc guère plus que de venir aussi vous-même en Chine. Mais comme nous n’espérons pas vous y voir jamais, voici une compensation que nous vous proposons (lisez : imposons) : à toutes les fêtes des Apôtres, vous offrirez le saint Sacrifice de la messe pour nous et pour nos missions ; c’est chose arrêtée.
Quoique le Bon Dieu nous ait fait bien des grâces spirituelles pendant le cours de notre longue traversée, nous n’avons pu méconnaître la vérité de cette maxime, raro sanctificantur qui multum peregrinantur. Nous avions donc besoin, avant de commencer notre grande campagne dans l’intérieur de la Chine, de nous recueillir un peu dans la solitude et d’y puiser de nouvelles forces encore plus pour l’âme que pour le corps.
Nous devions trouver à Macao tout ce qu’il fallait pour cela. Le bon esprit et la ferveur qui règnent dans notre séminaire chinois a fait goûter de nouveau à nos cœurs tout ce que nous avions senti de bonheur dans celui de Paris. Ici comme là, la simplicité et la piété, la modestie et la douceur, l’humilité et la charité ont créé un paradis terrestre qu’il faut avoir habité pour en avoir quelque idée. Nos jeunes chinois nous donnent de grandes espérances pour nos missions. Dans deux ou trois ans, cinq ou six pourront être ordonnés prêtres ; quatre sont sur le point de faire les vœux et plusieurs autres bons sujets pourront, quand on voudra, les remplacer au séminaire. Grâce aux soins de M. Danicourt, qui est leur professeur dans cette partie, ils ont fait des progrès étonnants dans la langue latine, qu’ils parlent bien mieux que ne feraient la plupart des élèves des séminaires d’Europe. C’est un plaisir de les entendre faire en latin leurs conférences et leurs répétitions d’oraison. Vous seriez ravi de les entendre psalmodier les Vêpres et le Miserere mei. Vous avez entendu la psalmodie des Chapitres, des Séminaires et des Religieuses ; c’est quelque chose de tout cela, mais mieux que tout cela. C’est un concert simple et grave de voix un peu chantantes, les unes sonores, les autres enfantines, d’un effet merveilleux.
Ces jeunes gens travaillent beaucoup. On leur enseigne à tous le latin et le chinois en diverses classes, le catéchisme du Concile de Trente, l’Ecriture Sainte et aux plus avancés la philosophie ou la théologie.
Je ne parle point des exercices communs de piété, ni des exercices particuliers du Séminaire interne, qui, comme vous savez, ne sont pas l’occupation la moins sérieuse. Ils n’ont qu’un mois de vacances et encore les passent-ils en grande partie à relier des livres, ce qu’ils font avec une adresse admirable. Plus tard on leur fera aussi imprimer des livres chinois.
A la fin des vacances nous avons tous fait la retraite ; M. Torrette, qui avait fait la sienne avant, prêchait deux fois le jour ; il n’avait pas peu de besogne d’ailleurs pour entendre les confessions annuelles et les communications intérieures. Saint Vincent aussi nous donnait à quelques-uns deux conférences.
Le dernier jour de la retraite, ceux qui avaient fait les vœux depuis moins de six ans, les ont renouvelés, selon le pieux usage de la Congrégation. Trois prêtres et trois étudiants se trouvaient dans ce cas. Cette cérémonie, toute simple qu’elle est, me paraît aussi touchante qu’utile. La retraite du mois, le double chapitre se pratiquent également avec beaucoup de bénédiction.
M. Perry a fait ses vœux le 10 octobre et le lendemain, il a été ordonné prêtre dans notre chapelle par Mgr Courvezy4, Vicaire apost. de Siam, qui se trouvait pour lors à Macao.
Notre bonne santé nous a permis de nous livrer avec ardeur à l’étude de la langue chinoise et voilà qu’après deux mois à peine commençons-nous à nous familiariser avec elle, tant elle est difficile à apprendre. Jusqu’ici M. Ly avait été mon professeur, mais mon changement de demeure me fait changer d’école. Oui, j’ai changé de demeure. Nos confrères Portugais ont fait beaucoup d’instances pour avoir quelqu’un de nous chez eux et c’est moi que la Providence leur a envoyé pour trouver dans cette nouvelle communauté une nouvelle édification. En effet, la régularité de ces Messieurs est portée aussi loin qu’elle peut l’être. Par leur simplicité, leur bonté et leur esprit de pauvreté, ils me rappellent beaucoup ces hommes si respectables, dont Dieu a voulu se servir pour transmettre aux jeunes confrères français les traditions de l’ancien Saint-Lazare.
Ils occupent le collège ou séminaire de Saint-Joseph, vaste maison qui appartenait autrefois aux Jésuites et qui a une belle église. Ils préparent et forment des Missionnaires Chinois pour les trois diocèses de Canton, de Nankin et de Pékin et élèvent en même temps les jeunes gens de Macao, auxquels ils enseignent entre autres choses le français et l’anglais. Ces élèves ne sont pas nombreux parce que dans ce pays on tient peu à l’éducation.
Les cinq confrères qui dirigent cet établissement sont très instruits.
J’aurai pour professeur M. Gonzalvès qui a composé un dictionnaire chinois-portugais et un autre portugais-chinois et il en prépare un troisième latin-chinois. Il est auteur aussi d’une grammaire latin-chinois et d’une grammaire portugais-chinois. C’est avec celle-ci que les missionnaires qui viennent d’Europe, étudient le chinois. Il est aussi très savant dans l’astronomie et les mathématiques. Mais parlons un peu d’autre chose.
La religion jouit pour le moment d’une assez grande paix dans l’intérieur de la Chine. Nos missions vont prospérant de jour en jour. Mais nos bons confrères se tuent de fatigue ; ils se nourrissent d’ailleurs très mal, ne vivant que d’un peu de riz et de quelques herbes ; les chrétientés qu’ils administrent sont les plus pauvres de toutes. Vous voyez quel dévouement vous devez inspirer aux sujets que vous formerez pour nous. Ils doivent être pleins de sainteté et de prudence. Qui dit un saint, dit un homme qui possède toutes les vertus dans un haut degré de perfection. La prudence suppose une grande rectitude et une certaine portée dans le jugement, embrasse l’esprit de discernement et de bonne conduite et demande pour l’accomplissement du bien la force d’âme et une constance invincible. Cette prudence ne doit pas être simplement une qualité naturelle, mais encore un don surnaturel, ce doit être une sagesse vraiment céleste. Après tout, si la mission donne l’autorité aux apôtres, il n’y a que la communication de l’Esprit de Dieu qui leur donne la puissance de convertir le monde.
Et vous, très cher confrère, soyez pour nous un nouvel Elie, en ouvrant le ciel par vos prières pour faire descendre sur cette terre desséchée de la Chine une abondante rosée de grâces, afin que les païens se convertissent et que les chrétiens vivent d’une manière digne de leur vocation.
J’aurais à écrire bien d’autres lettres, mais je ne puis pas m’acquitter envers tout le monde à la fois. Ayez la bonté de présenter mes respects au très honoré Père et à MM. ses Assistants, et mes amitiés aux confrères qui veulent bien se souvenir de moi. Je les aime tous beaucoup en N. S. et je serais très jaloux d’avoir part à leurs saintes prières. Je ne tiens pas quitte M. Girard5 à moins d’une bonne neuvaine de litanies.
Vous me mettiez à contribution pour vos filles spirituelles, vous devriez me faire rendre la pareille.
Je n’écris pas cette fois à mon frère. Je l’embrasse de tout cœur, en même temps que MM. les étudiants et séminaristes. Pourriez-vous me donner des nouvelles de tous ceux que j’ai connus ? Le bon vieux perruquier que fait-il ? Le petit Candèze qu’est-il devenu ? Acquittez-moi auprès de M. son oncle. Ne m’oubliez pas auprès de M. Grappin. Enfin, puisque je ne puis aller plus loin, suppléez à tout le reste.
Je suis pour la vie avec tous les sentiments que vous me connaissez votre tout dévoué et affectionné,
J.G. Perboyre i. p. d. l. m.
En marge : M. Torrette vous dit mille et mille choses. Si vous nous faisiez cadeau à tous les deux des ouvrages de M. Olier, vous…
J’ai écrit une lettre à M. Le Go vers la mi-septembre. J’espère qu’il l’aura reçue. Elle en renfermait d’autres pour mes parents.
Suscription : A Monsieur Martin. Directeur du Séminaire interne de la Mission. A Paris, rue de Sèvres n° 95.
Lettre 67. — Maison-Mère, original 54.
- Martin, voir Lettre 45, note 2.
- Dubourg (Louis-Guillaume-Valentin), évêque, né au Cap Français, Haïti, le 13 février 1766 ; se destinant à l’état ecclésiastique il entra au séminaire Saint-Sulpice de Paris, cette congrégation ayant été dispersée en 1792, il quitta la France et devint missionnaire aux Etats-Unis ; en 1809 il aida Elisabeth Seton dans la fondation des Filles de la Charité de Saint-Joseph et fut nommé premier supérieur ecclésiastique de cette nouvelle communauté. Elu évêque de la Nouvelle-Orléans, sacré à Rome le 24 septembre 1815 ; en 1826 tranféré à Montauban, en février 1833 à Besançon ; décédé le 12 décembre suivant.
- C’est dans cette même chapelle qu’eurent lieu, en 1830, les apparitions de la Sainte Vierge à sainte Catherine Labouré.
- Courvezy (Jean-Paul-Hilaire-Michel), évêque, né à Narbonne le 14 janvier 1792 ; chanoine de Chartres en 1825 ; entré au Séminaire des Missions-Etrangères le 11 février 1832 ; parti pour la mission du Siam le 12 mars suivant ; élu évêque de Bide et coadjuteur du vic. ap. du Siam le 5 avril de la même année ; sacré à Bangkok le 30 novembre 1833, succède le 30 mars 1834 ; démissionne en 1844 ; décédé à Narbonne le 1er mai 1857. (Cf. A. Launay, Mémorial des Missions-Etrangères, II, p. 159).
- Girard (Joseph), C.M., prêtre, né au Fohët, commune d’Aydat, diocèse de Clermont, le 1er mai 1791 ; reçu au séminaire à Paris le 6 novembre 1834 ; fit les vœux le 21 novembre 1836. Fondateur du grand séminaire d’Alger ; décédé à Constantine le 20 octobre 1874.