Surabaya, le 25 juillet 1835.
Monsieur et très honoré Père,
Votre bénédiction, s’il vous plaît !
Aussitôt après notre arrivée à Batavia j’ai profité du départ d’un navire hollandais pour vous envoyer de nos nouvelles. Si par hasard elles ne vous étaient point parvenues, la lettre que j’adresse à mon oncle pourrait y suppléer. Je me bornerai dans celle-ci à vous en donner de postérieures.
Comme j’avais l’honneur de vous l’annoncer dans ma précédente, un de nos premiers soins fut d’aller rendre nos devoirs à M. le Préfet apostolique qui nous accueillit très bien. Il s’empressa de nous donner les pouvoirs dont nous aurions besoin tant que nous serions censés être sous sa juridiction.
Les Messieurs des Missions Étrangères lui présentèrent une lettre de leur supérieur avec un exemplaire relié des Annales de la Propagation. Quant à nous, nous interprétâmes de vive voix vos sentiments ; et plus tard, M. Gabet et moi, nous cédâmes à M. le Préfet et à M. le Curé, chez qui nous avions passé trois jours, nos deux beaux bréviaires, nous étant aperçus que cela leur faisait plaisir.
Le 2 juillet, nous passâmes de l’Edmond sur le Royal-George. Ce dernier étant obligé aussi bien que le premier d’aller charger à Surabaya, ville située à l’extrémité orientale de Java ; nous sommes partis le 5 pour nous y rendre et nous sommes arrivés le 14. Nous ferons là un séjour d’environ un mois. Ensuite revenant sur nos pas, nous irons doubler à l’ouest l’île Bornéo. Vous voyez, M. et très honoré Père, que tout cela nous retarde beaucoup. Nous ne devons pas passer par Manille. Cependant nous n’arriverons peut-être pas à Macao avant la mi-septembre.
Dernièrement j’ai écrit par l’occasion d’une jonque chinoise à M. Torrette pour lui annoncer notre future arrivée. La santé de nous tous continue à prospérer.
Quoique au milieu d’hérétiques, nous sommes fort bien à bord du Royal-George, où nous sommes si bien logés que nous pouvons travailler presque aussi commodément que dans un séminaire. Nous utilisons donc de notre mieux le temps que la Providence nous ménage. Nous n’allons à terre que le dimanche, parce que l’église1 est très éloignée de la rade et d’ailleurs elle est rarement ouverte pendant la semaine.
Dimanche dernier nous nous estimâmes fort heureux de pouvoir, en célébrant la sainte messe ou en entendant plusieurs, attirer sur nous quelques-unes des grâces dont Dieu se plaît à inonder les enfants de saint Vincent le jour de sa fête.
Mes deux bons confrères sont toujours très attachés à leur vocation.
Nous avons fait blanchir notre linge, moyennant quatre piastres, par des Malais dont nous avons été parfaitement satisfaits.
Les Malais forment la presque totalité de la population de Java et de plusieurs autres îles environnantes. Ils sont moitié nus pour la plupart. Ayant la peau cuivrée, ils tiennent comme le milieu entre les blancs et les noirs. Ils mènent une vie dure et pauvre. La pêche est la principale occupation de ceux qui vivent sur les côtes. Leur langue est douce et facile à apprendre. Ils professent le mahométisme et se font circoncire. Pour les convertir il faudrait se rendre semblable à eux. Posé cette condition, je crois qu’on en gagnerait beaucoup à la vraie religion. Ici malheureusement, comme cela est arrivé en général dans les autres colonies, la conduite des Européens a donné une très fausse idée du christianisme aux naturels du pays. Parlez au Malais de se faire chrétien, il répond qu’il n’est pas assez riche pour vivre en grand seigneur.
En effet, un européen, tel est l’empire du préjugé introduit par l’orgueil et l’esprit de domination, ne peut ni aller à pied, ni faire aucune œuvre servile, sans se déshonorer. Chaque européen a chez lui une troupe plus ou moins grande de Malais qui le servent et qu’il traite comme des hommes d’une autre espèce que lui. Je n’avais jamais si bien senti la différence du servus païen et du domesticus chrétien. Pourvu qu’ils restent serfs, il importe assez peu au gouvernement hollandais qu’ils deviennent catholiques ou protestants. Mais il n’entretient que quatre prêtres pour toutes ses possessions des Indes. Ces quatre respectables ecclésiastiques sont M. le Préfet apostolique, M. le curé de Batavia, celui de Samaran et celui de Surabaya2, qui non seulement ne sortent pas de Java, mais encore qui sont obligés de résider dans leur paroisse où se concentre leur ministère pour un petit nombre de catholiques européens, qui du reste la plupart n’en profitent pas beaucoup.
M. le Préfet apostolique, qui seul pourrait s’absenter, est encore beaucoup empêché par sa position politique. Ainsi de nouveaux hommes apostoliques trouveront encore parmi les Malais un vaste champ à leur zèle3.
M. le Préfet apostolique a donné aux Messieurs des Missions étrangères pouvoir d’aller défricher les grandes îles de Sumatra, de Bornéo, des Célèbes, à la seule condition qu’ils lui présenteront tous les ans un état de tout ce qui s’y sera fait. Il serait à souhaiter que leur maison de Paris pût s’en charger. Messis quidem multa, operarii autem pauci. Cette vérité ne nous frappera pas moins parmi les vastes provinces de la Chine, quand nous y serons.
En attendant nous avons la confiance que nos confrères et nos sœurs, dont le souvenir nous est cher à tant de titres, ne cesseront de demander à Dieu qu’il nous rende des ouvriers selon son cœur. Nous espérons aussi que vous voudrez bien nous donner part à vos prières et saints sacrifices, en union desquels, je suis dans les sentiments du plus profond respect, Monsieur et très honoré Père,
Votre très soumis et très obéissant enfant,
J.G. Perboyre i. p. d. l. m.
Lettre 62. — Maison-Mère, original 50.
- L’église de Sourabaya fut construite en 1822 par le curé Waanders, prêtre séculier, et dédiée à la Sainte Vierge. Saint J.G. Perboyre y célébra plusieurs fois la messe. En 1900 elle fut remplacée par une nouvelle, plus belle et plus grande, construite par les PP. Jésuites. — Vers 1835, Sourabaya comptait près de 200 catholiques. (Note 1996 : Elle est desservie actuellement par les Lazaristes).
- En 1835, le Préfet apostolique de Java était J. H. Scholten (Préfet de 1831 à 1842) ; le curé de Batavia, Nicolas Vredevelt ; le curé de Samaran, Arnold Grube ; le curé de Sourabaya, Adrien Thijssen.
- Ce n’est pas que l’évangélisation des Indes Neerlandaises n’ait jamais été entreprise. Les Jésuites y arrivèrent en 1546, suivis plus tard par les Franciscains et les Dominicains ; mais sous la domination hollandaise ils durent quitter les îles. De 1808 à 1859 il y eut quelques prêtres séculiers ; en 1859 les Jésuites revinrent. — En 1923 les PP. Jésuites cédèrent aux Lazaristes Sourabaya, qui devint mission indépendante, et en 1928, fut érigée en Préfecture apostolique. — Les renseignements ci-dessus ont été communiqués par Mgr Michel Verhœks, C.M., Préfet apostolique de Sourabaya.