Surabaya, 24 juillet 1835.
Mon très cher Oncle,
Je ne dois pas laisser repartir l’Edmond, sans profiter de l’occasion qu’il m’offre pour vous donner de mes nouvelles. Voilà quatre mois que je n’ai pas eu le plaisir de vous écrire. Depuis, comme vous voyez, je me suis éloigné de vous de quelques mille lieues ; mais mon esprit et mon cœur ne vous ont pas quitté. Je me retrouve encore de temps en temps auprès de vous ; et souvent je vous surprends à prier pour un petit avorton de Missionnaire, pour lequel vous daignez vous intéresser bien plus qu’il ne le mérite.
Notre navigation a été jusqu’à présent fort heureuse ; mes compagnons et moi avons tous grand sujet de bénir la divine Providence pour la protection spéciale dont elle nous a toujours favorisés [Nous nous embarquâmes au Havre le 21 mars. Nous avons mis un mois pour arriver à la Ligne, où nous avons été dispensés de la burlesque cérémonie à laquelle sont ordinairement assujettis ceux qui passent pour la pre-mière fois ; un mois de la Ligne au cap de Bonne-Espérance ; de là à l’île de Java, un autre mois. Dans tout ce trajet, nous tenant toujours à une grande distance des côtes des deux continents, nous n’avons aperçu que quelques îles, v.gr : Madère, Ténérife, Canarie, La Trinité, Amsterdam, etc.]
La mer s’est montrée à nous sous toutes ses formes, tantôt tranquille, tantôt courroucée ; tantôt nous obligeant de lutter contre des vents contraires, tantôt nous favorisant d’une bonne et puissante brise qui nous emportait rapidement comme une nuée légère. Depuis le calme plat jusqu’au plus gros temps, rien ne nous a manqué, pas même la tempête ; car, le 31 mai, nous en éprouvâmes une que notre capitaine disait être la plus forte qu’il eût jamais vue. L’horizon était couvert et tout rembruni ; une espèce de mugissement sourd et continu annonçait quelque chose de sinistre. Un vent impé-tueux, que nous avions heureusement arrière, nous poussait avec une telle violence que, quoiqu’il n’y eût presque pas de voiles, nous filions à peu près cinq lieues à l’heure. Suivant la vague qui nous portait, à chaque instant nous paraissions tour à tour perchés sur une haute montagne d’eau ou engouffrés dans de profonds abîmes. Malgré moi, je croyais me retrouver parmi les précipices du Cantal ou de la Lozère, supposant la neige changée en écume et les rochers en flots mouvants. Nous ne pouvions contempler que quelques courts moments ce lugubre et magnifique spectacle, pour ne pas être exposés, non-seulement à être abondamment arrosés, mais encore enlevés par les énormes lames qui venaient éclater sur le pont comme des bombes. Quelques hommes furent ren-versés et roulés par une de ces lames qui engloutit dans la mer un canot qui était attaché et suspendu à côté du navire. Du reste, personne n’eut de mal et il n’y eut point d’autre avarie un peu considérable. Sur le soir, les huit missionnaires, qui ne perdirent jamais cette paix que donne une pleine confiance en Dieu, demandèrent en commun, par l’intercession de la très-sainte Vierge, la cessation de cette tourmente, qui aussitôt commença à diminuer, et le cantique d’action de grâces put succéder sans interruption aux cris de détresse. Ainsi s’accom-plissait pour nous ce qui est écrit au Psaume 106 : Ipsi viderunt opera Domini, et mirabilia ejus in profundo. Dixit, et stetit spiritus procellœ, et exaltati sunt fluctus ejus. Ascendunt usque ad cœlos et descendunt usque ad abyssos… Et clamaverunt ad Dominum cum tribularentur et de necessitatibus eorum eduxit eos. Et statuit procellam ejus in auram, et siluerunt fiuctus ejus. Et laetati sunt quia siluerunt, et deduxit eos in portum voluntatis eorum. Confite-antur Domino misericordiae ejus et mirabilia ejus filiis hominum1.
Ce fut le 23 juin que nous entrâmes dans le détroit de la Sonde. Je ne saurais vous décrire l’émotion que nous éprou-vâmes alors, à la vue de ces îles couvertes d’arbres et de fruits que nous avions comme sous la main, et qui nous envoyaient une suave et forte odeur de cannelle ; il nous semblait qu’une nouvelle vie s’emparait de nos membres. Le lendemain, fête de saint Jean-Baptiste, mon patron, je dis la messe aussi tranquil-lement qu’à terre, sur cette mer dont les eaux, couleur d’olive, sont toujours calmes. Nous avançâmes avec précaution parmi de nombreuses petites îles et des écueils plus nombreux encore, mais signalés au navigateur par autant de croix qu’on voit s’élever de tous côtés au-dessus de la surface de l’eau. Enfin, le 26 nous mouillâmes dans la rade de Batavia. Nous avons passé les trois jours suivants chez M. le préfet aposto-lique, ou chez M. le curé, à l’occasion du dimanche et de la Saint-Pierre. Ensuite nous sommes retournés à bord disposer nos petites affaires, devant changer de navire, comme nous avons fait dans la semaine. Dans le trajet d’un navire à l’autre qui ne devait pas durer une heure, mais qui en dura bien trois, j’eus à manœuvrer comme un marin de profession. La chaloupe sur laquelle je me trouvais avec quatre ou cinq hommes, et qui portait nos plus lourds effets, alla bien tant qu’on put se servir de la voile : mais lorsqu’il fallut la plier, le vent étant tout à fait debout, on voulut en vain pendant longtemps disputer avec la rame le passage à la vague qui faisait reculer plus qu’on avançait. La nuit tombait, et la mer grossissait pendant qu’on s’épuisait en d’inutiles efforts. Il ne restait plus qu’à tenter quelques longues et pénibles courbes au milieu des ténèbres, et l’on courait assez risque de chavirer ou d’être emporté à la côte, lorsqu’enfin arrivèrent de nouveaux rameurs avec deux canots qui s’adaptèrent l’un derrière l’autre au-devant de la chaloupe, au moyen de cordes, de la même manière que se font les renforts pour les voitures. Ce secours nous mit à même de parvenir bientôt et heureu-sement au navire qui devait nous recevoir. Je me hâtai de changer de linge ; car ne m’étant pas peu fatigué et éclaboussé à tenir le gouvernail et à pomper, j’étais inondé de sueur et d’eau de mer. Le 5 juillet, nous sommes partis de Batavia sur le Royal-George, qui doit nous porter en Chine, mais qui a été obligé, aussi bien que l’Edmond, de venir prendre son chargement à l’extrémité orientale de Java. Nous voilà, depuis le 14, dans la rade de Surabaya, d’où nous ne partirons que vers le 10 août. Il nous faudra retourner sur nos pas pour aller doubler à l’ouest l’île Bornéo : tout au plus nous arriverons à Macao pour la Nativité. En attendant, nous prenons ce retard en patience, et tâchons d’utiliser notre temps, n’allant à terre que le dimanche pour dire la sainte messe. Le jour de la Saint-Vincent, après être restés à l’église jusqu’à midi, nous avons dîné chez M. le curé. Il n’y a dans toute l’île de Java que quatre prêtres, qui sont hollandais. Il n’y en a point du tout dans les îles voisines. Toutes ces îles sont peuplées par les Malais, qui suivent la religion musulmane, du moins pour certains points. C’est maintenant l’hiver de ces pays-ci : mais cet hiver ressemble assez aux étés de Montauban. Nous sommes au 7e ou 8e degré de latitude sud.
A mon départ de France, ma petite santé inspirait des inquiétudes à quelques personnes trop charitables, qui n’apprendront pas sans surprise que je vis encore. Comme vous avez partagé ces craintes peut-être plus que personne, je dois, mon très cher oncle, vous rassurer pleinement.
Quoique j’aie un peu souffert du mal de mer, et des chaleurs de la zone torride, je n’en ai pas été cependant trop maltraité ; et si, pendant la première moitié de la traversée, ma santé a conservé une allure un peu incertaine, elle a éprouvé ensuite un mieux sensible qui se confirme de jour en jour, et qui me fait croire que Dieu veut que j’arrive bien portant à ma destination. Du reste : Melior est misericordia tua super vitas. Je ne pouvais faire ce voyage de Chine sans penser souvent à mon cher Louis ; j’aimais à le considérer marchant devant moi, et m’indiquant le chemin que je devais suivre. Hélas ! comme l’étoile qui guidait les Mages, il a disparu au milieu de la route… Oh ! de quelle grande joie ne me réjouirai-je pas, lorsque je le reverrai brillant d’une nouvelle clarté, et me montrant où est le divin roi Jésus ! [J’écris à mon père par la même occasion. J’ai écrit à Jacques par un autre navire ; s’il reçoit ma lettre plus tôt que celle-ci, je ne doute pas qu’il ne s’empresse de vous donner de mes nouvelles. J’espère que je recevrai des vôtres par la première lettre qui me viendra de France. Dans mon éloignement, ce ne sera pas une petite consolation pour moi d’apprendre que vous vous portez bien, et qu’après une vie aussi agitée qu’a été la vôtre, vous jouissez d’une tranquillité parfaite. Je sais que M. Gratacap fera tout son possible pour que vous ayez une vie agréable et heureuse. Je vous prie de vouloir bien lui assurer mes respectueuses amitiés, ainsi qu’à M. Capmeil, et de m’acquitter auprès de mes parents, connaissances et amis de Montauban, sur les prières desquels j’aime à compter, ainsi que sur les vôtres, en l’union desquelles, je suis, mon très cher oncle,
votre très attaché, respectueux et reconnaissant neuveu,
J.G. Perboyre i.p.c.m.
Collationné :
(signé) Etienne sup. Gén.
Pour la légalisation de signature de M. L’abbé Etienne apposée ci-contre :
Paris le 8 mars 1858
(signé) A. Surat, vic. gén.
Lettre 61. — Copie par le T.H.P. Etienne, légalisée, le 8 mars 1858. Archives de Rome — Photocopie aux archives, à Paris n° 49 bis.
- « Ils ont été témoins des œuvres du Seigneur, ils ont vu les merveilles qu’il opère dans les profonds abîmes de la mer. Le Seigneur parle, et la tempête survient ; les flots s’élèvent ; ils montent jusqu’aux cieux et descendent, dans les abîmes… ils ont crié vers le Seigneur dans la tribulation, et il les a délivrés de tous les dangers. Il a changé la tempête en un vent doux et les flots de la mer se sont tus. Alors ils se sont réjouis de ce que les flots s’étaient calmés, et il les a conduits au port, objet de leurs désirs. Que les miséricordes du Seigneur chantent ses louanges et annoncent ses merveilles aux enfants des hommes. » (Ps. CVI, 24-31).