Jean-Gabriel Perboyre, Lettre 058. A Dominique Salhorgne, Supérieur général, à Paris

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Auteur: Jean-Gabriel Perboyre .
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Batavia, le 29 juin 1835,

Monsieur et très honoré Père1,

Votre bénédiction, s’il vous plaît !

Heureusement parvenus à Batavia, nous n’avons rien de plus empressé que de répondre à votre attente, en vous donnant des nouvelles que votre tendre sollicitude pour nous vous aura fait trouver bien tardives.

Vous savez, Monsieur et très honoré Père, que nous sommes partis du Havre le 21 mars dernier. Nous quittâmes la France avec cette joie et ce calme avec lesquels nous avions quitté Paris. J’admirais ces dispositions que Dieu avait mises en nous, lorsqu’un souvenir paisible, comme une pensée qui descend du ciel, préoccupa tout à coup mon esprit : c’était le souvenir que, il n’y avait pas encore cinq ans, mon cher frère Louis s’était embarqué au même port pour faire le voyage que nous entreprenions. Je me sentis intérieurement invité à mettre la traversée sous sa protection. Mon âme s’éleva aussitôt vers lui avec confiance et mes yeux furent inondés de larmes.

Deux jours après le départ nous voguions à pleines voiles hors de la Manche ; un vent favorable précipitait notre course. Mais un roulis et un tangage violents et continuels remuèrent tellement la bile des nouveaux passagers que, durant toute une semaine, notre navire fut une vraie ambulance. Il n’était pas tout à fait inutile de se rappeler dès lors que souffrir fait la moitié du missionnaire. Par la grâce de Dieu cette épreuve, quoique fort incommode à la nature, ne devait servir, ainsi que toutes les autres, qu’à exercer et à exciter de plus en plus le courage, bien loin de l’abattre. Cependant Celui qui domine la puissance de la mer et modère le mouvement de ses flots nous accorda soulagement et consolation. Le 29, (nous étions déjà en vue de Madère) nous eûmes un bon calme, et avec le beau temps revint comme une nouvelle vie. Je pus dire la sainte messe : ce que nous avons fait, chacun à son tour, presque tous les jours de dimanche et de fêtes. Oh ! qu’on se sent heureux, sur ce vaste désert de l’océan, de se retrouver de temps en temps en la compagnie de Notre Seigneur !

Notre marche a été ensuite très lente pendant longtemps. C’est le jour de Pâques que nous avons passé la ligne. Le jeu usité en cette circonstance fut renvoyé au lendemain. Une piastre, dont chacun de nous étrenna les matelots, nous exempta de tout autre rôle que celui de simples spectateurs. Un mois après nous doublâmes le Cap de Bonne Espérance, par le 38° de latitude sud. Nous eûmes à rabattre de l’idée qu’on nous avait donnée de ces parages : on nous les avait dépeints si redoutables ! Nous y rencontrâmes une mer toute calme et aussi bénigne que parmi les Canaries. Si Dieu nous ménagea dans un passage ordinairement pénible, ce fut sans doute afin que nous fussions plus capables de soutenir l’assaut que devait nous livrer la mer des Indes.

Le 31 mai, entre les 60° et 70° de longitude est, dans la direction d’Amsterdam, nous essuyâmes une rude tempête. Notre capitaine, qui navigue depuis trente-six ans, n’en avait jamais vu d’aussi terribles. Elle dura douze heures dans sa plus forte intensité. Des lames énormes montaient jusqu’au-dessus des hunes et s’abattaient sur le pont, où elles roulaient d’un bord à l’autre, pêle-mêle, hommes, cages à poules, et tout ce qui n’était pas solidement amarré. Une d’elles, après avoir donné une si violente secousse au flanc du navire que tout le lest se porta sur un côté de la cale, renversa en tombant et jeta à quelques pas sur la dunette les deux hommes qui tenaient le gouvernail et qui par bonheur n’eurent point de mal, et enleva un canot qu’on ne revit plus. Les hautes montagnes, formées de vagues écumantes, qui à chaque instant s’élevaient presque à pic devant et derrière nous, en nous enfermant dans de profonds abîmes, étaient à la fois effrayantes et admirables, et nous ne pouvions nous empêcher de nous écrier : mirabiles elationes maris ; mirabilis in altis Dominus2.

Cependant nous possédions notre âme en paix, aimant à nous abandonner au bon plaisir de Celui qui conduit aux portes du tombeau et en retire. Il voulut bien nous faire sortir tous sains et saufs de cette crise. Sur le soir les huit missionnaires se mirent à réciter en commun les litanies de la Sainte Vierge, l’Ave maris stella, et la petite prière : O Marie, conçue sans péché, etc. Leur confiance ne fut pas vaine ; car, à peine eurent-ils levé les mains vers l’Etoile de la mer, que la tempête s’apaisa peu à peu.

Cette tempête est le seul incident un peu remarquable, qui ait rompu la monotonie de notre navigation de France à Java. Nous sommes entrés dans le détroit de la Sonde, et le 26, nous sommes arrivés à Batavia.

Jusqu’ici ma santé s’est assez bien soutenue, celle de M. Perry aussi. M. Gabet a été quelquefois un peu indisposé ; malgré cela il a toujours été le plus gai de la compagnie. Il a continué l’étude du Chinois, et s’est beaucoup appliqué, ainsi que M. Perry, à celle de l’Ecriture sainte et de la Théologie. Ils n’ont cessé l’un et l’autre de m’édifier et de contribuer à me rendre le voyage agréable. Je pourrais en dire autant des excellents Messieurs des Missions Étrangères. Eux et nous, vous n’en doutez pas, avons constamment vécu ensemble comme des amis et des frères.

Notre équipage étant composé de jeunes gens honnêtes et ce qu’on appelle bons enfants, il n’y avait pas d’inconvénient à tenter de leur être utile et les missionnaires devaient ressentir à leur égard quelque chose de cette compassion dont le cœur de N. S. était rempli à la vue de ces peuples qu’il comparait à des brebis sans pasteur. Aussi plusieurs de ces Messieurs allaient-ils de temps en temps le soir exercer leur zèle auprès d’eux, les entretenant familièrement des vérités de la religion et de leurs principaux devoirs et les exhortant à une vie chrétienne. Ils se sont presque tous confessés. Daigne le Seigneur féconder la semence qui a été jetée en leurs cœurs et lui faire porter des fruits de salut !

Voilà en peu de mots, Monsieur et très honoré Père, l’histoire de notre première traversée. Elle vous donnera lieu de bénir avec nous cette Providence du Père céleste dont il est parlé au livre de la Sagesse, c. XIV : Tua autem, Pater, Providentia gubernat : quoniam dedisti et in mari viam et inter fluctus semitam firmissimam, ostendens quoniam ponens es ex omnibus salvare, etiamsi sine arte aliquis adeat mare3.

Nous espérons que nos confrères et nos sœurs, qui se sont déjà si vivement intéressés à nous, voudront bien encore se joindre à vous pour supplier N. S. de nous continuer sa sainte protection. Veuillez bien permettre qu’ils trouvent tous ici et en particulier vos dignes Assistants l’assurance de nos respects et de notre reconnaissance.

Le lendemain de notre arrivée nous eûmes l’honneur de voir M. le préfet apostolique et M. le Curé de Batavia. Ils accueillirent tous les missionnaires avec autant de cordialité que de bienveillance. Ils se sont empressés de nous offrir l’hospitalité et leur table. Nous avons déjà profité de cette charité deux ou trois jours. Nous retournerons chez eux vers la fin de la semaine pour solenniser avec eux la fête de saint Pierre. En attendant nous allons quitter l’Edmond qui va compléter son chargement sur un autre point de l’île, pour aller à bord d’un navire anglais, le Royal-George, qui partira bientôt pour Canton et qui se charge de nous porter à Macao.

Daignez agréer, Monsieur et très honoré Père, l’hommage du profond respect de vos trois enfants, dont le dernier vous prie de le croire, autant qu’il lui est donné de l’être, votre très dévoué et très obéissant serviteur,

J.G. Perboyre i. p. d. l. m.

Lettre 58. — Maison-Mère, original 47.

  1. Salhorgne (Dominique). C.M., prêtre, né à Toul le 3 septembre 1757, reçu au séminaire à Paris le 27 octobre 1772, y a fait les vœux le 28 octobre 1774. Professeur au Grand Séminaire de Tours, puis émigré en Allemagne et professeur à la faculté de théologie de Heidelberg. Décédé le 25 mai 1836 à Paris. XIIe Supérieur général (Coste, op. cit. p. 552).
  2. « Les soulèvements de la mer sont admirables, mais le Seigneur est plus admirable encore dans la hauteur des cieux. » (Ps. XCII, 4).
  3. « C’est votre Providence, ô Père ! qui gouverne ; c’est vous qui avez ouvert une voie sur la mer et une route assurée au milieu des flots, montrant par là que vous pouvez délivrer de tout danger celui qui affronterait la mer même sans aucune expérience. » (Sap. XIV, 3-4).

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