Mon très cher Louis2,
La grâce de N. S. soit toujours avec nous.
Voilà déjà huit mois et demi que vous avez quitté la France, et nous n’avons pas encore reçu la moindre nouvelle de vous ; j’en attends avec une grande impatience. Une occasion pour la Chine se présente ; je la saisis pour vous lancer à travers les mers cette petite lettre à laquelle M. Etienne voudra bien mettre une adresse. Depuis votre départ que de fois n’ai-je pas pensé à vous ? A mesure que vous vous éloigniez, votre souvenir se gravait plus profondément dans ma mémoire, et mon cœur se dilatait de plus en plus sous l’impression de l’amour fraternel. Le jour de la Pentecôte, et ce n’était pas la première fois, j’offris le Saint Sacrifice pour vous ; depuis ma première messe je n’avais jamais versé tant de larmes à l’autel. En prêchant ce même jour, je vous avais présent à l’esprit, et votre souvenir m’inspirait des paroles de feu. Tous nos parents et tous nos confrères se portent bien ; les uns et les autres me chargent de les acquitter auprès de vous du devoir de la tendresse et de l’amitié. J’irai faire un tour probablement ces vacances au Puech et à Montauban. Notre oncle travaillait, il n’y a pas longtemps, à vendre sa maison à M. Gratacap ; je ne sais où il en est dans ce moment. Jacques passera les vacances à Montdidier ; il y restera l’année prochaine pour la philosophie. On est très content de lui.
M. le Comte de Maistre disait en 1820 que l’Europe s’en allait comme lui dans la tombe, vous, qui pour n’y être pas englouti avec elle, vous êtes hâté de vous éloigner d’elle, vous devez être curieux d’apprendre s’il lui reste encore quelque souffle de vie. Voici son bulletin, vous y verrez que la malade est encore dans un état souffrant ; et aux crises qu’elle a eu à soutenir vous jugerez qu’il doit y avoir encore de la vigueur dans ses membres languissants.
Pour commencer par la France, je vous dirai que depuis la Révolution de Juillet, les ministres s’y sont succédés avec la rapidité de l’éclair. Le gouvernement a eu souvent à se débattre avec les anarchistes des rues de la capitale et à épier les machinations vraies ou prétendues des partisans de l’ancien régime. Les derniers ministres de Charles X ont été jugés par la chambre des Pairs ; on a décerné contre eux la peine de mort civile et on les .a enfermés pour toujours au château de Ham en Picardie. La famille des Bourbons est toujours en Ecosse ; la duchesse de Berry est maintenant à Naples. A l’occasion du service funèbre qui avait été fait imprudemment à l’anniversaire de la mort du duc de Berry, la populace de Paris a horriblement saccagé l’église de Saint Germain l’Auxerrois, le palais de l’Archevêque et sa maison de campagne. L’église de l’Abbaye au Bois a été indignement et légalement profanée. Le ministre de la Police y a introduit par la voie de la force le cadavre du schismatique Grégoire, ancien évêque constitutionnel, qui a persisté jusqu’à la mort dans toutes ses erreurs.
Dans tout cela Mgr l’archevêque de Paris3 a fait admirer en lui la force, la sagesse, la charité des plus grands prélats qu’ait eus l’Eglise. Dans la dernière affaire, l’abbé Guillon s’est couvert d’ignominie aux yeux du monde catholique ; il s’avisa d’administrer les derniers sacrements au sieur Grégoire4 sans avoir exigé ou obtenu la rétractation préalablement nécessaire. Depuis lors tout le clergé du diocèse de Beauvais a protesté contre la nomination qui lui donnait l’abbé Guillon pour évêque. Ainsi nous n’avons pas encore et nous n’aurons jamais d’évêque de la création de Philippe.
Veuillez, mon cher auditeur, m’honorer encore un instant de votre attention, après avoir respiré un peu.
Un mot du journal l’Avenir. Comme vous savez, il est rédigé par une armée d’intrépides ultramontains dont M. de Lammenais est le capitaine. Les doctrines qui y sont défendues, ne sont que les principes mieux développés, que M. de Lammenais avait déjà exposés dans son ouvrage des Progrès de la Révolution. Vous ne pouvez vous faire une idée combien ce journal a remué les esprits. En général les évêques de France ne l’aiment pas. Cependant il est plus ou moins lu dans tous les diocèses. Il a partout de chauds partisans et de nombreux adversaires. Il a fait fortune en Belgique. A Rome, il y a du pour et du contre. MM. les rédacteurs ont adressé au Saint-Siège une déclaration dans laquelle ils exposent leurs principes philosophiques, théologiques et politiques, en suppliant le Saint-Père de décider les questions délicates qu’ils lui soumettent. Mais Rome n’a rien répondu depuis quatre ou cinq mois que cette déclaration lui a été envoyée.
Allons, passons outre, pour finir le bulletin de l’Europe.
Il y a eu, en Italie, surtout dans les Etats du Pape, une révolution ; les troupes de l’empereur d’Autriche y ont rétabli l’ordre. Cependant le Souverain Pontife travaille à introduire dans ses Etats une administration libérale avec toutes les améliorations qu’on pouvait désirer.
La Pologne qui s’était insurgée contre l’empereur de Russie vers la fin de 1830 se bat depuis quatre ou cinq mois contre l’énorme colosse du Nord, avec un courage presque miraculeux. On croit que la lutte ne se prolongera guère plus longtemps. Il paraît que si la Pologne ne succombe pas tout prochainement, ce qui n’est pas probable, la France, peut-être même d’autres puissances, interviendra en sa faveur. Les cinq grandes puissances ont reconnu l’indépendance de la Belgique, qui a maintenant enfin un roi ; c’est le prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui appartient à la famille régnante en Angleterre. Mais voilà que la Hollande vient de déclarer la guerre aux Belges, qui ont imploré le secours de la France. Notre roi leur a envoyé cinquante mille hommes avec deux de ses fils. Ceci n’amènera-t-il pas une guerre générale ? On se tue en conjectures.
Les pauvres catholiques d’Irlande meurent de faiM. Ceux de France leur envoient de grands secours.
Le choléra morbus fait tous les jours d’horribles ravages et des progrès effrayants. Il est déjà en Autriche et s’avance vers nous.
Ceux qui avaient cru aux prophéties commencent à s’en défier, voyant qu’elles ne se réalisent pas. Je pourrais, mon très cher frère, vous entretenir de bien d’autres événements tragiques, mais le temps me manque. J’ai résolu de vous écrire à toutes les occasions que je trouverai ; faites de même. Ne m’oubliez pas devant Notre Seigneur à qui je ne cesse de vous recommander et en l’union duquel je suis pour la vie,
Votre tendre et respectueux frère,
J.G. Perboyre ind. p. d. l. m.
Embrassez pour moi M. Torrette comme un frère. Ses parents se portent bien, comme il l’apprendra par leurs lettres. — A Cahors comme en d’autres endroits, la garde nationale a fait évacuer le Séminaire.
Suscription : Monsieur Perboyre, prêtre de la mission, au séminaire des Lazaristes, Macao. — Chine.
- La lettre n’est pas datée, mais en ajoutant huit mois et demi au 2 novembre 1830, jour du départ Louis, on arrive au milieu de juillet 1831.
- Le saint en écrivant cette lettre à son Frère, ignorait son décès en mer.
- Hyacinthe-Louis, Comte de Quélen, archevêque de Paris (1778-1839). Il fit la translation des Reliques de saint Vincent de Paul le 25 avril 1830, de Notre-Dame à la Chapelle des Lazaristes, et autorisa la frappe de la Médaille Miraculeuse.
- Henri Grégoire, (1750-1831), curé de Vého au diocèse de Nacy, élu député aux Etats généraux et devenu ensuite évêque constitutionnel de Blois.