Saint-Flour, le 24 mai 1828.
Mon très cher frère,
La grâce de N. S. soit toujours avec nous.
Vous avez l’air de vous plaindre de ce que je ne vous écris pas plus souvent que je ne fais. Si vous connaissiez bien ma position, vous auriez, j’en suis sûr, plutôt pitié de moi que vous n’auriez envie de m’adresser des reproches. Obligé de faire 4 ou 5 classes ou répétitions par jour. Obligé, en qualité de directeur, d’économe etc., etc. d’être toujours à tous et à tout, et partout à la fois, comment pourrais-je aller de temps en temps me récréer avec vous à Paris ? Si je vous écris aujourd’hui vous le devez à un moment de repos forcé. Car après un mois et demi de rhume, j’ai fait une petite maladie qui m’a empêché pendant huit jours de dire et même d’entendre la sainte messe ; j’espère cependant la dire demain : je vais mieux.
Vous venez ensuite me proposer une partie de philosophie. Oubliez-vous donc que je marche à présent sur un tout autre terrain ? Il me serait plus facile de vous réciter le Rudiment d’un bout à l’autre, que de vous dérouler une thèse de philosophie. Que j’ai dégénéré ! Si vous m’aviez proposé quelques petites questions grammaticales, à la bonne heure, j’aurais peut-être tâché de vous répondre ; en commençant par relever les fautes qui vous ont échappé dans votre lettre, je vous aurais dit par exemple, que la conjonction française quoique gouverne toujours le subjonctif ; qu’il ne faut point de tréma sur ait troisième personne du singulier du verbe avoir ; qu’on met un accent aigu et non pas un accent circonflexe sur le deuxième é du mot réfléchir ; que la lettre de quelqu’un, c’est celle qu’il a écrite, et non pas celle qu’il a reçue ; que telle tournure de phrase n’est pas française, etc. etc. etc.
Mais pour la philosophie, que voulez-vous que je vous en dise ? Je n’y pense plus.
Vous avez peur qu’on ne vous fasse cadeau d’une chaire de philosophie., Vous avez bien raison : ce n’est pas une petite affaire que d’être professeur de philosophie dans un temps où chacun se fait sur cette science les idées qu’il lui plaît, où chacun a son système, ses opinions, où il y a autant d’écoles que de maîtres. Tâchez d’avoir du pain cuit avant de vous mettre en route, parce que, ensuite, nemo dat quod non habet.
Pour vous familiariser avec la discussion vous [pouvez] lire le traité de la Religion par Bergier, vous y trouverez même la question de la certitude traitée assez au long et très bien ; le traité de l’existence de Dieu par La Luzerne vous servira encore à merveille pour cela ; vous trouverez dans le traité de l’Existence de Dieu par Fénelon et dans celui de la Connaissance de Dieu et de Soi-même par Bossuet, plus de Métaphysique et surtout de saine métaphysique que dans toutes les philosophies du monde ; exploitez bien ces mines fécondes. Les diverses parties de la philosophie sont très bien développées dans Para Duphanjaz (le grand) ; il y a aussi d’excellentes choses dans la logique de Doney et dans les Recherches philosophiques de M. de Bonald, à part même ce qu’il peut y avoir de commun avec ce qu’on appelle le système de M. de Lammenais. Quant à la doctrine de ce dernier, je ne vous en donnerai point de précis, comme vous me le demandez ; il existe un bon nombre d’ouvrages qui peuvent parfaitement vous satisfaire là-dessus.
Tout à vous, mon cher frère,
J.G. Perboyre ind. p. d. l. m.
Mille amitiés à notre cousin.