LXXV. Missions en l’île de Mascareignes
Dieu se voulut servir des Missionnaires dans un nouveau pays, voisin de l’île Madagascar, où M. Vincent en avait envoyé durant sa vie, c’est l’île de Bourbon, dite autrement Mascareignes, du nom du capitaine portugais qui la découvrit le premier. Elle est à l’orient méridional de l’autre, et quand les Français habitaient à Madagascar, on y reléguait ceux qui étaient jugés dignes de cette peine. Ils se multiplièrent là, cette île étant dans un bon air, d’un terrain fertile, abondant en gibier, volailles, animaux, fruits, &c. La Compagnie des Indes trouva cet endroit-là pour y faire rafraîchir les vaisseauxaprès avoir doublé le cap de Bonne-Espérance. Il s’y fit diverses habitations ou paroisses tout autour sur les côtes de la mer. Et Messieurs de la Compagnie y établirent un gouverneur ; quelques religieux y servant pour le spirituel ; mais un d’entre eux ayant comploté pour faire assassiner le gouverneur, tandis qu’il disait la messe, on se saisit de lui, et on l’amena en France. On demanda ensuite au Pape des ouvriers pour cultiver cette nouvelle vigne, et le Saint-Père y destina les prêtres de la Mission. M. Bonnet, déjà général, se vit obligé de songer à y envoyer un nombre suffisant d’ouvriers. Il appela, pour cet effet M. Criais, homme vigoureux et de bon naturel, qui était à Marseille, où il avait très bien appris le provençal et s’était rendu par ce moyen très utile pour les missions ; il le nomma avec Mrs. Renou1, Abot2 et Houbert3 pour cette mission, de laquelle M. Renou, comme le plus ancien, devait être supérieur. Il avait été de la religion prétendue réformée et y avait fait ses études pour être proposant ; il était donc d’une érudition au-dessus de la médiocre et avait parfaitement bien réussi dans la régence. On leur donna, pour les servir, le frère Joseph Moutardier4.
Cette entreprise surprit agréablement la Compagnie, et son succès fut, dans la suite, une partie des nouvelles dont le général informait les maisons tous les ans : Nous voilà enfin, disait-il en 1713, à la veille du départ pour l’île de Bourbon ; ces messieurs y vont avec un grand courage, fort joyeux et embrasés d’un saint zèle pour la gloire de Dieu et le salut de ces pauvres insulaires tant chrétiens qu’infidèles. M. Renou a tous les pouvoirs que N[otre] S[aint] P[ère] le Pape a coutume d’accorder auxvicaires et préfets des missions étrangères, les autres y participent à proportion. Et il n’y a pas jusqu’au frère qui n’ait une patente de sa mission pour le service de Dieu. Ils s’embarquèrent à St.-Malo, mais à peine eurent-ils mis à la voile que les deux vaisseaux, sur lesquels ils étaient montés, se séparèrent et furent pendant environ quinze jours battus d’une tempête si furieuse, qu’au dire des anciens matelots, on n’en avait pas vu de semblable depuis vingt ans. Le vaisseau qui portait Mrs. Criais et Houbert fut obligé de relâcher à St.-Malo pour se radouber. L’autre, où étaient Mrs. Renou et Abot, avec le frère, après avoir perdu son grand mat et essuyé un terrible coup de tonnerre qui étourdit quarante personnes, leur ôtant le sentiment pendant 4 heures sans que personne fût blessé à mort, aborda à Plymouth, en Angleterre ;ils remontèrent tous sur un vaisseau avec plus de courage que la première fois et firent une heureuse navigation. M. Renou arriva le premier à Cadix, un peu indisposé de la fatigue du voyage ; les autres y vinrent le joindre. Ils écrivirent de là qu’ils devaient partir, sur la fin de mars 1713, pour Pondichéry, sur la côte de Coromandel, place forte appartenant à la Compagnie des Indes ; d’où ils seraient transportés, en revenant sur leurs pas, en l’île de Bourbon, le vaisseau ne devant pas mouiller là en passant. Ils y arrivèrent au mois de septembre suivant, bien contristés de n’avoir encore pu passer à Mascareignes, et ce qui leur fut plus fâcheux est que les deux vaisseaux qui les devaient porter là, les laissèrent et revinrent droit en France pour profiter du vent qu’ils trouvèrent favorable. Les missionnaires restèrent à Pondichéry quelque temps, ne trouvant guère de vaisseaux pouraller de là en l’île de Bourbon. Quand on eut appris à Paris, le tour que leur avait joué le capitaine de vaisseau, M. Bonnet s’entremit auprès de M. de Pontchartrain, ministre et secrétaire d’État pour la Marine et de Messieurs de la Compagnie, espérant d’en obtenir dans peu de jours des ordres pour faire passer ces messieurs dans le lieu de leur mission. Ils séjournèrent près d’un an à Pondichéry, jusqu’à ce que M. le chevalier de Bernapré eût la bonté de se charger d’eux avec leurs équipages, malgré toutes les difficultés et malgré les risques d’être obligé d’hiverner.
Le gouverneur et les peuples les reçurent très bien. Ils se dispersèrent en deux ou trois bandes pour servir plus commodément. Ils s’attendaient à trouver de grands besoins, comme, en effet, ils en rencontrèrent. Toutefois, les peuples les écoutèrent volontiers, paraissant disposés à profiter de leurs bons exemples et instructions. Eux, de leur côté, étaient fort contents de leur sort et de grâce que Dieu leur avait faite de les appeler à la culture d’une terre étrangère et désolée. Ils écrivirent bientôt après de longues lettres au général, lui marquant le bon état de leur santé, les premiers succès de leurs travaux, la bonne disposition des peuples et la manière dont ils s’étaient partagés. M. Renou resta avec le frère à St.-Denis, résidence du gouverneur ; Mrs. Criais et Abot, dans la paroisse de St.-Paul, et M. Houbert, seul, dans celle de Ste.-Suzanne. Ces trois paroisses entrèrent, selon la lettre de M. Bonnet du 1er janvier 1717, dans les vues des missionnaires avec la même docilité et le même succès qu’on a coutume de trouver dans les missions les plusferventes. Les infidèles se convertissaient peu à peu ; lesquels pourtant on ne baptisait qu’après avoir vu des assurances morales de leurs bonnes dispositions. Les anciens fidèles avaient pour la plupart été si touchés qu’ils avaient dit aux missionnaires, comme les premiers chrétiens aux apôtres : Viri fratres, quid faciemus ? s’étant laissés conduire pour les restitutions, les occasions prochaines et les scandales, comme avaient voulu ces messieurs sans leur faire la moindre résistance ; jusque-là que les flibustiers, qui sont des espèces d’aventuriers, vivant de leur chasse et de leurs rapines, se sont rapportés à leur décision.
Le général était résolu d’envoyer encore deux frères, afin qu’on fût deux au moins dans chaque habitation, pour faire ainsi trois petites communautés, où les prêtres fussent dégagés des soins temporels et soulagés dans leurs maladies. M. Renou continua d’informer M. Bonnet des succès de cette mission. Dieu bénit toujours nos travaux, dit-il, et récompense le zèle ardent et pieux de nos confrères, les dédommageant de ce qu’ils ont généreusement quitté pour lui. Quelque lâche que je sois, Dieu a plus d’égard aux besoins et aux dispositions qu’il a mises dans le cœur de ceux dont j’ai soin, qu’à mon indignité et à ma misère, et si on compare l’état présent de nos paroisses avec celui où elles étaient avant notre venue en cette île, elles ne sont pas reconnaissables. Les noirs mêmes, dont on espérait le moins, commencent à être tout autres et la parole de Dieu opère des changements surprenants en plusieurs d’entre eux. J’ai baptisé 23 adultes dont je suis content, et, de même, des anciens baptisés fréquentent les sacrements et vivent d’unemanière fort chrétienne. J’en ai remis 7 ou 8 à baptiser la veille de la Pentecôte, attendu qu’ils n’étaient pas assez instruits. Le frère Joseph Berchon réussit en des occasions où les plus habiles médecins et chirurgiens de l’Europe échoueraient. On choisissait, dès le temps de M Vincent, pour ces missions éloignées, des frères un peu intelligents dans la cure des maladies, pour être plus utiles tant aux prêtres missionnaires qu’aux pauvres sauvages. Il est visible, que c’est par une assistance particulière de Dieu. Ce bon frère se fait admirer par le soin qu’il prend de ses malades, par sa douceur et son désintéressement.
Les autres marquent de leur côté que le bon air de l’île entretenait leur santé, que la première ferveur qui avait d’abord parue, ainsi que cela a coutume d’arriver dans les commencements, était un peu ralentie, qu’ils étaient pourtant contents de la bonne vie duplus grand nombre des libres et des esclaves qui se confessaient souvent, et desquels ils n’étaient pas haïs, puisque souvent ils leur envoyaient des présents de fruits, de légumes et de viande fraîche peu commune dans le pays ; que les habitants leur bâtissaient un presbytère fort gracieusement, à quoi ils tâchaient de correspondre, donnant à dîner à leurs ouvriers, faisant en même temps la cuisine et prenant soin du tracas du ménage, ce qui pourtant les embarrassait, et ils disaient qu’ils seraient toujours à plaindre tandis qu’ils n’auraient pas de frères pour cela. M. Renou pensait à changer M. Houbert de Ste.-Suzanne, où il était seul, pour le mettre à St.-Paul avec M. Criais, et M. Abot à sa place. Le frère de son côté souhaitait de se débarrasser du service qu’il rendait aux insulaires dans leurs maladies, pour vaquer uniquement au soin du ménage domestique, et à ses exercices spirituels, nous sommes obligés, disait M. Bonnet en écrivant cecitout transporté de joie, de bénir le Seigneur qui nous a fait faire un si bon choix des ouvriers en cette occasion ; j’espère que nous aurons le même contentement des autres frères que nous avons fait partir, et qui m’écrivent de Ste.-Croix des Canaries, en date du 5 mars 1718, qu’ils étaient arrivés la veille, après avoir couru plusieurs dangers d’être pris sur les côtes de Barbarie, où les vents leur avaient fait faire cinq cents lieues malgré eux. Un capitaine de vaisseau, qui a passé par Canton, où est M. Appiani, et par l’île de Bourbon, m’écrit de Lisbonne, du 5 mai 1718, que ces messieurs font revivre les mœurs de la primitive Église, dont il a été témoin et très édifié ; que leurs travaux font honneur à la religion ; que, dans Mascareignes, ils ont chassé la débauche et la dissolution ; que la jeunesse montrait un germe de vertu, rendant témoignage aux miséricordesde Dieu sur ce nouveau peuple.
M. Bonnet écrivit encore, le 26 décembre 1719 : Nos messieurs de l’île de Bourbon sont paisibles dans leur petit district, avec leurs frères sages et propres à ce pays-là. Ils sont fort unis entre eux ; ils aiment leur peuple et en sont également aimés. Ils leur firent faire, l’année dernière, la retraite pour essayer de soutenir les fruits de leur mission précédente, et ils écrivent que cette île est à présent comme un petit paradis terrestre, où il y à peu de boucs parmi les brebis dans les pâturages du Seigneur. M. Renou se trouve encore incommodé de l’estomac, les autres se portent bien. . Mais le dernier article ne fut pas confirmé par les nouvelles suivantes à l’égard de M. Houbert, lequel, après plusieurs crachements de sang, se trouvait attaqué d’une toux sèche et de tous les autres symptômes de la pulmonie et de la phtisie, de sorte qu’il y avait toutes les apparences d’une mort prochaine et nullement de guérison. Toute la paroisse de Ste.-Suzanne paraissait très affligée de son état, car il était aimé, estimé, honoré comme un bon et saint pasteur. M. Renou a eu pareillement des crachements de sang fort violents qui ont de même fait craindre pour sa vie ; toutefois, Dieu nous l’a conservé et les autres continuent à se bien porter avec les frères qui, tous font bien du bien dans leur île.
Il semblait que la providence de Dieu voulait ouvrir la porte d’une autre terre étrangère, quoique dans un autre climat que celle dont nous venons de parler, mais d’une plus vaste étendue, pour y faire entrer d’autres ouvriers de la Congrégation et y faire luire, par leur moyen, la lumière de la foi catholique. C’était la Géorgie ou Mingrélie, située sur la côte de la mer Noire ou Pont-Euxin, pays bon, fertile et célèbre autrefois par la fameuse expédition de Jason, chef des Argonautesqui allèrent à la conquête de la toison d’or. Ce pays est bien tempéré. Les habitants y sont doux ; mais d’un naturel mous et porté à l’impudicité. Ils étaient sujets aux empereurs grecs, et le schisme de cette nation s’y introduisit, comme dans le reste de l’empire. Dans la suite des temps, quand les Ottomans ou Turcs occupèrent par les armes l’empire grec, qui prit fin par la prise de Constantinople, des princes particuliers restèrent maîtres de ces grandes puissances et devinrent tributaires tantôt du grand Seigneur, tantôt du sophi de Perse, conservant toujours la religion grecque. Il y a parmi ces habitants, comme dans le reste de la Grèce, des caloyers ou moines grecs, du nombre desquels était un oncle du prince de Géorgie ou Mingrélie, qui vint à Rome. Il y eut audience de N[otre] S[aint] P[ère] le Pape Clément XI, qui il témoigna le désir et la bonne disposition des Mingréliens pour recevoir des missionnaires européens et revenir, par leur secours, à l’unitéde l’Église. Le S[aint] P[ère] jeta alors les yeux sur la Congrégation de la Mission pour lui confier le soin de cette mission importante. Ce religieux oncle du prince vint encore à Paris solliciter le zèle de S[a] M[ajesté] très chrétienne, pour contribuer aux frais de cette mission, et Sadite Majesté eut la bonté d’assigner sept mille livres de revenus annuels pour soutenir cette bonne œuvre. M. Bonnet, sans doute ravi d’avoir cette occasion d’étendre ainsi la Compagnie et d’en appliquer les ouvriers jusque dans les pays les plus reculés aux fonctions apostoliques, nomma aussitôt des sujets pour entreprendre le voyage de Mingrélie. Il fit venir de Rome M. La Gruère, et partir de Paris cinq ou six autres ouvriers, la plupart jeunes prêtres, excepté M. Alin5, qui en devait être le supérieur, et qui alla jusqu’à Marseille, où M. La Gruère s’était rendu de Rome ; d’autres s’arrêtèrent à Lyon. Mais on y apprit deux fâcheuses nouvelles qui firent évanouir toutesles belles espérances de cette mission. La première fut l’avis donné par M. le marquis de Bonac, ambassadeur de France à Constantinople, que le grand Seigneur ne laisserait pas passer des missionnaires d’Europe, et la seconde, encore plus affligeante, fut la mort du roi Louis XIV, arrivée le 1er 7bre 1715. Comme c’était ce grand prince qui, par ses libéralités, voulait faire exécuter ce grand dessein, et, d’ailleurs, il aurait bien trouvé moyen d’y faire consentir le sultan ; la pension qu’il avait assignée se trouvait supprimée : on ne fut plus en état, faute de moyens, d’entreprendre ce voyage. M. Bonnet écrivit, à la date du 1er janvier 1716 : La mort du roi a suspendu ou tout à fait anéanti le projet de la mission de Mingrélie. Dieu a ses temps et ses moments, lesquels il faut attendre avec patience pour ne pas devancer ses desseins.