2. Un regard qui se centre, un regard qui se fixe (1617)
En janvier 1617, M. Vincent est donc précepteur dans la famille des de Gondi. Il peut estimer avoir atteint cette situation enviable à laquelle il aspire depuis des années. Mais il connaît alors une grave crise spirituelle et morale ; il vit dans le désenchantement. Parlant plus tard d’un ecclésiastique qui avait vécu pareille épreuve, il dira, se souvenant peut-être de sa propre expérience :
« Et comme il ne prêchait ni ne catéchisait plus, il se trouva assailli, dans le repos où il était, d’une rude tentation contre la foi. Ce qui nous apprend en passant, combien il est dangereux de se tenir dans l’oisiveté, soit du corps, soit de l’esprit : car, comme une terre, quelque bonne qu’elle puisse être, si néanmoins elle est laissée quelque temps en friche, produit incontinent des chardons et des épines, aussi notre âme ne peut pas se tenir longtemps en repos et en oisiveté, qu’elle ne ressente quelques passions ou tentations qui la portent au mal. » (XI, 33.)
C’est en cet état que M. Vincent commence la fameuse année 1617. Il est assurément bien loin de s’imaginer le chemin qu’il va parcourir au cours de cette année du fait surtout de deux événements qui vont le bousculer et redonner sens à sa vie.
a. Gannes — Folleville, 25 janvier 1617
A la fin de janvier 1617, Mme de Gondi est de passage dans l’un de ses châteaux, à Folleville (Somme). M. Vincent qui l’accompagne est appelé au chevet d’un mourant dans le village voisin de Gannes. Il s’y rend et reçoit la confession du vieillard… Laissons M. Vincent lui-même raconter la suite :
« La grâce porta le paysan de Gannes à faire l’aveu public, même devant Mme de Gondi, dont il était vassal, des graves péchés de sa vie passée. « Ah ! Monsieur, qu’est-ce que cela ? dit alors cette vertueuse dame. Qu’est-ce que nous venons d’entendre ? Il est sans doute ainsi de la plupart de ces pauvres gens. Ah ! si cet homme, qui passait pour homme de bien, était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal ? Ah ! Monsieur Vincent, que d’âmes se perdent ! Quel remède à cela ? »…
C’était au mois de janvier 1617 que cela arriva ; et le jour de la Conversion de Saint Paul qui est le 25, cette dame me pria de faire une prédication en l’église de Folleville pour exhorter les habitants à la confession générale ; ce que je fis. Je leur en représentai l’importance et l’utilité, et puis je leur enseignai la manière de la bien faire ; et Dieu eut tant d’égard à la confiance et à la bonne foi de cette dame (car le grand nombre et l’énormité de mes péchés eussent empêché le fruit de cette action) qu’il donna la bénédiction à mon discours ; et toutes ces bonnes gens furent si touchés de Dieu, qu’ils venaient tous pour faire leur confession générale. Je continuai de les instruire et de les disposer aux sacrements, et commençai de les entendre. Mais la presse fut si grande que, ne pouvant plus y suffire, avec un autre prêtre qui m’aidait, Madame envoya prier les Révérends Pères Jésuites d’Amiens de venir au secours…
Nous fûmes ensuite aux autres villages qui appartenaient à Madame en ces quartiers-là, et nous fîmes comme au premier. Il y eut grand concours et Dieu donna partout sa bénédiction. Et voilà le premier sermon de la Mission et le succès que Dieu lui donna, le jour de la Conversion de Saint Paul ; ce que Dieu ne fit pas sans dessein en un tel jour. » (XI, 4-5.)
La conclusion de ce témoignage montre assez l’importance capitale que saint Vincent accorde à l’événement de Gannes-Folleville et cela peut surprendre. Pour un prêtre en effet, surtout en période de chrétienté comme au début du xvir siècle en France, quoi de plus normal que d’être appelé au chevet d’un mourant ? C’est vrai, mais si M. Vincent est prêtre depuis dix-sept ans, il n’a guère été en situation pastorale que durant les seize mois de Clichy. Seize mois en dix-sept ans, c’est bien peu et ce qui, peut-être, n’aurait été qu’ordinaire pour un curé de paroisse devient, pour lui, un véritable événement. Cela d’autant plus que, providentiellement, il vit cette expérience au contact de Mme de Gondi qui était assez scrupuleuse, toujours plus ou moins angoissée par la crainte de la damnation.
On aura certainement remarqué que, dans le récit de saint Vincent, Mme de Gondi occupe une grande place dans l’événement. C’est elle qui semble réagir la première, dramatisant et généralisant comme peuvent le faire les consciences portées au scrupule : « Ah ! Monsieur (Vincent), qu’est-ce que cela ?… Qu’est-ce que nous venons d’entendre ?… Ah ! si cet homme qui passait pour homme de bien était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal ? Ah ! Monsieur Vincent, que d’âmes se perdent ! Quel remède à cela ?… » Et c’est Mme de Gondi qui pousse M. Vincent à réagir, c’est elle qui l’engage à prêcher le lendemain, elle qui suggère le thème du sermon, elle enfin qui l’invite à continuer l’expérience dans les autres villages.
Il est possible, même vraisemblable que, sans Mme de Gondi, l’événement de Gannes-Folleville aurait eu beaucoup moins d’importance et de retentissement. M. Vincent, on l’a vu, était alors en période de crise et n’était sans doute pas en mesure de réagir seul ni aussi positivement. Mais, poussé par Mme de Gondi, il accepte de prêcher le lendemain, le 25 janvier, et la façon dont, dans son récit, il insiste sur le succès et les suites de cette prédication semble bien indiquer que nous avons là une des clefs de l’événement et de ses répercussions dans la personnalité et la vie de saint Vincent. Psychologiquenient déjà, pour un homme qui doute de lui, un succès est souvent une sorte de révélation, au moins un encouragement. Mais au-delà, il apparaît certain que saint Vincent s’est senti tout autant interpellé et bouleversé par la réaction massive de la paroisse de Folleville que par l’émouvante confession « publique » du paysan de Gannes. Il a l’évidence que ces pauvres gens des campagnes sont abandonnés alors qu’il suffit d’un prêtre, d’un sermon, d’un signe de sollicitude pastorale pour susciter parmi eux un élan inespéré. « Toutes ces bonnes gens furent si touchés de Dieu qu’ils venaient tous… et la presse fut si grande que, ne pouvant plus y suffire » il fallut faire appel aux Pères Jésuites d’Amiens.
Ceci se passait donc à Folleville, le 25 janvier 1617 et, six mois plus tard, M. Vincent quittait en cachette la famille de Gondi pour prendre une petite paroisse dans les Dombes : à Châtillon. Que s’est-il donc passé entre le 25 janvier et le ter août 1617 pour qu’un tel changement se décide et que tout projet « d’honnête retirade » soit brusquement abandonné ? Dans de nombreux textes ultérieurs on peut, sans doute, retrouver comme l’écho des réflexions et révisions déchirantes de M. Vincent pendant ces six mois : ces pages, par exemple, où il met en parallèle l’abandon des pauvres des campagnes et la ruée du clergé et des religieux vers les villes, autour des riches et des grands.
Devant l’abandon des pauvres qu’il constate à Folleville et les environs (à commencer par celui de ce pauvre paysan de Gannes), devant surtout la réponse massive de ces pauvres gens à l’annonce de la Parole de Dieu, saint Vincent a sans doute brutalement conscience de la médiocrité, de l’inutilité de sa vie de prêtre depuis dix-sept ans. Alors que lui a cherché et trouvé une douce et bonne situation auprès des grands, les pauvres de la campagne vivent et meurent sans même un prêtre pour les évangéliser ni les assister. Comme il l’écrira dans le contrat de fondation de la Mission :
« Ceux qui habitent dans les villes de ce royaume sont aidés par quantité de docteurs et de religieux… il ne reste que le pauvre peuple de la campagne qui, seul, demeure comme abandonné. » (XIII, 198.)
Après le 25 janvier 1617, cette constatation devient comme la hantise de M. Vincent. Son regard, désormais, n’est plus centré sur lui-même, sur son avenir, sa retraite, sa famille. Il est définitivement fixé sur les pauvres et c’est pourquoi il quitte les de Gondi et toute idée de promotion pour devenir, jusqu’à la fin de ses jours (il le croit !), un bon curé de campagne.
Une décision très courageuse, même héroïque pour un homme de 36 ans, âge bien plus lourd au xviie siècle qu’aujourd’hui, mais une option encore bien limitée ! Folleville a révélé à M. Vincent l’abandon spirituel des pauvres gens des champs et il part à Châtillon pour prêcher, catéchiser, préparer aux sacrements et les administrer. Son regard est certes fixé sur le pauvre, pas encore tout le pauvre. L’événement de Châtillon va lui révéler une responsabilité, une vocation infiniment plus large et exigeante !
b. Châtillon (20-23 août 1617)
Le ler août 1617, M. Vincent prend possession de la cure de Châtillonles-Dombes (aujourd’hui Châtillon-sur-Chalaronne, près de Bourg-en-Bresse, Ain). C’est une paroisse rurale de quelque 2 000 habitants, l’une des plus difficiles et délaissées de la région. M. Vincent se met au travail et vingt jours après son arrivée, un deuxième événement, en apparence aussi banal , que celui de Folleville, l’interpelle et l’aide à mieux découvrir ce que Dieu veut de lui.
M. Vincent lui-même raconte :
« J’étais curé en une petite paroisse, quoiqu’indigne. On me vint avertir qu’il y avait un pauvre homme malade et très mal accommodé en une pauvre grange, et cela lorsque j’étais sur le point d’aller faire le prône. On me dit son mal et sa pauvreté, de telle sorte que, pris de grande compassion, je le recommandai fortement et avec tant de ressentiment que toutes les dames en furent touchées. Il en sortit de la ville plus de cinquante ; et moi, je fis comme les autres, le visitai et le trouvai en tel état que je jugeai à propos de le confesser ; et comme je portais le Saint Sacrement, je rencontrai des femmes par troupe et Dieu me donna cette pensée : « Ne pourrait-on point réunir ces bonnes dames et les exhorter à se donner à Dieu pour servir les pauvres malades ? » (IX, 208209.)
« Je proposai à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après ; et c’est le premier lieu où la Charité a été établie. » (IX, 244.)
Nous sommes le 20 août 1617 et trois jours plus tard est effectivement constituée une association de dames chargées de visiter, de soigner, de nourrir tous les pauvres malades « à domicile » de la paroisse. C’est la toute première fondation de saint Vincent.
L’événement de Châtillon, comme celui de Folleville, apparaîtra sans doute bien ordinaire mais M. Vincent a, lui, la conviction que dans l’un et l’autre cas Dieu s’est clairement manifesté. Parlant de toutes ces fondations, celle surtout de la Congrégation de la Mission et celle de la Compagnie des Filles de la Charité, il affirmera toujours que tout a vraiment commencé à Folleville et à Châtillon.
A Châtillon, M. Vincent semble avoir surtout pris conscience de deux réalités qui désormais marqueront profondément son action :
- d’une part, il perçoit qu’il ne peut y avoir d’évangélisation des pauvres sans intervention efficace pour l’amélioration de leurs conditions de vie ;
- d’autre part, il découvre la place capitale, le rôle irremplaçable des laïcs tant pour l’évangélisation que pour la promotion des pauvres.
A Folleville, M. Vincent avait été bouleversé et provoqué par l’abandon spirituel du pauvre, son abandon par l’Eglise, surtout par les prêtres. A Châtillon, il prend conscience de son abandon matériel, l’abandon par la société ou, plus exactement, il comprend que cet abandon matériel concerne aussi et directement l’Eglise et les prêtres qui ne peuvent plus se cantonner dans la seule évangélisation. Désormais, deux adverbes reviendront constamment sur les lèvres et sous la plume de saint Vincent : « spirituellement et corporellement », deux adverbes qui pour lui deviennent indissociables. On les trouve déjà dans le premier règlement de la Confrérie de la Charité de Châtillon (novembre-décembre 1617), dont voici l’introduction :
« Comme ainsi soit que la charité envers le prochain soit une marque infaillible des vrais enfants de Dieu, et qu’un des principaux actes d’icelle soit de visiter et nourrir les pauvres malades, cela fait que quelques pieuses demoiselles et quelques vertueuses bourgeoises de la ville de Châtillon-les-Dombes, diocèse de Lyon désireuses d’obtenir cette miséricorde de Dieu d’être de ses vraies filles, ont convenu par ensemble d’assister spirituellement et corporellement ceux de leur ville, lesquels ont parfois beaucoup souffert plutôt par faute d’ordre à les soulager que de personnes charitables. » (XIII, 423.)
Bien qu’écrit dans un style qui paraît aujourd’hui difficile et un peu désuet (« pieuses demoiselles », « vertueuses bourgeoises »…), ce règlement de la première fondation de M. Vincent contient déjà en germe tout ce qui caractérisera par la suite son action charitable et sociale. On y retrouve son sens étonnant d’observation et d’organisation, son respect surtout de la personne du pauvre et le souci qu’il a toujours de sa promotion. Il convient ici de citer au moins ce passage concernant la visite des pauvres malades. Manifestement, M. Vincent veut faire comprendre à ces dames que le malade pauvre a droit aux mêmes soins, aux ,mêmes égards que les plus grands de la société.
« Celle qui sera en jour, ayant pris ce qu’il faudra de la trésorière pour la nourriture des pauvres en son jour, apprêtera le dîner, le portera aux malades, en les abordant les saluera gaiement et charitablement, accommodant la tablette sur let it, mettra une serviette, une gondole et une cuillère et du pain, fera laver les mains aux malades et dira le Benedicite, trempera le potage avec une écuelle et mettra la viande dans un plat, accommodant le tout sur ladite tablette, puis conviera le malade charitablement à manger. » (XIII, 427-428.)
On se souvient de la description des repas à « Ranquines » lorsque saint Vincent était enfant : du millet que l’on met cuire dans un pot et que l’on verse dans un seul plat, tous les membres de la famille venant y puiser. Pas de serviette, ni de gondole (assiette) ! Les gestes que M. Vincent prescrit aux membres de la Confrérie de Châtillon sont ceux mêmes qu’il a remarqués chez les grands et il exige que les plus pauvres soient traités de la sorte et que les « dames » à leur chevet se comportent exactement comme les servantes d’une Mme de Gondi ! C’est en ces détails que se révèle déjà ce qui sera l’une des grandes caractéristiques de la relation de saint Vincent aux pauvres : le respect, le sens de leur dignité, le souci de leur promotion.
Et le règlement continue :
« Elle lui dira quelque petit mot de Notre-Seigneur, en ce sentiment tâchera de le réjouir s’il est fort désolé, lui coupera parfois sa viande, lui versera à boire, et l’ayant ainsi mis en train de manger, s’il a quelqu’un auprès de lui, le laissera et en ira trouver un autre pour le traiter en la même sorte, se ressouvenant de commencer toujours par celui qui a quelqu’un avec lui et de finir par ceux qui sont seuls, AFIN DE POUVOIR ETRE A UPRES D’EUX PLUS LONGTEMPS ; puis reviendra le soir leur porter à souper avec même appareil et ordre que dessus… » (XIII, 428.)
On aura remarqué la délicate attention pour les malades pauvres qui sont seuls. Même lorsque saint Vincent assumera les plus grandes responsabilités dans le Royaume : intervenant dans la réorganisation des prisons, des hôpitaux, des écoles, etc., il demeurera toujours aussi soucieux du respect de la personne des pauvres, aussi sensible et susceptible en tout ce qui concerne leur dignité.
Venu donc à Châtillon pour prêcher, catéchiser, évangéliser, voilà M. Vincent lancé dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une « action sociale ». Il a compris que la véritable évangélisation du pauvre passe d’abord par la recherche de solutions à sa situation d’injustice et de misère. Il a également compris qu’en ce domaine, les laïcs avaient un rôle irremplaçable à jouer. Cette dernière découverte peut sembler assez banale aujourd’hui ; elle était méritoire et significative au xvue siècle. Et l’on sait que les huit femmes qui constituaient la première Confrérie de la Charité de Châtillon ont été suivies d’un nombre incalculable de femmes et d’hommes, riches ou pauvres, que saint Vincent a su regrouper, organiser, animer pour l’évangélisation et le service des pauvres… C’est là encore une caractéristique essentielle de l’action et de la spiritualité vincentienne qui a sans doute son origine dans l’événement de Châtillon.
L’année 1617 aura donc été une année particulièrement riche pour saint Vincent, l’année de la « conversion ». Au début janvier, il était encore hésitant, désenchanté, troublé dans sa foi, incertain. Le voilà décidé à consacrer le reste de sa vie à l’évangélisation et à la promotion des pauvres.
Son regard est définitivement fixé, centré sur le pauvre au point que tout le reste et tous les autres sont perçus en fonction du pauvre. Son regard est centré sur TOUT le pauvre au point de ne plus pouvoir dissocier promotion humaine et évangélisation, dignité de la personne du pauvre et la dimension sociale de l’injustice dont il est victime. C’est là le bilan de ce que l’on a pu appeler la « conversion » de saint Vincent de Paul en 1617 qui se traduit dans une certaine façon de voir le pauvre et de voir sa propre vie, le monde et l’Eglise EN FONCTION des pauvres.