Frédéric Ozanam (Philosophie et philosophes)

Francisco Javier Fernández ChentoFormation VincentienneLeave a Comment

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Author: Elme-Marie Caro · Year of first publication: 1888 · Source: Philosophie et philosophes.
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ozanamC’est line pieuse pensée des amis d’Ozanam d’avoir consacré à sa mémoire line édition complète de ses œuvres. — À coup sur, si celle belle âme prend encore quelque intérêt au témoignage des hommes, cette édition de ses œuvres complètes est le monument qui doit lui plaire davantage. L’amitié empressée a compris son vœu posthume et l’a réalisé avec un zèle incomparable. L’édi­tion vient de s’achever, et nous avons désormais l’œuvre entière de ce vaillant écrivain, dont une partie inédite semblait perdue pour la science et les lettres, tandis que d’autres parties publiées, mais dispersées par les mille hasards de la publicité, couraient le risque de ne se re­joindre jamais. Le moment est venu de porter un juge­ment d’ensemble sur l’homme qui fut un homme excellent, avec une physionomie de la plus vive origina­lité, et sur l’œuvre qui ne fut, à vrai dire, qu’une seule idée, mais variée avec art et fécondée par la richesse des aperçus.

Les documents se sont multipliés autour de cette mé­moire aimable, en raison même des affections qui s’élaienl multipliées autour de cette vie si pure. Tout le monde a lu avec ravissement cette notice de M. Ampère qui parut très peu de temps après la mort d’Ozanam, et qui, par l’éloquence émue et naturelle dont elle est empreinte, méritera de survivre à la triste occasion dont elle est née, et restera parmi les meilleures inspirations du savant

académicien. En téte de l’édition qui vient de paraître, le P. Lacordaire a placé une biographie étendue, pleine de verve et de passion, traitée avec ce style vif et bril­lant dont le célébré orateur trouve le secret dans une jeunesse d’âme toujours renouvelée. M. Nettement a plus d’une fois rendu de justes et touchants hommages à l’au­teur des Études germaniques. A l’occasion des Dentiers écrits tV Ozanam, M. llersart de la Yillemarquè rassem­blait, dans des pages particulièrement aimables, d’in­génieuses appréciations mêlées de souvenirs récents et encore pleins de larmes. Voilà, entre autres documents, ceux qui ont fait revivre avec le plus d’autorité et de charme cette nohle figure, sitôt disparue.Nous essaierons, tout en nous servant de ces précieux secours, d’apporter notre part d’impressions personnelles et de souvenirs, et peut-être pourrous-nous ajouter quelque trait à l’œuvre de ces habiles écrivains. Une heureuse fortune nous fait rencontrer Ozanam à un âge où les sensations sont profondes et durables, en des circonstances où l’on peut dire que l’iioimne se laisse pénétrer dans la sincérité la plus parfaite de son âme. Avec quelques autres jeunes gens, privilégiés du sort, et qui tous, dans les voies di­verses où la vie les a engagés, ont gardé l’impression vive de cette rencontre, nous avons passé deux années entières dans la familiarité intellectuelle d’Ozanam. Et cela, non pas sur les bancs de la Sorbonne où le professeur, très respectueux pour son auditoire, n’apportait jamais qu’une éloquence soigneusement méditée, mais dans l’ombre d’un collège de Paris, où M. Ozanam, pendant deux années des plus laborieuses, consentit à venir faire une classe de rhétorique, délassement bien lourd, pour une santé si frêle, à ses fatigues hebdomadaires de l’enseignement public. Nous ne pouvons nous rappeler, sans une émo­tion profonde, ces années 1843 et 1844, si voisines de nous par le temps, si lointaines déjà par la distance mo­rale des événements. Le nom d’Ozanam n’avait pas encore dépassé un horizon très limité; mais déjà il faisait pres­sentir la force et l’éclat de son taleut à tous ceux cjui s’approchaient de lui. Nous ne craindrons pas, dans la rapide peinture que nous donnerons de l’homme, d’in­sister sur ce trait qui manque aux notices que nous avons lues, et de le représenter dans cette vive et fa­milière attitude d’un maître adoré, laissant échapper à Ilots les idées et les sentiments, mettant toute son intel­ligence et tout son cœur eu contact avec son jeune audi­toire. Il y aura là peut-être quelque nouveauté.

Nous voudrions aussi faire connaître ses œuvres, qui sont une tentative heureuse de renouvellement de l’apo­logétique chrétienne par la passion savante et poétique tout à la fois, par l’enthousiasme sincère animant l’érudi­tion. C’était là sans doute le but suprême où tendaient tous les efforts d’Ozanam. Mais cette idée maîtresse n’avait eu lui rien d’étroit ni de tyrannique, et laissait à son in­telligence toute sa liberté dans le choix des moyens, dans la disposition des matériaux, dans l’économie générale de son travail. La vérité chrétienne était la conclusion pressentie de tous ses livres, mais cette conclusion, l’au­teur, qui était en même temps un artiste habile, lie l’im­posait pas à ses lecteurs avec la fatigante obstination des apologistes maladroits qui épuisent leur science en plai­doyers. L’étude n’était qu’un moyen sans doute pour cette intelligence éprise de la foi. Mais on sent que le moyen lui- même enchantait l’auteur presque autant que le but qu’il poursuivait. Sa passion pour la science parait presque aussi vive que sa passion pour le christianisme, et c’est ce carac­tère mélangé d’enthousiasme scientifique et religieux qui donne à ses œuvres tant de vie et de sincérité, tant de va­riété surtout au sein de l’unité persistante et fondamentale.

Chose étrange et qui peut nous donner à tous à réflé­chir sur la fortune des livres et sur l’inégale répartition des renommées ! Aux dons les plus rares de l’imagination et du bon sens, à l’éclat d’une science éloquente et variée, au charme sympathique d’une foi profonde et d’une ex­quise pureté, Ozanam joignait le privilège d’amitiés nom­breuses dont quelques-unes étaient illustres. Et pourtant, personne, je pense, ne me désavouera quand je dirai qu’en dehors du cercle assez restreint du monde univer­sitaire et académique, où, comme professeur et comme écrivain, il obtint de grands succès, en dehors aussi de ce que l’on a appelé, à tort ou à raison, le parti catholique, la réputation d’Ozanam ne fut pas égale à ses grands talents. Il n’arriva pas, de son vivant, à cette expansion de renommée, à cette notoriété publi­que où l’on voit parvenir tous les jours des écrivains très inférieurs. Pour nous servir d’une image bizarre, mais juste, son nom jouissait de la plus haute estime dans cette partie de Paris dont on pourrait déterminer h géo­graphie intellectuelle en tirant une ligne de Saint-Sulpice à la Sorbonne et de la Sorbonne à l’Institut. Je doute que ce nom ait jamais, dans ce temps-là, passé les ponts. On pouvait croire qu’il était ignoré dans le monde des lettres bruyantes, du journalisme populaire, et de la critique qui célèbre, à grand orchestre de phrases, une renom­mée par semaine. C’était une iniquité flagrante, explica­ble pourtant, si la chose en valait la peine, par mille petites causes dont les meilleures sont bien frivoles. Cette iniquité est déjà aux trois quarts réparée par les travaux brillants et consciencieux que je signalais tout à l’heure. Il ne tiendra pas a nous que cette œuvre de répa­ration ne s’achève et que le nom d’Ozanam ne reprenne, dans la hiérarchie des réputations contemporaines, le niveau élevé auquel le place naturellement la double distinction du talent et du caractère. Ce n’est pointant pas une apologie que nous entreprenons ici ; c’est une étude critique, rien de plus, mais inspirée par un senti­ment d’affectueuse justice.

I

Que le lecteur ne s’effraye pas trop, en nous voyant évo­quer des souvenirs de collège. Il y a tel de ces souvenirs qui peut apporter une information utile ou un renseigne­ment piquant sur l’histoire d’une intelligence. Croit-on qu’il fût indifférent de savoir au juste comment M. Ville- main faisait sa classe et gouvernait les jeunes intelli­gences confiées à son professorat précoce? Nous avons entendu plus d’une fois, avec un singulier plaisir, d’an­ciens élèves de M. Cousin rappeler les heures studieuses qu’ils passaient avec lui, dans cette vieille école normale ou l’on agitait tant d’idées jeunes au milieu des ruines. Quand il s’agit d’un de ces hommes éminents qui se por­tent tout entiers dans tout ce qu’ils fout, il n’y a pas d’œuvre insignifiante ou médiocre. Cela est vrai surtout de l’enseignement, qui est une occasion naturelle, pour une intelligence avide de progrès, de s’éprouver et de se développer librement à l’ombre devant ces jeunes gens à la fois sympathiques et difficiles, qui sont déjà un audi­toire, sans être encore le public. Excellente manière de connaître à fond un homme, que de le voir ainsi aux prises avec lui-méme et avec ses idées, essayant d’inspirer le goût des choses de l’esprit à une jeunesse souvent re­belle, multipliant ses ressources en raison de la résistance, variant sous mille formes la démonstration, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’argument décisif, pensant tout haut, et dans ces luttes improvisées, rencontrant parfois la plus naturelle des éloquences. La parole du haut enseigne­ment, à la Sorbonne ou ail Collège de France, est exposée à un grave inconvénient. Le professeur ne vit pas avec son public; il ne le connaît pas; tout au plus peut-il estimer, d’après les applaudissements, s’il a réussi à plaire; il ignore s’il a convaincu. D’ailleurs un auditoire libre est essentiellement mobile. On a commencé l’e> posé d’un système ou d’un livre devant une nombreuse assem­blée ; 0Il pense l’achever devant la même assemblée ; on se trompe ; elle n’est la même qu’à la surface : dans l’in­tervalle d’un semestre elle s’est peut-être renouvelée dix fois. Aussi ne s’établit-il que bien rarement une commu­nication sérieuse entre le professeur et son public. D’ail­leurs, on le sait, ces auditoires de bonne volonté viennent chercher des impressions; ils peuvent rencontrer par surcroît une instruction sérieuse, mais ils s’en soucient médiocrement. Le professeur incline, par la force des choses, à prendre le ton d’un orateur, plus que celui d’un maître. Le public, par la même force des choses, incline à prendre le rôle de juge plus que celui de disciple : il blâme par son silence, il encourage par ses bravos; mais, en bonne conscience, pense-t-il à s’instruire? — Dans l’enseignement plus modeste d’une classe il s’établit un commerce intime et régulier d’intelligence entre le maître et les élèves. Le maître exerce une influence dé­cisive par la continuité de son action; il se rend compte des progrès ou des résistances; il règle sa marche d’après celle de son jeune auditoire ; il se proportionne aux intelligences; il devine aisément les points divers sur lesquels il peut relâcher ou sur lesquels il doit tendre son effort; il assiste à son œuvre. On n’estime pas assez haut, généralement, ce que des hommes habiles et consciencieux déploient de ressources d’esprit ou de science sur ces théâtres obscurs, au fond de nos collèges. Ozanam fut un de ces maîtres incomparables dans l’intimité, Il laissait échapper, connue d’une source intarissable, des trésors de sensibilité littéraire et d’élo­quence improvisée. Il puisait à un fonds si riche qu’il semblait ne pas craindre la prodigalité. Ce fut, en ce sens, un vrai prodigue, et il le fut jusqu’à sa dernière heure.

Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où nous le vîmes paraître dans sa chaire du collège Stanislas. La première impression fut toule à la curiosité, et, je dois le dire, à une curiosité un peu maligne. Ozanam n’avait pour lui rien de ce qui prédispose en faveur d’un homme, ni la beauté, ni l’élégance, ni la grâce. Sa taille était mé­diocre, son attitude gauche et embarrassée. Des traits incorrects, un teint livide, une extrême faiblesse de la vue, qui donnait à son regard quelque chose de troublé et d’indécis, une chevelure longue et en désordre, lui composaient une physionomie assez étrange, mais fran­chement laide, qu’un dessinateur habile, dans le portrait placé en tête de l’édition, a jugé mal à propos, selon nous, d’embellir pour la postérité. Cette figure élégante, régu­lière, ce n’est plus Ozanam. C’est mieux que lui, et je le regrette. Car si la malignité souriait d’abord, la sym­pathie avait sou tour. On ne pouvait rester longtemps indifférent à cette expression de douceur et de bonté, transmise du cœur à travers un masque un peu lourd, mais qui n’était disgracieux qu’à la première vue. Que la vraie bonté est belle et que cette beauté est rare! Joignez à cela un sourire d’une très spirituelle finesse, et â cer­tains moments un épanouissement d’intelligence sur cette physionomie transformée, comme si elle se fût. ouverte pour laisser passer un rayon de l’âme; ajoutez enfin, comme dernier trait, l’habitude de souffrir, visiblement empreinte sur ce visage maladif, mais en même temps, l’habitude de souffrir avec calme, marquée dans cette expression singulière de sérénité douloureuse, qui devint chez lui dominante dans les deux dernières années de sa vie; on conviendra qu’à ce prix, l’irrégularité des traits importe peu, et que le plus difficile des hommes se rési­gnerait à être laid de cette charmante manière. D’ailleurs Ozanam était à mille lieues de penser à tout cela, et je gagerais bien qu’il n’a pas perdu une minute de sa vie laborieuse à se demander si sa laideur avait du charme ou n’en avait pas. C’était, de tous les hommes, le plus étranger et le plus indifférent à ces sortes de choses, et il avait bien raison de ne pas s’en soucier.

Comme il y avait de la gène dans son maintien, il y avait aussi de l’embarras et presque de la gaucherie dans ses premières paroles. Son élocution, au début, semblait souffrir d’une sorte de timidité physique ; elle était diffi­cile, lente, et ne se dégageait qu’avec peine d’une cer­taine obscurité. Elle Il’osait s’enhardir que peu à peu, sous la pression de cette dialectique intérieure de la pensée que l’obstacle provoque ou que la sympathie échauffe. Les premiers moments étaient toujours à l’in­certitude et au trouble, aussi bien dans une conversation privée, en tête-à-tête avec un écolier que dans un entre­tien écouté, au milieu d’un salon; dans la chaire modeste du collège comme dans cette chaire de la Sorbonne qui, de temps à autre, n’était pas sans avoir quelque air de tri­bune. Mais cette mauvaise honte cédait bientôt, non pas tant au légitime sentiment d’une supériorité qui se rend justice à elle-même, qu’au vaillant effort d’une volonté pour laquelle c’était un devoir de produire les idées avec toute la force et la chaleur qu’on doit mettre au service de la vérité. Son talent était encore de la conscience. Ces singulières timidités d’une pensée qui s’effrayait d’elle- même se marquaient visiblement dans son écriture tour­mentée, inégale, surchargée de ratures. Une lettre, des noies éparses, une page destinée à la publicité, lout ce qui sortait de sa plume portait l’empreinte d’un labeur difficile, d’un goût inquiet, toujours mécontent de son œuvre, et d’une certaine indécision hésitant entre les formes diverses et les nuances d’une idée. Il y avait de tout cela dans Ozanam quand il était de sang-froid. Mais le travail de l’idée produisait l’enthousiasme, et tous ces embarras disparaissaient; la parole ou le style devenaient tout d’un coup vifs, impétueux; en un instant, tout chan­geait de face; l’homme trop déliant de lui-même dispa­raissait dans l’orateur ou dans l’écrivain sur de la vérité.

Tel nous apparut Ozanam, après les incertitudes du début. Les sévérités de la première heure cédèrent vite à un sentiment d’intérêt qui passa par des phases succes­sives et devint une sorte d’admiration affectueuse et fami­lière. Nous ne raconterons pas le détail de ces deux années scolaires que le souvenir d’Ozanam consacre dans notre cœur. Nous dirons seulement, pour marquer d’un mot l’influence que le professeur sut prendre sur sou jeune auditoire, que plusieurs de nos condisciples pro­longèrent leur tempsde collège et s’offrirent spontanément à doubler leur année de rhétorique, dans le but unique de continuer cette douce vie intellectuelle, sous la disci­pline de ce inailre excellent. On ne se lassait pas de vivre avec lui.

Si le caractère de cette élude nous interdit les détails, il nous impose au contraire l’obligation de marquer les grands traits de cet enseignement qui nous serviront à taire revivre la physionomie d’Üzanam. Le qui dominait en lui, c’était une sorte d’art tout spontané mais très effi­cace, pour éveiller le sentiment littéraire dans des intel­ligences même endormies. Il avait le secret d’intéresser tout le monde aux choses de l’esprit. Les âmes les plus stériles et les plus glacées s’ouvraient aux impressions de sa parole et sentaient naître je ne sais quelle curiosité nouvelle qui les étonnait ellcs-mémes. Ces écoliers maus­sades et grossiers, ces béotiens de collège, qui sont le désespoir des professeurs et la honte d’une classe, ne res­taient pas toujours isolés dans leur indifférence. Quelques- uns comprenaient, d’autres croyaient comprendre, ce qui était déjà un grand progrès. Cette action pénétrante d’Ozanam sur les intelligences les plus rebelles tenait à deux causes principales : le mouvement et l’élévation morale de son enseignement. Il avait toutes sortes de prises sur l’esprit. Il le saisissait par la raison, qu’il avait forte et exercée, par l’imagination qu’il avait heureuse, et surtout par une espèce de dialectique socratique, où il excellait, et par laquelle, interrogeant l’élève et le con­duisant avec art, il lui donnait l’illusion d’avoir trouvé ce qu’il lui faisait voir. Ces formes variées et dramatiques ajoutaient un vif intérêt à ses leçons, aiguillonnaient la paresse, réveillaient la somnolence, et répandaient autour de lui une agitation qui, réglée et dirigée, devenait une féconde activité. Avec lui on aimait à penser. Il élevait doucement à son niveau les jeunes gens, encourageant leurs efforts, applaudissant de tout cœur au zèle heureux, plein d’une indulgente sympathie pour les écarts d’une imagination adolescente ou les échecs d’une intelligence pauvrement douée. Pourvu que l’on fût courageux, il était content; il adorait la bonne volonté. Aucun ensei­gnement, moins que le sien, n’était tourné du côté des succès frivoles. Il ne méprisait pas ces concours clas­siques, où l’émulation double l’effort et fait produire à un jeune esprit toutes ses ressources. Mais il regardait plus haut et ne souffrait pas que le collège n’aspirât qu’à faire des lauréats. Il voulait qu’on emportât de sa classe le vif sentiment du beau, qui du reste ne se séparait pas, dans sa pensée, du bien moral. Nul plus heureusement que lui n’associa ce double culte. Sans aucune affectation, il don­nait à son enseignement un tour austère et grave, il excel­lait à faire voir que l’idée du bien est la consécration et le couronnement de toute bonne et saine littérature. Et cela, il le montrait sans le démontrer, aimant mieux avoir recours à l’exemple, à la citation, qu’à la théorie, et ame­nant l’élève à conclure, sans lui imposer la contrainte d‘un argument en règle. À Dieu ne plaise que je trans­forme cet aimable esprit en un prédicateur de morale. Ce serait assurément le bien mal comprendre. Je cherche à rendre l’impression qu’il produisait sur son auditoire, et cette impression était double. Il faisait aimer les lettres, mais les lettres nobles, vraiment libérales, celles qui élèvent la pensée et qui ont sérieusement à cœur la gran­deur morale de riiumanilé, htimaniores litterœ. L’intelli­gence [ne profitait pas seule à ce commerce; l’âme tout entière s’y développait.

Il fallait l’entendre expliquer Virgile. Il fallait le voir tenant à la main un vieil exemplaire des Ge’orgiques, lisant ce poème tout pénétré du parfum de la nature, s’animant à cette grave mélodie du vers latin, et après les essais malheureux de quelque écofier inégal à cette grande poésie, reprenant la traduction faiblement ébauchée, rec­tifiant le sens indécis, condensant le style, et ramassant tout l’effort de son intelligence pour lutter de précision avec un beau vers, de grandeur avec une belle image, d’harmonie avec toute cette poésie qui est l’harmonie même. C’était plaisir d’assister à un enthousiasme si naïf et si vrai. Dante lui avait appris à aimer Virgile avec une sorte de piété. Toute son âme passait dans ces improvi­sations, jetées avec une verve brûlante sur le texte latin. La traduction appelait le commentaire. Le commentaire d’un vers appelait le commentaire du poème tout entier. L’esprit du professeur, invité par la-propos, agrandissait de plus en plus le sujet; ce qui n’était d’abord que l’exer­cice d’une classe, devenait, par le progrès naturel de l’idée et l’enthousiasme croissant du maître, un véritable cours d’éloquence et de poésie latine. L’histoire vivante, passionnée, s‘y mêlait dans une juste proportion. On sor­tait enfin de ce cercle puérilement monotone des Épi­sodes, qui ont trop longtemps fait oublier le poème lui-même, pour embrasser d’un coup d’œil l’idée fonda­mentale de l’ouvrage, l’ordre harmonieux des dévelop­pements, la grandeur simple des détails, cet art incom­parable que possède Virgile de rester poète au milieu des descriptions vraies et des conseils savants, poète dans le technique même, et surtout ce patriotisme mâle qui rap­pelle Rome déjà corrompue à l’antique vertu des champs. Tout cela exprimé dans un langage parfois inégal, incor­rect même, mais toujours vif, saisissant, coloré, sincère surtout et exprimant avec ingénuité le mouvement inté­rieur de la pensée, tout cela tenait l’auditoire sous le charme, et dans nos imaginations écolières, Virgile gran­dissait à vue d’œil, avec son interprète. Dans la suite, j’ai vu Ozanam plus maître de lui, plus habile dans ses effets, plus étudié dans sa vive parole. Je ne l’ai jamais vu plus naturellement éloquent que dans ces conférences fami­lières où il se pénétrait de l’âme si grande et si douce de Virgile. Un des plus grands chagrins de ma vie d’écolier, un chagrin que la vie d’homme elle-même ne m’a pas fait oublier, est d’avoir perdu un exemplaire où j’avais noté, d’une main précipitée, les plus belles inspirations de cette imagination savante aux prises avec le poète des Gëorgiques, un Virgile commenté par Ozanam, et dont le prix était infini à mes yeux. Il y aurait eu là des éléments d’une étude des plus curieuses, quelque chose sur les Gëorgiques d’analogue au travail délicatement érudit et plein d’aperçus nouveaux que M. Sainte-Beuve a consacré à l’Énéide. Bien entendu que, dans noire pensée, le rap­prochement ne va pas au delà d’une certaine similitude dans le genre du travail. Les différences entre ces deux esprits parlent d’elles-mêmes.

Un jour, après l’explication d’une des pages les plus simples et les plus vraies des Géorgiques, nous fumes tout surpris de voirie maître s’abstenir de tout commentaire, et tirer silencieusement un petit livre de la poche de son habit, réceptacle habituel de papiers, de notes, ou d’el- zévirs microscopiques. Il ouvrit ce livre et lut. Ce n’é­taient plus des vers latins, et c’était pourtant encore la même harmonie puissante, calme, sereine. Ce n’était plus Virgile, même traduit par l’abbé Delille, et pourtant c’é­tait l’inspiration directe de Virgile, c’était une poésie toute virgilienne d’accent, d’émotion; c’était la note des Géorgiques, miraculeusement retrouvée dans une langue nouvelle, mélodieuse, pleine de sentiments et d’images, à laquelle il ne manquait vraiment qu’une chose pour être tout à fait digne du poète romain, la juste mesure. Nous assistions, charmés, à cette vie rustique, racontée depuis la première heure du travail jusqu’à la dernière heure du jour. A la fui de la lecture, je crois qu’un ap­plaudissement contenu éclata. Ai-je besoin de dire que l’austère interprète de Virgile venait de nous lire les La­boureurs, de M. de Lamartine? Le lendemain, qui était un jour de sortie, la plupart d’entre nous revinrent avec un Jocelyn. Ce résultat n’avait pas été prévu par notre excellent maître, qui se fut fait, j’en suis sûr, un cas de conscience de son enthousiasme littéraire. Pendant quinze jours on ne parla que de Laurence. 0 fragilité des im­pressions humaines! Virgile et les Laboureurs étaient ou­bliés.

Je n’ai pas rencontré d’homme qui prit si fort à cœur les grandes choses, la poésie, la religion, l’art, l’éloquence, la philosophie. Sur tous ces sujets, il s’expri­mait avec une verve élevée et sincère. Il mettait, du reste, dans tout ce qu’il faisait, la grandeur et la force de sa pensée, ne méprisant aucun exercice scolaire, et sa­chant tirer parti de tout ce que lui pouvait offrir le cours diversifié des études classiques pour animer les esprits, et répandre parmi eux, sous les formes les plus variées, le culte du beau. Il ne ressemblait en rien à ces profes­seurs qui, s’estimant très supérieurs à leur métier, en méprisent les détails, et croient compenser leur indo­lence dédaigneuse à l’égard des petits travaux, par la vi­gueur de l’impulsion générale. Mauvais raisonnement. Là où le détail fait défaut, l’ensemble manque aussi, sur­tout dans l’œuvre laborieuse de l’instruction, où l’in­fluence ne s’obtient, où l’action ne s’exerce que par un soin persévérant et une assiduité presque minutieuse. Ozanam le savait, et il veillait tout particulièrement â mettre en estime les travaux du genre le plus classique. Il est vrai qu’il nous apprenait à découvrir, même dans ces œuvres modestes, des côtés intéressants et nouveaux. Il s’appliquait surtout à relever les vers latins d’une sorte de discrédit où ils étaient tombés, depuis quelques années, dans l’Académie de Paris, et à nous faire voir que même sous une forme surannée et toute d’imitation, il y avait encore une naturelle issue pour des sentiments ou des pensées poétiques. Lui-mème, autrefois, au col­lège, nous savons qu’il excellait à manier cette forme, et que souvent il avait condensé, avec un rare bonheur, dans le mètre de Virgile, une poésie juvénile, mais ori­ginale et brillante, dont son ancien maître, M. Urbain Legeay, un modeste et excellent humaniste, conserve pieusement aujourd’hui les aimables reliques. Même alors, devenu maître à son tour, Ozanam aimait encore cet exercice ingénieux., et plus d’une fois, comme saisi d’une sorte d’émulation naïve et charmante, nous le vîmes, à propos d’une pièce ou d’une tirade incomplète, reprendre l’ébauche de l’élève, s’animer au jeu, et nous rapporter le lendemain quelques vers latins que Vanière ou Santeul auraient signés. Il appartenait vraiment et de plein droit à cette élite des esprits pour qui nul la­beur n’est ennuyeux ou insignifiant, parce qu’ils savent élever les choses jusqu’à eux. Il trouvait dans chaque œuvre, môme secondaire, un véritable intérêt, parce qu’il y apportait l’intérêt de son esprit si vivant, de son imagination féconde, de sa verve savante. Sa vie intellec­tuelle, si riche de son fonds, et si sérieusement occupée, se répandait sur toute personne et sur toute chose autour de lui.

Avec tout cela, pas l’ombre de pédanterie, l’ingénuité même et l’esprit dans toute sa naturelle vivacité ; car il en avait, et du meilleur, du plus agile à la repartie et du plus gai. On ne l’a pas connu, sous cet aspect de jeunesse spirituelle et riante, dans sa chaire publique de la Sor- bonne, où ce qu’il avait d’oratoire dominait et absorbait tout en lui. Et puis, à l’époque où il fut le plus en vue, les douleurs de plus en plus vives, les soucis navrants de l’avenir, les inquiétudes de toute sorte, publiques et pri­vées, avaient marqué leur trace dans cette âme si jeune et qui se sentait déjà en proie à la mort. L’esprit avait encore chez lui, même alors, de vives échappées, impé­tueuses, franches, souvent éblouissantes ; mais ce n’était plus que l’exception aimable et comme l’intervalle lu­mineux d’une vie sur laquelle s’étendait l’ombre, de jour en jour croissante ; ce n’était plus d’ailleurs que dans l’intimité que ce charmant esprit osait être libre et sui­vre sa veine heureuse et gaie ; tout le reste de son exis­tence avait pris un tour sérieux, je dirais presque triste, s’il pouvait y avoir de la tristesse où il y a de la vraie b onté. Mais à cette époque privilégiée de la vie d’Oza­nam, où nous l’avons rencontré pour la première fois, et où sa maturité précoce retenait encore tout l’entrain et le premier élan de la jeunesse, il se livrait volontiers à cette aimable et franche gaieté d’esprit, qui est un rafraî­chissement au milieu des études austères. Il s’y aban­donnait avec cette sincérité d’une âme excellente et pure, que les fortes douleurs n’ont pas encore touchée, et qui, pleine de la joie de sentir vivre sa pensée et son cœur, laisse, de temps à autre, cette joie de la vie intérieure éclater au dehors. Notre jeunesse surtout, semblait lui rendre toute la sienne; ce savant qui avait déjà publié des travaux considérables, et qui portait de grandes choses dans sa pensée, redevenait, à certaines heures, naïf et joyeux avec nous, Il avait le rire si franc, si na­turel, la plaisanterie si agréable, si vivement tournée, bien que toujours tempérée par un sentiment exquis des convenances, que c’était un charme de le surprendre en ses douces gaietés. On l’y provoquait, tant que cela était possible. Il résistait le plus souvent, et l’on voyait que sa conscience, qui était d’une délicatesse extrême, se re­tranchait alors dans le respect de la régie, dans la sé­vérité du devoir, et aussi dans la gravité élevée de son enseignement. Parfois il cédait à nos innocentes provoca­tions ; quelque chose agissait alors en lui, soit le charme du beau soleil, dont il était amoureux comme un poète, soit l’influence d’un de ces rayons intérieurs qui, sortis du plus profond de l’âme, viennent s’épanouir à la sur­face; il fallait l’entendre alors. Que de jeunesse dans cet esprit déjà vieux par la science! Quelle candeur dans la gaieté, et, par un étrange contraste, quelle finesse dans la plaisanterie ! Candide et fin, c’était bien la manière d’être d’Ozanam, quand il s’égayait, et s’il y aune con­tradiction, nous la mettons à la charge de la nature, qui avait conservé à Ozanam la simplicité du cœur, au mi­lieu des raffinements littéraires de l’esprit.

Ingénu et bon, il ne faut pas s’étonner s’il était popu­laire parmi tous les jeunes gens réunis et groupés au­tour de lui. Je n’ai jamais connu maître plus aimé. La jeunesse allait à lui par d’inévitables sympathies. Et ces sympathies, des deux côtés, étaient fidèles. Par le progrès des années, ses anciens élèves devenaient presque tous ses amis. On ne se décidait pas à se passer de lui quand on l’avait connu. L’intérêt vif que le maître avait excité se reporta tout entier et ardent sur l’homme. Nous vou­lûmes connaître sa vie, son jeune passé, ses succès ré­cents, ses chances d’avenir, ses modestes ambitions. Pas un d’entre nous qui ne s’associât vivement et de toute son âme, â ses diverses fortunes dans les lettres et dans l’université. Le jour où il obtint, à titre définitif, la succession de M. Fauriel, il sembla à chacun de nous que cette nomination était la nôtre autant que la sienne, et que nous montions tous ensemble avec lui dans cette vieille chaire, vaillamment conquise. Ses triomphes étaient à nous. Nous ne nous serions jamais consolés d’une disgrâce du pouvoir ou d’une défaveur du public. Ces deux épreuves nous furent épargnées dans sa per­sonne. Son talent le protégeait naturellement auprès de l’autorité, sa loyauté auprès du public. Il trouva partout l’accueil dont il était digne. Ce fut heureux; une injus­tice aurait brisé ce cœur singulièrement sensible, et d’une délicatesse presque maladive.

Le moment est venu d’esquisser rapidement celte bio­graphie trop courte, et où il n’y eut guère d’intéressant que des événements de sentiment ou d’idée.

On ne comprendrait pas tout l’homme si l’on ne mar­quait les premières et décisives influences qui agirent sur son enfance et sa jeunesse. Le P. Lacordaire, dans une page animée, a résumé les traditions domestiques qui eurent une si grande part dans la direction des idées d’Ozanam : « Il descendait originairement d une famille juive de la Bresse, convertie par saint Didier, l’an 000 de l’ère chrétienne. Un de ses ancêtres, Jacques Ozanam, dont Fontcnelle a écrit l’éloge, était, au dix-septième siècle, un mathématicien remarquable et un chrétien fort droit. On a retenu ce mot que lui avaient inspiré les querelles tliéologiques de son temps : « Il appartient aux docteurs de Sorboune de disputer, au pape de prononcer et aux mathématiciens d’aller en paradis par la perpen­diculaire. » Le père d’Ozanam, dans une vie trop tôt tranchée par un accident, fruit de sa charité, avait connu des situations bien diverses : tour à tour soldat, négo­ciant, exilé volontaire en Italie, puis étudiant et médecin ; mais autant sa carrière avait éprouvé de vicissitudes, au­tant la foi chrétienne était demeurée l’ancre immuable où s’appuyait la constance de ses vertus. Il avait abdiqué la guerre au moment où elle lui promettait, dans nos cam­pagnes d’Italie, le prix du sang qu’il avait déjà versé pour la France. Lyon, en lui donnant alors une femme digne de lui, avait imposé à son amour le sacrifice de ses goûts, et huit années d’un travail obscur avaient inauguré les commencements d’un bonheur qui n’excluait pas le désir d’occupations plus hautes, parce qu’elles sont plus dévouées. Un changement de fortune le délivra du joug. Milan le reçut comme dans un asile que la victoire avait rendu français, mais que la nature et les souvenirs pro­tégeaient contre une présence trop vive d’un maître tout- puissant: et là, plus libre qu’il ne l’avait encore été, on le vit à l’âge de trente-six ans, se créer la carrière qui l’avait fui, et obtenir de sa constance, sur une terre étrangère, le renom de médecin savant, habile et chari­table. Quand l’Autriche, après nos revers, eut appliqué à ce sol poétique son sceplre lourd et défiant, le .père d’Ozanam revint demander à la France une meilleure patrie, et vingt années de séjour à Lyon Fy rattachèrent de nouveau en attendant que la mort l’y naturalisât pour jamais.

« Frédéric Ozanam était né de ce père dans le temps de l’exil, le août 1815. Sa mère, Marie Nantas, fille d’un honorable négociant de Lyon, avait aussi connu dans son enfance les chemins de l’étranger. Le flot de l’émigration l’avait portée en Suisse, au bourg d’Échal- lens, à moitié route de Lausanne et d’Yverdun, entre ces deux beaux lacs de Genève et de Neuchâtel. Cinquante ans après, Frédéric y retrouvait les traces de sa mère, et déposait dans une note touchante l’impression qu’il avait reçue de cette pieuse rencontre…. II eut pour sa mère vivante un culte qu’il lui conserva toujours, et j’ai remarqué dans ses lettres qu’il en parlait sans cesse avec une tendre admiration. Quand il l’eut perdue, sa douleur fut extrême : mais, le premier déchirement passé, il se fit en lui un phénomène, qu’il appelle quel­que part la conviction de la présence réelle de sa mère. Il lui semblait qu’elle le suivait encore, qu’elle l’inspirait, qu’elle le récompensait, comme au temps de son en­fance, par des caresses sensibles. »

Ce culte persistant fut un des soutiens de sa vie reli­gieuse et morale. Sa mère fut pour lui Fange familier du bon conseil et l’inspiratrice secrète de son cœur. Toute sa vie, il resta quelque chose de cette impression dans la manière dont il jugeait et parlait des femmes. Cette âme pure gardait à leur égard une sorte de senti­ment chevaleresque et de respect attendri. Il avait une horreur toute particulière pour ces conversations lé­gères ou ces libres écrits qui profanent l’idée de ce sexe et avilissent l’amour. À peine pouvait-il souffrir même la vérité historique, quand elle témoignait des faiblesses de quelque femme illustre qu’il aurait voulue irréprochable. Je me rappelle son embarras charmant à propos des allu­sions discrètes de Bossuet, dans l’oraison funèbre de la duchesse d’Orléans. Sa chaste imagination n’osait pas aller aussi loin que la grave pensée du prêtre.

À l’influence de sa mère, qui remontait aux premiers jours de son enfance, une autre, bien salutaire et pro­fonde, était venue s’ajouter, dans ces années de crise qui séparent l’adolescence de la jeunesse et qui prépa­rent si activement la vie. Il avait rencontré, dans son maître de philosophie au collège de Lyon, un prêtre sa­vant, auquel sa foi éclairée et sa forte raison donnaient une autorité exceptionnelle sur toutes les générations d’élèves qui traversaient sa classe. M. l’abbé Noirot, que M. Cousin proclama un jour le premier professeur de la France, s’emparait des esprits avec une grande force. Nous avons connu un certain nombre d’élèves qu’il a formés, et presque tous, dans la variété de leur intelli­gence, gardaient l’ineffaçable empreinte du maître, je veux dire un esprit philosophique très exercé et rompu à la dialectique, s’unissant à un goût vif pour les vérités religieuses. Ozanam ne fit donc que confirmer par le rai­sonnement, dans la société de ce prêtre modeste, qui était en même temps un philosophe distingué, son incli­nation religieuse, déjà forte des traditions et des exemples de sa maison. M. Noirot, qui se connaissait en jeunes gens, faisait le plus grand fond sur le jeune Ozanam, et l’avait admis, tout écolier qu’il fût encore, dans une sorte d’intimité philosophique. Les jours de congé, on allait faire de longues promenades sur les rives pittoresques de la Saône, et ces promenades, dont Ozanam se souvenait avec enchantement, étaient l’occasion naturelle de graves entretiens, où la sagesse sereine du maître se répandait sous forme d’interrogations habiles, et faisait éclore la pensée dans ces jeunes âmes, impatientes de la vérité. — L’enseignement de M. Noirot était admirablement placé à Lyon. Il y a, dans cette cité vraiment noble, comme un fonds naturel de piété traditionnelle et un catholicisme de race. Tous les hommes distingués que cette ville a produits, en dehors de la politique exaltée, ont une ten­dance incontestable vers les idées et les sentiments reli­gieux. Il est à peine besoin de citer des noms propres : au commencement du siècle, le doux et mystique Bal- lanclie, l’illustre Ampère; de nos jours, un artiste ori­ginal, M. Janmot, qui n’a rien moins entrepris que de représenter, dans une série de tableaux sérieusement étu­diés, les phases diverses de l’épopée de lame, et un poète, M. de Laprade, dont le vers spiritualisle semble être un défi au siècle; tous ces noms, auxquels nous pourrions aisément en ajouter d’autres, si certaines convenances ne nous l’interdisaient, prouvent assez la persistance de ce que je pourrais appeler Y école lyonnaise à travers des temps aussi troublés que les nôtres, L’école dure, en dé­pit des épreuves, et chaque jour des recrues nouvelles lui arrivent comme pour remplacer les vaillants soldats tombés sous le feu de la vie. Ozanam appartenait entière­ment à ce mouvement d’idées catholiques, et il contri­bua beaucoup, pour sa part, à l’entretenir et à l’ètendre dans cette ville, qui était pour lui sa véritable patrie, sinon de naissance, du moins de choix, de famille et d’in­telligence.

Cette double influence de la famille et d’un maître vénéré fut décisive. D’ailleurs, pour ceux qui ont connu Ozanam, il n’est pas douteux qu’il ait eu, au plus haut degré, le tempérament religieux; l’intelligence naturelle­ment portée vers les grandes croyances qui ouvrent, du côté du ciel, des perspectives illimitées; la raison forte et humble à la lois, assez forte pour porter la doctrine dans ce qu’elle a de plus sublime, assez humble pour accepter le mystère; le cœur admirablement pur, inca­pable de laisser une de ses faiblesses se transformer en sophisme, ou de tirer d’un vice secrètement caressé, uue objection contre la foi; enfin une volonté loyale, droite et en même temps perpétuellement défiante d’elle-mêiiie, aimant à se réfugier dans la grâce et à invoquer leseeours divin contre les tentations et les surprises; l’humilité d’un enfant dans une grande âme !

La religion en lui n’avait rien d’intolérant ni de fas­tueux; elle s’alliait à une merveilleuse douceur d ame. Il en donna une preuve sensible lorsque sorti du collège et attiré par tous les instincts vers la grande vie intellec­tuelle de Paris, il accepta le joug que lui imposa la pru­dence de sa famille et qui le ret int quelque temps dans l’ombre peu littéraire d’une étude d’avoué. Il reçut plus tard une merveilleuse compensation pour ces années, obscurément perdues, si le dévouement pouvait jamais l’étre. Arrivé enfin à Paris, simple étudiant en droit, des lettres de recommandation lui permirent d’aborder M. de Chateaubriand, qui lui fit un accueil plein d’engageantes promesses. Cette visite au plus grand écrivain du siècle resta gravée dans sa mémoire avec les plus familiers détails, et il en parlait longtemps après avec uue émotion charmante. D’heureuses circonstances de famille lui va­lurent une autre bonne fortune. Il fut, pendant deux ans, l’hôte et le commensal de M. Ampère, dont le fils devait continuer à l’égard d’Ozanam, par une sorte d’hérédité, l’aimable patronage. « M. Ampère, dit l’abbé Lacordaire (qui a touché avec une heureuse sagacité cette première époque d’une vie pure et pourtant inquiète), M. Ampère se prit d’estime et d’affection pour le jeune étudiant que la Providence lui avait envoyé ; il conversait souvent avec lui, le prenait à part dans son cabinet et lui/exposait sa philosophie des sciences ; il le faisait môme travailler sous ses yeux, et l’on a conservé des pages écrites à moitié par l’un et par l’autre. Ces entretiens amenaient dans l’Ame du savant, à propos des merveilles de la na­ture, des élans d’admiration pour leur auteur; quelque-fois, mettant sa tète entre ses deux mains, il s’écriait tout transporté : « Que Dieu est grand! Ozanam, que Dieu est grand! » Cette cohabitation dura deux années. C’étaient les premières qu’Ozanam passait à Paris. Elles lui ouvri­rent de plus larges horizons que ceux où il avait vécu jusque-là, en lui donnant lieu de connaître et d’entendre, dans le salon de M. Ampère, des hommes éminents. M. Pallanche, sou compatriote, fut celui qui le toucha davantage…. Le lecteur se demandera sans doute ce que faisait enfin ce précoce étudiant, si favorisé de la nature et de la Providence. Il faisait ce que sa famille avait sou­haité de lui. Fils obéissant, il portait sur les bancs de l’École de droit une intelligence docile et cependant rebelle, parce que tousses instincts l’entraînaient ailleurs, aux grands rivages de la poésie, de l’histoire, de l’érudi­tion littéraire et philosophique. Il lisait les anciens et les modernes, et, dans les intervalles perdus, jetait à son esprit, comme une distraction, la connaissance de l’ita­lien, de l’espagnol, de l’anglais et de l’allemand. Il y ajoutait quelque teinture aventurée de l’hébreu et du sanscrit. Des amis de son âge, presque tous issus de sa ville natale, commençaient aussi à l’entourer et à lui dis­puter ses heures. Mais les joies de l’amitié, ni celles de l’étude et celles de la religion ne parvenaient à le défen­dre d’une teinte de mélancolie, car, si riche qu’il fût par ses dons, il en avait le contre-poids dans une santé faible et dans une tendance à s’inquiéter de l’avenir. De plus, tout jeune encore, il sentait vivement les misères de son siècle. S’il l’eût liai et méprisé, il eût pu demander à l’orgueil l’insouciance de la destinée commune; mais il aimait cet âge tourmenté du bien et du mal, il en espé­rait beaucoup, il le portait dans son sein comme un ma­lade faisant effort vers la vie, et tout ce qui tendait à l’avilir ou à le détourner de sa route lui causait une sen­sible affliction. »

Nous n’avons pas l’intention de suivre chronologique­ment le cours de ces années laborieuses et d’écrire ici une biographie. Nous voulions seulement marquer les influences diverses sous l’action desquelles s’était formé cet aimable et vigoureux esprit, et le représenter autant que possible dans sa sincère originalité. Pour cela, nous l’avons suivi surtout dans les parties les plus inconnues de son existence, sa première jeunesse et son professorat de collège. Du moment où il entre dans la lumière d’une publicité de jour en jour croissante, les documents abondent, on peut les consulter; on nous pardonnera d’ètre bref.

À vingt-six ans, déjà docteur en droit depuis trois an­nées, il se présentait devant la Faculté des lettres de Paris avec deux thèses, l’une, De frequenli apud veteres poêlas heroum ad inferos descensu, et l’autre, sur Dante et la Philosophie catholique au treizième siècle. Ce fut un grand succès d’érudition, de nouveauté littéraire, de cri­tique indépendante et de sagacité philosophique. Ce fut aussi un véritable succès de parole improvisée. Ce jour- là, Ozanam venait de marquer sa place parmi ses juges. Il ne tarda pas à la prendre. Après avoir cédé une année de sa vie aux instances de ses amis de Lyon, qui venaient de lui faire obtenir dans cette patrie d’adoption une chaire de droit commercial, il revint à Paris prendre sa part d’un concours très brillant institué par M. Cousin pour le titre d’agrégé à la Faculté des lettres. Le con­cours fut pour lui une occasion toute naturelle de déve­lopper son savoir précoce et de rares ressources desprit. On se souvient encore d’une leçon sur les scolastiques qui lit événement en Sorboune. Ozanam obtint le premier rang dans le concours, et, à la rentrée de la Faculté, en !840, il prenait la suppléance de M. Fauriel, et mon­tait, à titre provisoire, dans cette chaire qu’il avait main­tenant à défendre et à conquérir line seconde fois par le succès.

Le premier usage qu’il lit de sa nouvelle fortune uni­versitaire, ce fut d’en faire hommage à une jeune Fille bien digne de son amour, et qui se montra plus tard à la hauteur de toutes les épreuves que la Providence tenait en réserve, comme elle se montra, dans les années heu­reuses, au niveau de cette intelligence et de ce cœur qui venaient de se donner à elle. Le P. Lacordaire semble regretter que ce doux piège n’ait pas été évité. Il estime qu’Ozaunm était encore bien jeune pour une félicité si ennemie des grandes nuises; que, comme le prêtre, l’homme de lettres est consacré; qu’il est difficile, au milieu des joies domestiques, de conserver l’assiduité du travail et la liberté de l’intelligence, et plus difficile encore de retenir ses besoins dans la modestie de ses ressources — Un mot seulement sur cette délicate question. A qui a connu Ozanam dans l’intimité, avec cette teinte d’inquiétude, celte timidité physique, cette facilité d’i m pressions tantôt vives et gaies, tantôt tristes et découragées, et surtout àqui l’a connu dans les vicissi­tudes cruelles dune santé si fragile et si précaire, il n’est pas douteux que le mariage ne fût pour lui à la fois un boiiheur et un appui. Il avait besoin de retremper son Ame vaillante, mais servie par des organes trop faibles, dans une affection forte et profonde qui doublât, si je puis dire, en lui la vie et le sentiment de la vie. Il avait besoin à la fois do se dévouer à quelqu’un et que quelqu’un se dévouât pour lui. Pieux et croyant connue il était, le ser­vice de Pieu et la cause de la vérité suffisaient sans doute à stimuler son zèle pour le travail. Mais quand les devoirs positifs de la famille vinrent se joindre à l’obligation gé­nérale qui pèse sur la destinée de chacun, il semble que ses forces, ses talents même en furent doublés. Avec quelle intelligente activité il sembla multiplier le temps, avec quel courage il disputa à la mort les restes d’une santé ruinée et d’une énergie minée par la souffrance! La présence de sa femme et d’une charmante enfant qu’il adorait élevaient au plus haut degré sa force morale. Les beaux travaux qui remplirent les dernières années de sa vie, ces travaux nés au milieu des plus vives dou­leurs, dans ces heures qui n’étaient plus que le prolon­gement artificiel d’une vie irrémédiablement condamnée, il ne les eût pas accomplis sans doute, si l’idée de la famille n’eût fait de lui vraiment un héros. Il voulait protéger sa famille orpheline par l’éclat de ses dernières œuvres. Dieu n’a pas permis que son espoir fût trompé.

Nous avons anticipé sur les événements. Ozanam eut de 1841 à 1846 cinq années pleinement heureuses. Des études remarquées n’étaient que l’intervalle et le repos d’un cours Laborieux dont le succès grandissait chaque année. En 1844, à la mort de M. Fauriel, Ozanam obtint à l’unanimité sa succession, et à trente-deux ans, après quatre années d’une suppléance fort applaudie, il se trouva titulaire d’une chaire de Sorbonne, c’est-à-dire du poste le plus éminent de l’Université militante. Ce grand honneur, dont lui seul s’étonna, ne le prit pourtant pas au dépourvu. Il avait amassé d’immenses matériaux, d’où il tira un cours excellent avant d’en tirer d’excellents livres. Nous retrouverons tout à l’heure ses idées sous forme d’ouvrages, et ce sera le lieu d’en juger. Nous vou­drions ici dire quelques mois de l’orateur. Ce qui était nouveau à la Sorbonne, quand il y entra, ce n’était pas l’éloquence (ces vieilles voûtes y étaient habituées), c’était le genre de son éloquence. Avant lui, autour de lui, d’illustres maîtres avaient obtenu de grands et légi­times succès de parole. Mais chacun d’eux y avait ap­porté sa manière et le tour naturel de son esprit, soit une rare fermeté de vues et une grandeur simple dans la déduction des faits généralisés, soit une vive souplesse d’intelligence et l’art d’éclairer la critique par la multi­plicité des rapprochements et des points de vue, ou bien encore lelévation, l’ampleur oratoire au service des grandes spéculations philosophiques, ou enfin l’agilité lumineuse d’une pensée fine, jointe à l’ironie légère du bon sens. Rien de semblable dans Ozanam. Son éloquence était laborieuse et inégale, mais souvent pleine d’éclat et de feu. Nous avons parlé ailleurs des efforts qui signa­laient le début hésitant de sa parole. Chose étrange! H avait consacré toute une semaine de religieux travail à rassembler les preuves et les documents, à en ordonner la lumineuse économie, à féconder sa pensée par la mé­ditation intérieure, à manier, si je puis dire, dans tous les sens, l’idée savante ou profonde qui devait être le centre vivant de sa leçon, et l’heure venue, il tremblait comme un enfant. Il arrivait a la Sorbonne avec de véri­tables angoisses. Il montait à sa chaire, pûle et miné par le travail fiévreux de l’idée. Un puissant effort de.volonté pouvait seul, chaque fois, le pousser h paraître en public. Il commençait d’une voix sourde et concentrée; sa phy­sionomie était immobile, son regard lourd, ses yeux fermés; on eut dit qu’il craignait de voir en face ce ter­rible auditoire, qui pourtant l’adorait. On souffrait de le voir souffrir ainsi. C’était la sensation pénible de quel­ques minutes; mais ces minutes, en proie û la géne, semblaient durer des siècles. Une fois que les difficultés du préambule étaient surmontées et que le professeur se jetait dans le plein courant de son idée, c’était un tout autre homme; la parole s’accentuait, la physionomie s’éclairait de la lumière intérieure, le regard s’ouvrait et parlait aussi, tout s’animait à la vie : la pensée élargis­sait la phrase, l’image se pressait, harmonieuse et variée, sur les lèvres de l’orateur; l’éloquence abondait, vive et pressée; une métamorphose était accomplie. Quelque chose de hardi et de nouveau, d’original et de vif, de libre et d’impétueux, saisissait l’attention de l’auditeur. Cette attention une fois saisie, le professeur ne la laissait plus reprendre, il la captivait par des récits naïfs et tou­chants, il l’étonnaitpar les réflexions profondes et fortes, il la retenait par mille traits éblouissants et variés. La leçon inaugurée par l’embarras de l’orateur et l’inévita­ble froideur de l’auditoire, qui demande à être échauffé, s’achevait inévitablement aussi par un triomphe, et, comme 0Il l’a dit si bien avant nous, tout palpitant d’un bonheur acheté par huit jours de travail et par une heure de verve, il retournail chez lui retrouver la peine, qui est la condition de tout service et l’instrument de toute gloire.

Ce n’est pas que le genre d’éloquence d’Ozanam fût à l’abri de tout reproche. Nous avons entendu des gens d’un goût fin blâmer plus d’une fois en lui la pompe des images, la splendeur trop préparée de quelques effets, l’abus du trait. On disait qu’il n’était pas assez difficile dans le choix des ornements ; on disait surtout qu’il n’en était pas assez sobre. L’imagination égarait parfois son goût et le faisait succomber à la tentation d’un faux lyrisme. Tout cela est vrai dans une certaine mesure ; mais il ne faut pas oublier, comme circonstances atté­nuantes, que la parole improvisée a des libertés interdites au si vie écrit, et quo. d’ailleurs, ces défauts étaient moins de l’homme que de l’époque. Ozanam avait vécu dans les plus belles années du romantisme, et bien que, jeune encore, il se fût soigneusement préservé des excès de l’école, il en avait respiré l’atmosphère ; c’était assez pour que l’influence occulte eût quelque peu pénétré dans son esprit. Ajoutons que chaque année marquait un progrès dans sa manière, et que cette intelligence, ca­pable au plus haut degré de se perfectionner elle-même, serait infailliblement arrivée à ce point unique où la juste mesure s’établit entre l’imagination et le goût, entre l’éclat et la sobriété. Le temps lui manqua peut- être pour atteindre à ce tempérament heureux, d’où dé­pend la perfection dans l’art.

’Si notre dessein avait pu être de tracer une esquisse complète, il nous resterait à parler des qualités char­mantes de son âme, de celte candeur élevée, de cette loyauté sévère et scrupuleuse qui faisaient de lui le type de l’honnête homme; de ses vertus aimables et souriantes qui rendaient la vie intérieure si heureuse et si facile autour de lui; de la jeunesse toujours fraîche de ses sensations, de la poétique ivresse qu’excitaient en lui un beau paysage, une belle rivière, la verdure des prés et des bois ; de sa tendresse de cœur, de cette affabilité qui ouvrait si généreusement la porte de son cabinet de travail, même aux jeunes gens inconnus, dont plusieurs venaient le consulter comme un apôtre laïque; enfin de cette inépuisable charité qui fut peut-être le caractère dominant de sa vie et dont ses biographes nous ont con­servé des preuves bien touchantes. Cette charité aura sa légende, elle a déjà son histoire, elle a fondé une insti­tution florissante qu’il suffit de nommer pour faire ap­précier ce que peuvent répandre de bonnes œuvres dans le monde la pensée et la volonté d’un seul homme; la société de Saint-Vincent de Paul, qu’il institua avec huit jeunes gens, dans sa mansarde d’étudiant, au mois de mai 1855, et qui aujourd’hui couvre l’Europe. Nous au­rions aussi aimé à faire voir, dans toute sa noblesse et sa sincérité, l’attitude politique qu’il sut prendre, en ces dernières années, entre les catholiques violemment rétro­grades et les catholiques violemment novateurs; double vio­lence qui compromet également et qui perd la’foi dans les âmes. Il croyait énergiquement au progrès, mais au pro­grès par le christianisme; il estimait que l’Évangile, sin­cèrement consulté, contient tous les germes des progrès légitimes, des améliorations sociales et d’un raisonnable avenir qui ne serait ni l’âge de fer d’un moyen âge res­suscité, ni l’âge d’or des utopies.

Je ne veux plus marquer qu’un dernier trait, le trait suprême qui est comme la consécration de cette noble vie. Ozanam était la conscience inéme et le dévouement à son devoir. Un jour, au printemps de 1852, malade et retenu au lit par une forte fièvre, il apprend que son auditoire le réclame. Il se lève et court à la Sorbonne, improvise une magnifique leçon qui fut sa dernière, et la termine par ces simples paroles : « Messieurs, on re­proche h notre siècle d’être un siècle d’égoïsme, et l’on dit les professeurs atteints de l’épidémie générale. Ce­pendant, c’est ici que nous altérons nos santés, c’est ici que nous usons nos forces; je ne m’en plains pas ; notre vie vous appartient, nous vous la devons jusqu’au dernier souffle, et vous l’aurez. Quant à moi, messieurs, si je meurs, ce sera à votre service. » Il quitta sa chaire et retomba mourant dans ce lit qui fut presque pour lui le lit funèbre, puisqu’il ne s’en releva que pour aller, sous d’autres climats, et déjà frappé à mort, chercher un soleil qui ne put ranimer dans ses veines la vie glacée. — Mourir ainsi, nVst-ce pas mourir comme le soldat sur la brèche? Et la blessure du fer est-elle aussi cruelle que cette blessure de la parole publique dans une poi­trine mourante?

Il y a dans Bossuet un mot charmant, par lequel il loue la duchesse d’Orléans : « Elle fut douce envers la mort ». Par je ne sais quel pressentiment, ce mot avait profondément touché Ozanam, et il ne le commentait qu’avec des larmes. Lui aussi fut doux envers la mort. Il la sentait venir dans la pleine maturité de l’âge, au moment où il allait recueillir, dans la gloire qui com­mençait et dans une grande situation littéraire qui se préparait pour lui, les fructueuses promesses de sa des­tinée. La vie le fuyait, comme un vin généreux qui s’é­chappe du cristal brisé. Des voyages, de tristes voyages aux Eaux-Bonnes, à Biarritz, en Espagne, d’où il rapporta son Pèlerinage au pays du Cid, en Italie enfin, ne firent que tromper son agonie en la prolongeant C’est à Pise, le 25 avril 1855, qu’il écrivit les lignes suivantes, que l’on citera toujours comme l’expression sublime et na­vrante de cette sainte âme, déchirée et résignée : « J’ai dit au milieu de mes jours : J’irai aux portes de la mort…. C’est le commencement du cantique d’Ézéchias; je ne sais si Dieu permettra que je puisse m’en appliquer la fin. Je sais que j’accomplis aujourd’hui ma quaran­tième année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien-aimée, uue charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondement à un ouvrage longtemps révé. Voilà cependant que je suis pris d’un mal grave, opiniâtre, et d’autant plus dangereux qu’il cache probablement un épuisement complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-mème, mou Dieu, m’aviez donnés? Ne voulez- vous point, Seigneur, vous contenter d’une partie du sacri­fice? Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections déréglées? N’accepterez-vous point l’holocauste de mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets mêmes d’études, où se mêlait peut-être plus d’orgueil que de zèle pour la vérité? Si je vendais la moitié iie mes livres pour en donner le prix aux pau­vres, et si, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indi­gents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant? Peut-être, mon Dieu, ne le voulez-vous point. Vous n’acceptez point ces offrandes intéressées, vous rejetez mon holocauste et mon sacrifice : c’est moi que vous demandez : Il est écrit au commencement du Livre que je dois faire votre volonté, et j’ai dit : Je viens, Seigneur.

» Je viens, si vous m’appelez, et je n’ai pas le droit de me plaindre. Vous avez donné quarante ans de vie à une créature qui est arrivée sur la terre, maladive, frêle, destinée à mourir dix fois, si la tendresse et l’intelligence d’un père et d’une mère ne l’avaient dix fois sauvée. Que les miens ne se scandalisent point si vous ne voulez pas faire aujourd’hui un miracle pour me guérir! Mon en­fance, heureusement écoulée au milieu de tant de périls, n’était-elle pas un premier miracle? Il y a cinq ans, ne ufavez-vous pas ramené de bien loin et ne m’avez-vous pas accordé ce délai pour faire pénitence de mes péchés et pour devenir meilleur? Ah! toutes les prières qu’alors on vous adressa pour moi furent écoutées. Pourquoi celles qu’on vous fait aujourd’hui, et en bien plus grand nombre, seraient-elles perdues? Mais peut-être, Seigneur, vous les exaucerez d’une autre manière. Vous me donlierez le courage de la résignation, la paix de l’âme, et ces consolations inexprimables qui accompagnent votre présente réelle. Vous me ferez trouver dans la ma­ladie une source de mérites et de bénédictions, vous les ferez retomber sur nia femme, mon enfant, sur tous les miens, à qui mes travaux auront peut-être moins servi que mes souffrances. »

N’y a-t-il pas, dans ce cri d’Ozanam mourant, comme une note émouvante et sacrée de la Prière de Pascal pour demander à Dieu le bon usage de la maladie? Tous les deux laissent éclater leur âme si jeune et si pleine de vie dans ces pages, qui sont à la fois une prière et un adieu, une plainte étouffée par la résignation. C’est le lyrisme chrétien avec toute sa grandeur et son charme. Je ne crains pas de dire que la dernière page d’Ozanam fut sa plus belle; elle touche à Pascal, avec un accent plus moderne et quelque chose de plus affectueux encore et de plus attendri. C’était son testament littéraire et reli­gieux; il lit l’autre presque en même temps, et, quelques mois après, il rendait à Dieu sa belle âme, en abordant sur la terre française, qu’il put revoir encore. Est-il be­soin de dire qu’il mourut comme meurent les saints? — Personne peut-être, de nos jours, n’a laissé derrière lui plus de sympathies affligées et de plus inconsolables re­grets. Je ne parle pas de sa famille; de pareilles bles­sures ne peuvent même se sonder. Je parle d’un groupe très nombreux de la jeunesse française dont il était l’idole et l’espérance. À la tête de ce groupe ardent et sincère sa place restera éternellement vide.

II

« Je ne connais pas d’homme de cœur qui veuille mettre la main à ce dur métier d’écrire sans une conviction qui le domine. » Ce mot d’Ozanam le peint tout entier. Le talent n’élait qu’un moyen à ses yeux, et qui n’avait de valeur que par le but. C’élait un artiste, pourtant, en fait de littérature et de style, et l’on se tromperait fort en confondant Ozanam avec ces écrivains, très zélés pour la défense de la foi, mais qui se croient dispensés par leur zèle de toute obligation littéraire. Il avait au contraire le plus grand souci de la forme et attachait un soin et un prix infinis à la question d’art. Mais il estimait que la vérité était le seul objet qui méritât tant d’efforts et de peines, tant d’études ingrates, tant de jours laborieux et de nuits passées sans sommeil. Dès sa première jeunesse, il s’était consacré à ce culte austère qui devait remplir sa vie. A peine âgé de quinze ans, on nous dit qu’il avait conçu la pensée d’un ouvrage qui devait s’appeler Dé­monstration de la vérité de la religion catholique par l’an­tiquité des croyances historiques, religieuses, morales. C’était un titre naïvement ambitieux; mais il y avait là déjà quelque germe de l’œuvre future. Il se prépara, par des études très fortes et très variées, à ce rôle d’apolo­giste chrétien, qui, à notre époque, réclame les connais­sances les plus diverses en histoire, en ethnographie, en linguistique, eu géologie même, en philosophie. Deux, ans avant sa mort, dans un avant-propos qui est un mor­ceau achevé, il révélait hardiment son plan longtemps médité, et racontait par quelle progression d’idées il y avait été naturellement conduit : « La vie s’avance, disait-il, il huit saisir le peu qui reste des rayons de la jeunesse. Il est temps d’écrire et de tenir à Dieu les pro­messes de mes dix-huit ans….Laïque, je n’ai pas de mis­sion pour traiter des points de théologie, et d’ailleurs Dieu, qui aime à se faire servir par des hommes éloquents, en trouve assez de nos jours pour justifier ses dogmes. Mais pendant que les catholiques s’arrêtaient à la défense de la doctrine, les incroyants s’emparaient de l’histoire. Ils mettaient la main sur le moyen âge, ils jugeaient l’Église quelquefois avec inimitié, quelquefois avec les respects dus à une grande ruine, souvent avec une légè­reté qu’ils n’auraient pas portée dans des sujets profanes. Il faut reconquérir ce domaine, qui est â nous, puisque nous le trouvons défriché de la main de nos moines, de nos bénédictins, de nos bollandistes. Ces hommes pieux n’a- vaientpointcruleurviemal employéeàpâlirsur les chartes et les légendes. Plus tard, d’autres écrivains sont venus aussi relever une à une et remettre en honneur les images profanées des grands papes, des docteurs et des saints. Je tente une étude moins profonde, mais plus étendue; je veux montrer le bienfait du christianisme dans ces siècles mêmes dont on lui impute les malheurs…. J’ai résolu d’écrire l’histoire des progrès à cette époque où Gibbon n’aperçut que décadence, l’histoire de la civilisation aux temps barbares, l’histoire de la pensée échappant au naufrage de l’empire des lettres, enfin, traversant ces flots des invasions, comme les Hébreux passèrent la mer ltouge et sous la même conduite, forti tegente brachio. Je ne connais rien de plus surnaturel, ni qui prouve mieux la divinité du christianisme que d’avoir sauvé l’es­prit humain, »

Il est dans la destinée de l’apologétique chrétienne de se renouveler souvent. Il faut que, tout en conservant l’immuable identité de la doctrine, elle modifie de temps à autre son plan de défense, selon que l’exige la stratégie

de l’attaque. Les objections changent de caractère et de forme. Le caractère et la forme de l’apologétique doivent changer, sous peine d’insuffisance et de stérilité. A me­sure qu’une science spéciale avance, les esprits hostiles ne manquent pas de tirer de chaque progrès de cette science un argument nouveau contre la foi. Le terrain se déplace plusieurs fois par siècle. Tantôt c’est la géo­logie qui prétend donner d’irréfutables démentis à la Bible ; tantôt c’est la science moderne des races, secondée parles ouvertures nouvelles delà physiologie; une autre fois c’est la critique des textes, l’exégèse et la linguistique qui fournissent des armes contre l’authenticité des Écri­tures; c’est enfin l’histoire qui vient présenter sous les plus fâcheux aspects l’établissement du christianisme, les ori­gines et les développements de l’Église. Ajoutez à cela que chaque génération apporte ses inquiétudes propres et ses motifs particuliers de douter, tirés soit des condi­tions nouvelles de la vie sociale, soit des espérances con­fuses de l’avenir. Il faut, sous peine d’abdiquer devant des ennemis incessamment renouvelés et une stratégie habi­lement variée, il faut que l’apologétique sache se plier à toutes les exigences de l’attaque qui sont en même temps les signes des temps nouveaux. C’est l’honneur du chris­tianisme de n’être jamais resté désarmé en face de scs adversaires, qu’ils s’appellent Symmaque ou Julien, Bayle ou Voltaire, Strauss ou Fcuerbach. Ozanam circonscrivit son domaine dans la limite de ses forces, sincèrement consultées, et dans la spécialité de ses études approfon­dies. Il prit à partie l’histoire, dans une période déter­minée, la période de transition du monde ancien au monde moderne, se proposant de faire voir, preuves en mains, que c’est à tort que l’on accuse le christianisme d’avoir étouffé le développement légitime de l’humanité, parce que c’est l’Église, au contraire, qui sauva tout ce qu’il y avait de légitime dans l’héritage de la civilisation ancienne, le conservant par le travail, le purifiant par la sainteté, le fécondant par le génie, et le faisant passer dans nos mains pour qu’il s’y accroisse Il reconnaît la de’cadonce du monde antique sous la loi du péché, mais il entreprend de démontrer le progrès des temps chrétiens. Telle est, marquée par lui-même avec une précision lumi­neuse, la forte situation qu’il va occuper dans la science. Il veut reprendre aux mains de Gibbon et de ses disci­ples, qui l’ont dénaturée, l’histoire des premiers siècles de la société chrétienne, montrer que, sous le désordre de la surface, le progrès agit, qu’une Providence secrète et bienfaisante organise cette barbarie, et que la civili­sation marche précisément à cette heure où les incroyants affirment qu’elle s’arrête ou qu’elle rétrograde. Voilà sa thèse, et je n’en sais pas qui soit plus intéressante et plus hardie. Voilà par où Ozanam a rempli un grand rôle dans l’apologétique chrétienne.

Son œuvre n’était pas seulement religieuse; elle était, aussi, patriotique et nationale. Il le marque expressé­ment quelque part : « Toute la société française repose sur trois fondements : le christianisme, la civilisation romaine, et l’établissement des barbares. Ce sont les trois sujets d’étude auxquels il ne faut passe lasser de revenir dès qu’on veut s’expliquer le droit public du pays, ses mœurs, sa littérature. » Cette double ambition, servir la religion, servir son pays parla science, fut celle de toute sa vie. Il eut ces deux grandes passions, les plus grandes à coup sur qui puissent faire battre le cœur humain et donner du prix à l’existence, le patriotisme et l’amour de la vérité qui pour lui ne se séparaient pas de la foi.

A mesure qu’il avançait dans l’étude de son sujet, il en admirait davantage la grandeur, et son exaltation crois­sante aimait à faire hommage à Dieu même de l’idée qui lui avait mis la plume à la main. Il n’était pas loin de voir dans son œuvre comme une mission spéciale pour laquelle tout s’était trouvé naturellement préparé dans sa vie. La Providence, selon lui, par des moyens imprévus et dont il admirait l’économie, avait tout disposé pour l’arraclicr aux affaires et l’attacher au travail d’esprit. Le concours des circonstances l’avait fait étudier surtout la religion, le droit et les lettres, c’est à-dire les trois choses les plus nécessaires à son dessein. Il avait visité les lieux qui pouvaient l’instruire, depuis les catacombes de Home, où il avait vu le berceau tout sanglant de la civilisation chrétienne, jusqu’à ces basiliques superbes par lesquelles elle prit possession de la Normandie, de la Flandre et des bords du Rhin. Enfin le bonheur de son temps lui avait permis d’entretenir de grands chrétiens, des hommes illustres par l’alliance des sciences et de la foi, et d’autres qui, sans avoir la foi, les servaient à leur insu par la droiture et la solidité de leur science.

Je plaindrais ceux qui seraient tentés de sourire de cette ingénuité sincère. De grandes œuvres ne se font pas sans une grande foi dans une idée. Il fallait qu’Ozanam sentit ou crût sentir en lui la marque secrète de l’inspiration et le signe d’une vocation spéciale, pour entreprendre une tâche immense et ardue. El pourquoi donc, après tout, la Providence n’agirait-elle pas, par des voies ca­chées et intimes, sur les intelligences, comme nous sen­tons, à certaines heures privilégiées de la vie, qu’elle agit presque sensiblement sur nos volontés et sur nos cœurs?

Ce que nous avons dit de l’idée générale et du plan de l’œuvre d’Ozanam, suffit à expliquer tout ce qu’il a écrit. Il n’y a pas un seul de ses ouvrages importants, il n’v a presque pas même un opuscule, qui de près ou de loin ne s’v rattache. Nous n’avons qu’à suivre, pour le mon­trer, les indications éparses dans les lettres ou les avant- propos d’Ozanam et lumineusement résumées dans la préface de M. Ampère. L’œuvre totale aurait porté ce titre caractéristique : Histoire de la Civilisation aux temps bar­bares. Elle devait réunir sous ce titre général des travaux très variés, tableaux historiques, études littéraires, re­cherches spéciales, monographies, mémoires, mais tous reliés entre eux par l’unité du sujet. Les deux volumes publiés par les éditeurs sous le titre de La Civilisation au cinquième siècle, formaient l’introduction naturelle de ce vaste ouvrage. C’est le tableau, esquissé à grands traits, de l’état du monde romain transformé par le christia­nisme, au moment où vont se dessiner les groupes prin­cipaux et les familles diverses des peuples,d’où sortiront les nationalités modernes. Il devait exposer ensuite dans le détail l’entrée des barbares dans la société catholique, la longue éducation que l’Église donne A ces différents peuples, la naissance des nationalités, des idiomes et des littératures, dont il voyait déjà poindre des symptômes au cinquième siècle, et les prodigieux travaux de ces grands instituteurs des peuples, comme Boêce, comme Isidore de Séville, comme Bède, saint Boniface, qui ne permirent pas à la nuit de se faire et se passèrent de main en main le flambeau jusqu’à Charleiuagne. De celte vaste partie de l’œuvre il est resté un excellent ouvrage, les Études germaniques, auxquelles l’Académie des in­scriptions décerna deux fois le premier prix de la fonda­tion Goberî. Ozanam se proposait ensuite d’étudier l’œuvre réparatrice de Charlemagne, de montrer que les lettres, qui n’avaient pas péri avant lui, ne s’éteignirent pas après, de faire voir tout ce qui se fit de grand en Angleterre au temps d’Alfred, en Allemagne sous les Olton, et d’arriver ainsi à Grégoire VII et aux croisades. « Alors, s’écrie-t-il dans l’enivrement de sa pensée, alors j’aurais les trois plus glorieux siècles du moyen Age, les théologiens comme saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure, les législateurs de l’Église et de l’État, Grégoire VII, Alexan­dre Il1, Innocent III et Innocent IV, Frédéric II, saint Louis, Alphonse X ; toute la querelle du sacerdoce et de l’empire, les communes, les républiques italiennes, les chroniqueurs et les historiens, les universités et la re­naissance du droit; j’aurais toute cette poésie chevale­resque, patrimoine commun de l’Europe latine, et au- dessous, toutes ces traditions épiques particulières à chaque peuple et qui sont le commencement des littéra­tures nationales; j’assisterais à la formation des langues modernes, et mon travail s’achèverait par la Divine Comédie, le plus grand monument de cette période, qui en est comme l’abrégé, et qui en fait la gloire. » Deux ouvrages seulement correspondent à cette dernière partie du plan gigantesque que s’était tracé l’infatigable tra­vailleur; ce sont les Poètes franciscains et Dante ou la Philosophie catholique au treizième siècle. Tout le reste est demeuré à l’état d’idée pure, ou sous la forme em­bryonnaire de documents, de matériaux et de fragments, parmi lesquels on remarque deux discours d’ouverture, l’un sur le poème des Niebelungeu, l’autre sur les illin- nesinger (trouvères allemands), un très curieux travail sur les Sources poétiques de la Divine Comédie, un savant mémoire sur les Écoles et l’instruction publique en Italie aux temps barbares, et une quantité considérable de notes très intéressantes où l’on retrouve les éléments de plu­sieurs cours professés par lui sur les origines de la litté­rature allemande, sur l’ancienne poésie germanique, sur l’histoire intellectuelle de l’Angleterre à partir du sixième siècle, sur la période carlovingienne en Italie, sur le livre célèbre de Pierre Lombard, la philosophie de saint Anselme et la théologie scolastique. Il avait même abordé l’Espagne par le Romancero, et il a donné dans le Pèlerinage au pays du Ci(l une marque de ce qu’il aurait fait un jour en traitant de l’histoire et des légendes de la poésie espagnole. Toutes ces notes avaient été ou devaient être des cours avant d’être des livres. Ozanam nous révèle lui-même qu’il en aurait fait l’objet de son enseignement au moins pendant dix ans, si Dieu lui avait prêté vie; ses leçons sténographiées auraient formé la première rédac­tion du volume qu’il devait publier, eu les remaniant, à la fin de chaque année. Il espérait que cette façon de travailler donnerait à ses écrits un peu de cette chaleur que le professeur trouve quelquefois dans sa chaire et qui abandonne trop souveut l’écrivain dans son cabinet. — Et maintenant tout est là, suspendu, inachevé. M. Am­père a trouvé une juste et naturelle image pour rendre cette impression navrante de l’œuvre interrompue. En parcourant, dit-il, ce vaste ensemble de notes, de leçons, d’écrits, on croit parcourir l’atelier d’un sculpteur qui aurait disparu jeune encore, et qui aurait laissé beau­coup d’ouvrages arrivés à un inégal degré de perfection. Il y a là des statues terminées et polies avec une extrême diligence : il en est qui ne sont qu’ébauchées ou dé­grossies à peine, mais toutes portent l’empreinte de la même Ame et la marque de la même main.

Nous nous sommes appliqué à marquer, le plus exacte­ment possible, l’origine, le développement, et dans ses phases diverses, l’exécution de la grande idée histori­que A laquelle Ozanam avait voué sa vie. Certes, il va de la force d’esprit dans la conception d’une pareille idée; il y a surtout bien de la force de volonté dans celte ten­tative de réalisation que le temps seul a trahie, et dont Ozanam ne s’est pas laissé distraire nu seul instant, hormis les heures île crises où il sentait qu’il devait sa plume, comme on doit son fusil, à la société en péril, et que le travail solitaire du cabinet serait devenu presque de l’égoïsmo. Sauf ces distractions nécessaires, qui n’étaient que le strict accomplissement d’un devoir, Oza- nam ne détourna pas de son grand projet une seule des journées que lui laissait la maladie. Depuis sa première jusqu’à sa dernière œuvre, il garda à son idée une invio­lable fidélité ; chose rare à une époque comme la nôtre, où les meilleures intelligences, emportées par leur mobi­lité à travers les sujets les plus divers, courent d’ébau­ches en ébauches, commençant tout, n’achevant rien, donnant tout à l’improvisation du journal, ne réservant rien pour l’œuvre sérieuse, et sacrifiant à la tyrannie de ce mot et de cette idée barbare, l’actualité, les ressources de leur esprit et la fortune de leur avenir. Il s’est trouvé qu’Ozanam, en sacrifiant son existence tout entière à une seule pensée, a fait, en fin de compte, le plus habile des calculs. Il a laissé des œuvres durables, fortement méditées et se soutenant merveilleusement entre elles.

Nous voudrions aborder de plus près quelques-uns de ces livres, et faire pénétrer le lecteur dans l’intimité de l’œuvre, que nous n’avons jusqu’ici considérée que du dehors, et par les grands côtés de l’édifice. Nous ne pre­nons pas l’engagement de faire une analyse régulière et un inventaire méthodique de ces huit volumes. Il est bien entendu que nous garderons, comme toujours, la libre familiarité de nos allures et la faculté de suivre un peu l’inspiration du moment…. C’est le seul moyen de donner d’un auteur ou d’un livre une impression exacte, sans fatigue et sans sécheresse.

La Civilisation au cinquième siècle est, aux trois quarts, une reconstruction des éditeurs. Cet ouvrage, composé avec les éléments d’un cours, est divisé en leçons connue l’étaient les célèbres publications de MM. Cuizot, Ville- main et Cousin. Mais la ressemblance extérieure s’arrête là Les illustres devanciers d’Ozanam ne donnaient leurs leçons au public qu’après les avoir revues et retouchées avec un soin scrupuleux. Ce travail de révision, Ozanam n’a pu le faire que pour les cinq premières leçons. Toutes les autres, recueillies par un sténographe intelli­gent, ont paru dans la forme primitive et souvent un peu hasardée que donne l’improvisation. Les nombreux et savants amis d’Ozanam n’ont pas manqué de les revoir au point de vue de l’exactitude des citations et des faits. Ils se sont bien gardés de toucher au texte, et tout au plus, comme l’a dit M. Ampère, ont-ils adouci çà et là quelques aspérités, d’une main respectueuse et discrète. Ce sont donc, en réalité, pour la plupart, des leçons improvisées que nous avons sous les yeux, mais improvisées, selon les saines habitudes d’Ozanam, après de longues études et de profondes méditations. Si le style se laisse de temps à autre surprendre en quelque répétition ou négligence, le fonds n’en est pas moins très substantiel et fortement préparé.

Ozanam nous montre, dans cette série de leçons, le christianisme moralisant le monde romain, et assurant ainsi l’avenir au moment où l’on croit que tout va s’écrou­ler. Rien ne périra que ce qui devait légitimement périr; tout ce qui méritait de vivre va survivre au grand nau­frage, et, recueilli par l’Église, va féconder la barbarie. C’est la même erreur, inspirée par des causes contraires, de supposer, avec quelques historiens aveuglés par le préjugé, que toute la société antique a été saccagée, anéantie par le christianisme brutalement victorieux, ou de croire, comme certains fidèles trop peu éclairés, que tout était à détruire dans le passé et que la foi a fondé une société entièrement renouvelée, sans lien avec la civilisation qu’elle venait remplacer. Ozanam marque à plusieurs reprises, et avec beacoup de force, que le chris­tianisme n’a point fait l’humanité, mais qu’il l’a refaite; qu’il ne crée pas, qu’il transforme. Avant lui l’homme existe, mais sous la loi de la chair; la famille, mais sous la loi du plus fort; la cité, mais sous la loi de l’intérêt. Le christianisme réforme l’homme par la renaissance de l’esprit; la famille, par le droit des faibles; la cité, par la conscience publique. Il trouve dans les sociétés antiques des temples, des sacrifices, des prêtres; il ne les abolit pas, il les purifie; le christianisme n’a rien aboli, il a tout régénéré. Tel est le point de vue élevé où se place l’historien de la civilisation nouvelle, et d’où il juge, avec une rare sagacité, le grand travail qui transforme le monde antique et fonde la home nouvelle sur les assises du Capitole.

Il faut suivre Ozanam dans toutes les parties de ce bril­lant tableau où la vivacité du coloris ne fait que mettre plus en relief la pureté du dessin. On ne recommence ,pas un tableau. Il nous suffira d’indiquer quelques cha­pitres et de nous attacher plus spécialement à l’un d’eux, qui nous sera une occasion naturelle de faire apprécier, par le détail, la manière propre à l’auteur. Qu’on lise ces curieux chapitres : Comment périt le christianisme, et s’il périt tout entier ? — Comment les lettres entrèrent dans le christianisme? — Comment la langue latine devint chrétienne? — L’art chrétien. —La civilisation matérielle de l’empire. On conviendra, après les avoir lus, qu’il est impossible d’allier une science de meilleur aloi à un art plus habile de mise en œuvre. Nous détachons de cette brillante série de leçons, une entre autres, particulière­ment propre à caractériser le talent d’Ozaiiarn, qui ne se sépare jamais des inspirations du cœur; je veux parler de la leçon sur les Mœurs chrétiennes. Nous résumons, ne pouvant tout citer; mais ce que nous retiendrons suffira pour faire voir quelle délicatesse d’analyse, quelle émotion pénétrante, quelle dialectique vive et variée se mêlent chez lui à l’histoire, pour i’élever au plus haut niveau de moralité où elle puisse atteindre. — « Dans le christianisme naissant, les institutions étaient fortes, mais à côté des lois il y a les mœurs. Une société se tient encore moins assise sur ces bases larges, solides et appa­rentes qu’on appelle le droit que sur ces autres fonde­ments cachés, profonds, placés, ce semble, hors de la portée de la science, et qu’on appelle les mœurs, ltomo païenne eut aussi des institutions puissantes; seulement, le progrès des lois y fut en raison de la décadence des mœurs. Il s’agit de savoir si la société chrétienne au cinquième siècle présentera le même contraste, ou si le progrès des mœurs y accompagnera le progrès des lois. Je m’arrête à deux points qui font la supériorité des mœurs chrétiennes : la dignité de l’homme et le respect de la femme…. Le premier ressort, le ressort secret, profond, de la société moderne, c’est ce sentiment excellent qu’on appelle l’honneur, qui n’est antre chose que l’indépendance et l’inviolabilité delà conscience humaine; c’est le sen­timent de la diguilè de l’homme, et nous ne devons pas méconnaître combien l’antiquité, avec toutes ses vertus civiques, avait opprimé cet instinct légitime de la dignité personnelle. En présence de la patrie, le citoyen n’est rien; en présence de la loi, la conscience se tait; en pré­sence de l’État, riioiume ne connaît pas de droit. Voilà la loi générale; et en même temps que l’antiquité écrasait la dignité humaine par la majesté de l’État, elle flétrissait la personne dans trois sortes d’hommes qui composaient la grande majorité du genre humain : les esclaves, les ouvriers et les pauvres. »

Ici se développe un parallèle des plus animés entre la condition de ces parias de la société antique sous la loi païenne, et la situation nouvelle que le christianisme fait à ces frères régénérés. Ozanam nous montre abondam­ment comment la religion releva la personne en recon­struisant la conscience de l’esclave, comment elle réha­bilita, par l’exemple du Christ et des apôtres, le travail libre que l’antiquité avait avili, comment enfin elle créa le respect de la pauvreté et l’assistance : « À Rome, dit- il, l’aumône n’était un devoir pour personne, c’était un droit pour tous. Le christianisme fit tout le contraire : dans l’économie chrétienne, l’aumône n’est un droit pour personne et est un devoir pour tout le inonde. Elle est un devoir sacré, un précepte et non pas simplement un conseil. Mais si le christianisme fait de l’aumône un devoir envers le pauvre, c*est envers le pauvre anonyme, universel, envers ce pauvre fjui s’appelle le Christ, qui est pauvre en la personne de tous les pauvres. Lui seulement est créancier; lui seulement a un tribunal où il attend le mauvais riche. » Il y a dans tout ce morceau comme un souffle supérieur. Mais ou la raison émue d’Ozanam éclate dans toute sa noblesse, c’est à la dernière page. Nous ne résistons pas au désir de la citer : « L’antiquité nous a surpassés eu élevant des monuments au plaisir; quand je vois nos villes de boue et de fange, nos maisons entassées les unes sur les autres, et la condition dure et misérable faite à ces populations emprisonnées dans les murs d’une cité, je me dis que si les anciens revenaient, ils nous trouveraient barbares, et si nous leur montrions nos théâtres, ces petites salles enfumées ou nous nous pressons les mis contre les autres, ils se retireraient sans doute avec dégoût. Eux, ils entendaient bien mieux l’art de jouir; rien ne leur coûtait pour élever leurs colisées, leurs théâtres, leurs cirques où venaient s’asseoir les spectateurs par nombre de quatre-vingt mille; ils sa­vaient mieux l’art de jouir, mais nous les écrasons par les monuments élevés à la douleur et à la faiblesse, par ces innombrables hôtels-Dieu que nos pères ont bâtis en riionneurde la vieillesse et de la souffrance. Les anciens savaient jouir, mais nous avons une autre science ; ils savaient aussi quelquefois mourir, il faut l’avouer, mais mourir, c’est bien court…. Nous, nous savons ce qui fait la véritable dignité humaine, ce qui est long, ce qui dure autant que la vie, nous savons souffrir et travailler. » Ou nous nous trompons fort, ou la véritable éloquence a passé par les lèvres qui ont prononcé ces paroles.

Ce qui fait l’autorité d’Ozanam, dans ces études où l’histoire est une forme de l’apologétique chrétienne, c’est la modération. On le croirait entraîné, sur la pente de sa doctrine, aux préjugés qui courent dans une cer­taine école contre la littérature païenne et en faveur du moyen âge. Son esprit éclairé et son ferme bon sens le protégèrent contre ces excès. Il s’arrêta toujours à celte juste limite que dépassent, du premier bond, les esprits violents. Il suffit d’ouvrir ses livres pour se convaincre de l’admiration affectueuse que lui inspirent les grands écrivains de l’antiquité, ceux que l’on appelle les classi­ques, et qui, en dépit de leur nom, sont profondément ignorés de la plupart de ceux qui les attaquent. Ce qu’il craint, et ce qu’il dénonce avec énergie, ce n’est pas la forte éducation littéraire que tant de générations ont puisée à ces sources consacrées, c’est le réveil de ces mauvais instincts que gêne l’austérité du christianisme, et qui sont comme le paganisme impérissable de l’hu­manité. Mais le réveil de pareils instincts n’est pas l’effet de la lecture des classiques. Ne rendons pas Virgile et Cicéron responsables des tendances de notre époque. Rentrons en nous-mêmes, et voyons si ce n’est pas au plus profond de notre conscience que nous trouverons la raison secrète de nos imaginai ions perverties, de notre sensualité blasée, de nos désirs surexcités, de nos vo­lontés vacillantes. Ce secret, après tout, n’est-ce pas le secret de la triste comédie qui se joue ici-bas, autour de nous, en nous? Est-ce autre chose que l’ennui de toute règle et le déchaînement de l’égoïsme? Ozanam savait cela, et il l’aurait dit sans doute si l’occasion s’ôtait pré­sentée. Mais, du moins, c’est bien la doctrine qui ressort de toutes ses conversations et de ses écrits, et nous som­mes parfaitement assuré d’être, en ce point, son fidèle interprète. Il n’était pas moins éloigné d’une autre thèse excessive, très vivement développée de nos jours et qui place au moyen Age l’idéal de la félicité humaine. Ozanam blâme énergiquement cette réaction indiscrète en faveur d’une époque mal connue par ses admirateurs, et il en dénonce les périls, dans l’avant-propos de la Civilisation au cinquième siècle, en des termes dont la mesure même fait ressortir la force : « On finira par soulever de bons esprits contre une époque dont on veut justifier les torts. Le christianisme paraîtra responsable de tous les désordres dans un Age où on le représente maître de tous les cœurs. Il faut savoir louer la majesté des cathédrales et l’héroïsme des croisades, sans absoudre les horreurs d’une guerre éternelle, la durée des institutions féodales, le scandale de ces rois toujours en lutte avec le Saint-Siège pour leurs divorces et leurs simonies. Il faut voir le mal, le voir tel qu’il fut, c’est-a-dire formidable, précisément afin de mieux connaître les services de l’Église, dont la gloire, dans ces siècles mal étudiés, n’est pas d’avoir régne, mais d’avoir combattu. J’aborde mon sujet avec horreur pour la barbarie, avec respect pour tout ce qu’il y avait de légitime dans l’héritage de la civilisation an­cienne. » Il est impossible de voir plus finement et plus juste. La prédiction d’Ozanam s’est réalisée. La cause du moyen âge a gravement compromis, dans beaucoup d’in­telligences, celle du christianisme; et cela devait être.

A force d’entendre répéter que le moyen Age a été l’épo­que privilégiée du christianisme, l’opinion abusée a iden­tifié cette longue et ténébreuse période avec la religion qui était son idéal sans doute, mais aperçu de bien loin et lentement réalisé dans les institutions et dans la pra­tique. On a confondu ce qui était la barbarie, je veux dire les mœurs violentes, les supplices atroces, le goût du sang, avec ce qui était la foi nouvelle, je veux dire le sentiment croissant de la justice et de la charité, le res­pect du droit et de la dignité, les délicatesses du sens moral, la civilisation s’humanisant et la conscience hu­maine s’épurant. Comme il y a eu des apologistes impru­dents pour louer tout en masse, et revendiquer, en faveur de la religion, une détestable solidarité, il y a eu des détrac­teurs ignorants pour condamner tout en masse, et répudier, avec horreur, une religion qui prend si volontiers à son compte un si lourd héritage. Les déclamations en faveur du moyen Age ont amené logiquement les déclamations contre le christianisme. De bons esprits, mais ignorants, • ont été pris au piège de cette confusion déplorable. Allez au fond des préjugés qui soulèvent tant de raisons irritées contre l’Église, vous trouverez beaucoup moins de haine contre la foi que d’horreur pour les excès du moyen Age. Voltaire peut sourire; il s’est trouvé des chrétiens pour faire son œuvre.

Les Études germaniques marquent, pour une nationa­lité, ce que M. Ozanam comptait faire pour les grandes nationalités modernes. Il y expose, en deux volumes con­sidérables par le soin et l’étendue des recherches, l’État des Germains avant le christianisme et la Civilisation chrétienne ches les Francs, c’est-à-dire l’histoire ecclé­siastique, politique et littéraire des temps mérovingiens et du règne de Charlomagnc. L’étude des peuples germains avant leur transformation religieuse, et l’étude de cette transformation, voilà le double et grand objet que se propose l’auteur et qu’il a aussi complètement atteint que le comporte la science actuelle dans une matière si obscure et si vaste. Il a été puissamment secondé par les travaux de l’érudition allemande; mais il a su garder son originalité au point qu’il réfute le plus souvent cette érudition dans les tendances qu’elle manifeste, tout en profitant des secours qu’elle lui apporte; il avoue la dette contractée envers ses adversaires, au moment même où il les combat. Son œuvre était impossible, il le sait, s’il n’avait trouvé les fouilles ouvertes par ces hardis mineurs de Fbistoire, de l’idiome et du droit allemands, les frères Grimni, Copp, Gans, Philipps, Klenze, Rask, Geijer, et tant d’autres collaborateurs de l’œuvre patriotique des origines. Mais il sait aussi que l’on ne descend pas à ces profondeurs sans en rapporter une sorte de vertige. Les grands travaux ont une hallucination qui leur est propre. C’est ainsi qu’il s’est formé, à la suite de ces maîtres de la science, une école teutonique, vouée à l’admiration la plus exclusive, et qui a fini par ne rien voir que de gi­gantesque et de plus qu’bumain dans les mœurs de l’an­cienne Germanie. « On a vanté, dit Ozanam, la pureté de la race allemande, quand, vierge comme ses forets, elle ne connaissait pas les vices de l’Europe civilisée. On n’a plus tari sur la supériorité de son génie, sur la haute moralité de ses lois, sur la profondeur philosophique de ses religions, qui pouvaient la conduire aux plus hautes destinées, si le christianisme et la civilisation latine n’avaient détruit ces espérances. Il n’y a pas longtemps que Lassen, cet orientaliste consommé, opposait, dans un éloquent parallèle, le paganisme libéral des Germains au Dieu égoïste des Hébreux ; et Gervinus, l’historien de la poésie allemande, ne peut se consoler de voir que la mansuétude catholique lui a gAté ses belliqueux ancêtres. »

Ozanam détruit ces illusions trop patriotiques; il ex­celle à faire voir la barbarie se faisant jour violemment à travers les institutions et les mœurs. Pour cela, il pousse l’étude de l’ancienne religion et des lois des Germains jusqu’à leurs origines. Arrivé à ces premières origines, il découvre des éléments inattendus, et comme un fonds de puissance, de moralité et de grandeur. Mais ce fonds n’est pas exclusivement germanique. C’est, nous assure- t-il, une doctrine religieuse qui se rattache, par d’in­contestables analogies, aux plus fameuses religions de l’antiquité ; ce sont des lois qui sauvent les principes de la propriété, de la famille, de la justice publique, et qui s’accordent en plus d’un point avec les lois de l’Orient; des langues où se marquent tous les signes d’une étroite parenté avec le latin, le grec et le sanscrit; une poésie enfin qui, sous des formes imparfaites, re­produit l’inspiration, les procédés et souvent jusqu’aux fables de l’épopée classique. Partout reparaissent les traces d’une tradition commune aux peuples errants du Nord et aux sociétés polies du Midi, partout les restes d’un ordre ancien aux prises avec l’esprit de désordre et de destruction, partout un état de lutte qui est le propre de la barbarie. Nous sommes loin de cette Atlantide for­tunée que l’école tcutonique a rencontrée dans les forêts de la vieille Germanie.

On pressent la conclusion de ce travail préliminaire sur les origines. Cette conclusion est fondamentale aux yeux d’Ozanam, et avec raison : à cette profondeur où sa pensée est descendue, l’historien touche, si je l’ose dire, au point de départ de l’humanité; et si la démonstration est bien faite, ce point de départ, fortement saisi par l’induction, devient visible, palpable. Si l’induction est rigoureuse, c’est un élément de la vérité religieuse re­trouvée par la langue des faits. L’histoire change de caractère : ebe devient une forme saisissante de la théo­logie. — Voici quelle est cette conclusion, habilement préparée par trois cents pages de démonstration et d’ana­lyse. L’idée principale qui domine ce long travail, c’est l’incontestable fraternité des nations germaniques avec les deux grands peuples du Nord, les Celtes et les Slaves, en même temps qu’avec les peuples policés du Midi; en d’autres termes, c’est l’unité radicale des peuples indo- européens, prouvée par les migrations des races, par la comparaison des mythologies, par le rapprochement des lois, des langues, des religions, par un fonds subsistant de principes et de traditions. Quelque différente que soit la destinée de ces différents peuples, ils donnent tous le spectacle de la môme lutte. Il n’en est pas de si barbare, s’écrie l’historien, ou l’on ne voie un reste de civilisation qui se défend ; il n’en est pas de si cultivé où l’on ne touche au vif je ne sais quelle racine de barbarie que rien ne peut arracher. Au fond des sociétés, comme au fond de la conscience humaine, on retrouve la loi et la révolte ; on retrouve la contradiction, le désordre, c’est- à-dire ce que Dieu n’v a pas mis. L’histoire, comme la tradition, aboutit au mystère de la déchéance; nous arri­vons, par un chemin bien long, à une vérité bien vieille ; mais rien n’est plus digne de la science que de donner des preuves nouvelles à de vieilles vérités. Tout le tra­vail des siècles ne consiste qu’à réparer cette dé­chéance, à effacer cette contradiction, à remettre l’unité, la paix dans l’homme, dans les peuples, dans le genre humain.

C’est ainsi que, sous forme de conclusion à la première partie de ses Études, Ozanam pose un des dogmes de sa philosophie de l’histoire. Cette philosophie n’est pas nou­velle: c’est celle de Bossuet et du Discours sur l’Histoire universelle. — Je ne prétends pas prendre la responsa­bilité de toutes les brillantes inductions par lesquelles tGranam prépare 1 établissement de ce domine : nous n’avons fait qu’une exposition, et sous l’unique condition delà plus scrupuleuse fidélité. Je ne prétends pas que la science des sources n’ait rien à contredire dans cette doctrine, du moins dans les preuves qui la fondent. Mais ce que les adversaires eux-mémes nous accorderont sans peine, c’est qu’il est bien rare de rencontrer un si vigoureux esprit de s vu thèse joint à uue si pénétrante analyse: ce qu’ils nous acconleront aussi, c’est que l’histoire s’éle­vant à cette hauteur d’idées devient un admirable svs- tèine, et que si la vraisemblance d’un svstènie est dans la simplicité des principes et la fécondité des résultats, il n en est pas de plus vraisemblable que celui qui ex­plique d’une manière si naturelle et si féconde à la fois le travail des peuples et la destinée des siècles dans le drame de l’humanité.

Poursuivons l’analyse des idées générales qui sont la substance même du livre et qui en font l’incontestable originalité.

Les Germains sout là. sur le seuil de l’empire romain, croissant et multipliant dans l’ombre, et se préparant ‘vins le savoir à prendre en main l’avenir de Incident. Mais pour cela il faut qu’ils cessent d’étre barbares, et ils le sont encore profondément, en dépit de leurs naïfs admirateurs. Ils ont subi à plusieurs reprises les armes de Rome et ils sont encore barbares. Comment cela est-il possible ? comment se fait-il que la civilisation de Rome ne les ait pas coaquî> à jamais et n’ait pas achevé par les idées l’œuvre des armes ? La mission «le Roiue o’éLiit- elle pas de rétablir l’unité détruite de la famille humaine? Tout semblait fait pour assurer cette destinée La societé des Césars était comme le résultat et comme l’abrégé des civilisations antiques. Le génie de fîome s’était formé en profitant de tout ce qui l’avait précédé, des religions an­tiques, ties lettres et des arts de la Grèce, et en y ajou­tant ce qu’il avait de propre, l’idée du juste, la passion du droit et la volonté de le faire régner parmi les hommes. Rome ne paraissait avoir recueilli les traditions des peu­ples civilisés que pour faire l’éducation de l’humanité. Ce sentiment de l’universalité romaine éclate en quelques cris irrécusables d’éloquence et de sincérité chez les his­toriens. les philosophe^, les poètes, chez Cicéron et Vir­gile, chez Plutarque et Florus, Tacite et Sénèque. Quelle est donc la cause secrète qui suspendit l’action du génie romain et tlnît même par lui ravir l’empire du monde? La voici : Rome païenne pouvait préparer, elle n’était pas en mesure d’achever l’éducation de ces peuples. Ce qu’elle ne fit jamais, ce quelle ne pouvait pas faire, c’était la conquête des eooxriences. et tant que cette dernière con­quête n’est pas faite, la trace peut être profonde dans le sol. dans les institutions, dans les esprits, mais le fond de l ;ime résisté et c’est assez pour qu’une nationalité tout entière échappe au dominateur. FI ne faudrait pas croire pourtant que la mission des Romains en Germanie ait été stérile. Ozanam nous le dît dans un beau langage qui se souvient de Bossuet : « Quand la Providence prend à son service des ouvriers comme les Romains, assuré­ment elle ne se propose rien de médiocre. Quand elle permet qu’un pays soit labouré pendant plus de trois cents ans par les plus terribles guerres, c’est qu’elle se reserve de semer dans le sillon. Au moment ori Drusus jetait des ponts sur le Rhin et perçait des routes â tra­vers la forêt Voire, il était temps de se hâter, car dix ans après devait naître, dans une bourgade de la Judée, celui dont les disciples passeraient par ces chemins pour achever la défaite de la barbarie. Les lois des empereurs, si savamment commentées par les jurisconsultes, introdui­saient le règne de la justice, qui préparait celui de la charité. La langue latine donnait aux esprits ces habi­tudes de clarté, de précision, de fermeté, aussi néces­saires au progrès de la science qu’au maintien de la foi. » Et ici se présente une occasion toute naturelle, mais vive­ment saisie par Ozanam, de nous faire apprécier, par l’exemple de la civilisation romaine, la raison humaine dans ce qu’elle a produit de plus grand, et de reconnaître, non pas qu’elle ne peut rien, mais qu’elle ne suffit pas.

Ce que Rome païenne Ile fit que préparer, Rome chré­tienne l’accomplit. Cette inquiétude delà conscience hu­maine que n’avaient pas eue les législateurs et les phi­losophes du paganisme, ce fut elle qui poursuivit sans relâche les missionnaires chrétiens et qui les poussa bien au delà des fleuves où s’étaient arrêtées les légions. Ils ne songeaient qu’à sauver les âmes; mais par elles ils sauvèrent tout le reste. Et dans un large tableau, dont nous Ile pouvons détacher que quelques traits, Ozanam exprime et résume avec une singulière vivacité tout le travail de la civilisation chrétienne chez les Germains: « De toutes les fondations romaines, on n’en voit point qui se fussent conservées, si le christianisme ne fût venu les purifier et y mettre son signe. Les défrichements commencés par les colons militaires étaient perdus sans les colonies monastiques qui en héritèrent et qui les pous­sèrent plus loin. Les villes restèrent debout, mais parce qu’elles eurent des saints, comme saint Aignan, saint Loup, saint Severin, pour relever le courage des habi­tants et fléchir la colère des barbares. Les institutions municipales ne périrent pas, mais parce que, au milieu de leur décadence, elles furent protégées par un pou­voir nouveau, celui de l’évêque devenu défenseur de la cité. La monarchie impériale recommença avec Charle- magne ; mais les peuples qui avaient droit de se défier d’un pouvoir si dangereux, voulurent que cette monarchie régénérée s’appelât le Saint-Empire; ils voulurent que l’empereur, au jour de son couronnement, fût ordonné diacre, c’est-à-dire serviteur des pauvres. On est moins surpris de l’autorité des lois romaines au moyen âge, quand 0Il les trouve déclarées saintes et vénérables par les ca­nons de l’Église. Enfin, pendantqueles lettres s’éteignaient à l’ombre des écoles dégénérées, l’éloquence se réfugiait dans la chaire évangélique, où elle retrouvait les grands intérêts et les grands auditoires qui l’inspirent. La poé­sie, cet art religieux et populaire, revivait dans les hymnes sacrées et dans les légendes. Ne dédaignons pas même ce latin d’Église dont on ne remarque pas assez la naïveté et la grâce : ce fut pendant plusieurs siècles le seul langage possible de l’enseignement et des affaires, — L’histoire n’a peut-être pas de plus beau moment que celui où le christianisme intervient de la sorte entre le monde civilisé et la barbarie, afin d’achever un rappro­chement préparé de loin, mais arrêté par des ressenti­ments terribles. L’Église, dont la mission est de récon­cilier les ennemis, conclut cette pacification, elle en dicta les termes; elle resta gardienne du pacte sur la foi duquel la société européenne se constitua.

Telle est l’esquisse, tracée par Ozanam lui-même, des idées dont le second volume des Études germaniques nous présentera le développement. C’est faire le plus grand éloge de ce volume que de dire que le plan a été rempli. Lue série de chapitres substantiels, fortement conçus et profondément étudiés aux sources, nous mon­tre la Germanie sous les Romains, le christianisme péné­trant avec les armées romaines, les églises conquérantes se formant sur les confins de la barbarie, le génie latin respirant dans ces sénats d’éveques qui constituent l’unité de croyance et de discipline; le christianisme de­vant les invasions, les espérances cl les dangers de la foi nouvelle en présence des barbares, les pressentiments de Salvien et de Paul Orose qui prennent hardiment le parti de ces peuples nouveaux contre tous les souvenirs et toutes les traditions de la majesté romaine, la grande et singulière figure de l’évèque Ulphilas, l’hérésie tra­vaillant déjà ces convertis de la veille. L’auteur nous arrête tout spécialement sur ces trois grands événements qui décident la victoire suprême du christianisme, la conversion des Francs, la prédication des Irlandais, la conversion des Anglo-Saxons. Le rôle providentiel des Francs est marqué à grands traits : Ils entrent au service du christianisme, succèdent aux Romains et arrêtent le Ilot des invasions. Continuateur des Romains et repré­sentant de la Germanie chrétienne, Charlemagne nous est montré dans toute la sévère grandeur de sa mission, suscité pour briser la confédération saxonne, c’est-à-dire la Germanie décidée à rester barbare, pour fonder la li­berté politique de l’Église en renouvelant avec plus d’éclat et de force la domination de Pépin, pour affermir la chrétienté au dedans et l’élcndre au dehors, organisateur et conquérant, législateur aussi bien que héros. Après l’histoire présentée à grands traits vient l’intéressant ta­bleau des institutions et des doctrines. Comment des races barbares, travaillées par l’Évangile, une civilisa­tion sortit, et avec elle tout un empire, voilà ce que l’on nous montre dans les études qui complètent si fortement ce livre : Y Église, YÊlat, les Écoles. Il n’y a plus de bar­bares après Charlemagne. Le monde moderne est fondé.

Je ne sais si j’ai pu faire comprendre l’intérêt de cet immense travail. Ce que je sais bien, c’est qu’en fermant le second volume des Études germaniques, on ressent une sorte de vénération pour la probité courageuse de l’auteur, qui n’a reculé devant aucune recherche pour donner à ses conclusions un fondement solide. On ëst étonné de trouver tant d’éloquence jointe à une science si profonde. Cette réunion de deux qualités très différentes, sinon contraires, est un caractère dominant chez Oza- uam, professeur ou écrivain. Il sait, à force de variété, de mouvement et d’éclat, répandre de l’intérêt sur les plus austères documents. Il passionne l’érudition. D’ailleurs, il Ile laisse jamais perdre de vue le but où il aspire, et ce but est toujours si grand, si élevé, qu’on est lier de le poursuivre avec lui. Son but, partout indiqué, partout pressenti, n’est pas moins que de montrer, à la pleine lumière de l’histoire, les trésors de civilisation politique, religieuse, littéraire et sociale que contient en soi le christianisme. C’est, si je puis dire, la démonstration du christianisme par ses rapports avec la civilisation.

Dans toutes les grandes parties de l’histoire, Ozanam apporte une gravité de ton et de style, une force et une ampleur d’argumentation qui lui assurent sa place parmi les écrivains éminents de notre temps ; mais il faut le voir à l’œuvre dans les légendes, celle poésie des igno­rants et des petits. Personne, de nos jours, n’a su prendre avec une si heureuse justesse le ton naturel de la naïveté émue. Il s’émeut, eu effet, il s’enchante de son propre récit. Il est tout pénétré du sentiment qui fait les légen­des ; il est tout peuple d’imagination et de cœur. Il croit avec sa sensibilité charmée, même quand sa raison sou­rit, et celle foi, qui est une grâce, donne en même temps une forme exquise à son talent. Je Ile peux que recom­mander en passant les délicieuses légendes entremêlées au récit de la vie laborieuse de saint Colomban et de saint tionifacedans les Études germaniques. C’est comme un nid babillard, naïvement suspendu aux arceaux d’une église.

Mais ou ce sens délicat de la poésie populaire s’est donné libre carrière, c’est dans un livre publié en 18 48, au retour d’un voyage en Italie, sur les Poêles francis­cains au treizième siècle. Ozanam nous marque, dans sa préface, qu’une pensée commune anime pour lui ces vi­vantes images du passé, les basiliques italiennes, conser­vées dans leur caractère par la vénération des peuples, et ces religieux qui les desservent, aussi pauvres qu’il y a cinq cents ans. « En considérant de près le moyen âge italien, dit-il, j’y croyais reconnaître, plus visible qu’ailleurs, le lien qui unit la foi et le génie, et par quelles inspirations les saints suscitèrent les grands ar­tistes. Je voyais le saint le plus populaire de cette époque, saint François, en devenir aussi l’inspirateur, composer lui-nième des cantiques admirables et laisser après lui toute une école de poètes, d’architectes, de peintres, qui se formèrent au tombeau d’Assise pour se répandre jus­qu’aux Alpes et jusqu’à la baie de Naples. J’ai donc voulu raconter les commencements de la poésie religieuse chez les franciscains italiens, en rattachant à ce sujet mes souvenirs et mes inspirations avec la complaisance qu’on pardonne aux voyageurs pour les lieux qui les ont charmés. »

C’est l’inspiration de l’artiste, du chrétien et du voya­geur qui a produit cet aimable ouvrage, où la poésie se mêle à la science, comme le liseron au blé mur. Nous ne ferons que marquer la place que ce livre occupe dans les Œuvres complètes d’Ozanam. Tout ce qui pouvait en être dit, M. de la Yillemarqué l’a dit avec l’accent des vraies douleurs et des vraies amitiés, ^appelons seulement la gracieuse couronne qu’une main, bien chère à l’auteur, a tressée avec les petites Fleurs de saint François, et dont elle a orné le monument. I)e tous ses ouvrages, celui-ci était devenu le plus cher au cœur d’Ozauam. Un saint et pur amour avait passé par là; il y a laissé son charme avec son parfum.

Nous ne parlerons aussi que pour mémoire des deux autres ouvrages; l’un est le premier qui ait fait connaître le nom d’Ozanam; c’est Dante et la philosophie catho­lique au treizième siècle ; l’autre est l’ouvrage qui a jeté un dernier reflet sur son nom, le Pèlerinage au pays du Cid. Mais déjà, quand ce livre parut, l’infatigable travail­leur s’était endormi sur sa gerbe de beaux livres et de bonnes œuvres, et, pour la première fois, il goûtait le repos. Par une ironie de la providence capricieuse qui règle le destin des livres, ce fut cet opuscule qui, de tous les écrits d’Ozanam, fit le plus de bruit dans la presse. Ce n’était plus qu’une gloire posthume. — Nous ne pouvons que mentionner l’ouvrage sur Dante, où M. Ozar.am s’est montré un des promoteurs les plus actifs de cette révolution littéraire en l’honneur du poète flo­rentin, dont nous parlait tout récemment, dans quel­ques pages fortement conçues, un des élèves les plus distingués d’Ozanam ; c’est assez dire un autre fidèle de Dante. Nous aurions aussi aimé à nous arrêter qifblque temps sur le Pèlerinage au pays du Cid et à faire voir le talent d’Ozanam sous une face toute nou­velle, l’esprit aimable et enjoué. Mais la fleur du sujet a été enlevée. Ces deux œuvres sont parfaitement con­nues de nos lecteurs. Ce qui a été bien fait ne se recom­mence pas.

Ces principaux ouvrages d’Ozanam, tous reliés entre eux par la communauté du sujet et du but, sont suivis de deux volumes de mélanges, pieusement recueillis par les éditeurs. Les fragments qui les composent sont d’une valeur bien inégale. Et, à cet égard, nous dirons notre pensée entière ; nous regrettons que ces deux volumes ne soient pas diminués de moitié. Il y a là d’excellentes pages qu’à tout prix il fallait conserver; il y en a d’autres qui font bonne figure dans l’œuvre complète d’Ozanam, sans se recommander par un mérite particulier; il y en a un assez bon nombre dont la perte n’eut été sentie par personne, et qui auraient disparu sans aucun détriment pour la réputation de l’écrivain. Je range dans cette troisième catégorie les Notes d’un cours de droit com­mercial, qui sont, je n’en doute pas, les éléments d’un excellent cours, mais qui n’offrent plus qu’un bien faible intérêt, même à ceux qui ont le courage d’aborder ces programmes, d’pu la vie s’est retirée avec la parole ; des œuvres qui sont trop sensiblement des œuvres de cir­constance, comme une Notice sur l’œuvre de la propaga­tion de la foi, et deux Discours aux conférences de Saint- Vincent de Paul, à Florence et à Livourne; enfin quelques écrits où se révèle l’extrême jeunesse de l’auteur par un je ne sais quoi d’indécis dans l’érudition et de déclama­toire dans le style, comme les Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon et les Deux chanceliers d’Angleterre. Nous demandons mille fois pardon de notre franchise aux savants amis de M. Ozanam, qui, sans se faire illu­sion sur la valeur de ces œuvres, ont cru cependant que c’était pour eux un devoir presque religieux de restituer l’écrivain dans son intégrité. J’honore l’intention, mais je suis convaincu que c’eût été une plus grande piété d’être plus sévère dans le choix des mélanges. Qui doute que quelques-unes de ces pages soient autre chose que de simples essais et presque des amplifications d’un bril­lant écolier? N’est-ce pas donner beau jeu aux adver­saires, si le talent élevé et sympathique d’Ozanam doit en rencontrer? Les amis d’un écrivain doivent faire, il me semble, comme l’écrivain ferait lui-même s’il publiait ses œuvres. Que de pages on laisserait derrière soi et qui tomberaient justement dans l’oubli ! Ce sont des préludes, si l’on veut, ce ne sont pas des œuvres. Rien de tout cela ne doit survivre à la circonstance.

Ce qui méritait de vivre et ce qui vivra, c’est une sa­vante et judicieuse notice sur M. Fauriel et son enseigne­ment; ce sont d’excellentes études sur la littérature alle­mande au moyen âge, sur les Niebelungen et la poésie épique; c’est un discours sur la puissance du travail, prononcé à une distribution de prix du collège Stanislas, et qui, par la moralité élevée du sujet, aussi bien que par l’émotion de l’orateur, devint un des plus grands succès oratoires auxquels nous ayons assisté. Je ne parle pas du Pèlerinage au pays du Cid qui figure parmi les mélanges et qui a l’importance d’un ouvrage à part. Mais je citerai encore deux morceaux distingués sur le Progrès par le Christianisme et les devoirs littéraires des Chrétiens. Je citerai surtout les extraits de YÈre nouvelle, tout parti­culièrement l’article profond et touchant sur le divorce, et l’étude animée des origines du socialisme. Ce sont là sans doute des œuvres de circonstance. Distinguons pourtant. L’occasion seule de ces articles était chose de circon­stance. Le fonds appartient à la plus haute morale et à la science la plus sérieuse. Ce serait le cas de dessiner ici l’attitude noble et indépendante d’Ozanam comme journa­liste. Il le fut quelque temps, pendant une période de quelques mois, tant que dura YÈre nouvelle, et il apporta, on peut le croire, dans ce métier nouveau pour lui, ces deux choses si rares dans la presse quotidienne, la modé­ration daus la discussion et le courage du bon sens. Mais à quoi bon insister sur ce côté tout exceptionnel de la vie d’Ozanam ? Les événements sont si loin de nous ! Du moins il restera, du rapide passage d’Ozanam dans le journalisme, quelques excellents modèles de polémique vive, pressée, modérée pourtant, et le souvenir d’un caractère qui savait être aimable sans faire aucun sacrifice de conscience.

Nous croyons avoir donné une idée exacte des œuvres d’Ozanam. On a vu que ce que nous recherchions par­dessus tout, dans cette exposition, c’est la fidélité. Nous n’avons pas cru qu’il fût intéressant, pour le public, de marquer longuement dans quelle mesure nous donnons notre adhésion à la doctrine historique et philosophique d’Ozanam. Il valait mieux, du moins nous l’avons pensé, mettre cette doctrine dans tout son jour. Il nous semble que c’est là un des premiers devoirs de la critique, et c’est assurément celui qu’elle néglige davantage. Il est tout à fait de mode aujourd’hui de refaire de fond en comble les œuvres dont on rend compte. Au lieu de les analyser, on les recommence. On rectifie, avec une science de fraîche date, les conclusions préparées par des années de travail. On détruit, en un tour demain, le plan du livre, ce plan si souvent remanié. On indique, avec un aplomb superbe, les sources nouvelles qu’il fallait consulter et qui ont été le plus souvent épuisées par le pauvre auteur. Chaque critique se hausse, non pas à la taille de l’écrivain, mais à un niveau supérieur, d’où il juge sans appel des œuvres dont il n’aurait pu ni con­cevoir l’idée ni écrire une page. Il est bon peut-être, de temps à autre, de donner l’exemple d’une exposition sincère et consciencieuse d’œuvre ou de doctrine. Que les critiques inventeurs se rassurent ! L’exemple ne sera pas suivi; la peine serait trop grande. Il faudrait tout d’abord étudier les œuvres dont on parle. Et combien y a-t-il de critiques qui accepteraient cette condition?

Nous avons montré dans Ozanam la doctrine et le puis­sant enchaînement des idées. Il nous reste à dire un mot de l’écrivain, qui a son caractère aussi. On sait qu’il y a deux familles éternelles d’auteurs qui se perpétuent de­puis qu’il y a des littératures. Ce sont les esprits fins et les esprits oratoires. Non pas que je veuille dire, Dieu m’en garde! que les esprits Fins manquent d’éloquence ou les esprits oratoires de finesse. Mille noms, présents à toutes les mémoires, viendraient à l’instant même me contre­dire. J’indique seulement le trait dominant des uns et des autres, et dans cette limite ma pensée ne peut pas rencontrer d’opposition. Les uns ont le tour libre et dé­gagé, la pensée alerte, le raisonnement vif et subtil. Il y a telle de leurs phrases qui est comme un spirituel sourire de l’écrivain, llsprennent de chaque idée l’es­sence, se gardant bien de l’épuiser jamais. Ils ont de ces demi-mots qui en disent plus que de longues périodes ; ils procèdent volontiers par allusions, par réticences, par sous-entendus, aiguisant l’esprit du lecteur, l’animant à leur suite, le mettant en goût des choses plus qu’ils ne le satisfont. La forme de ces vives intelligences est tout naturellement la forme incisive, coupée, brusque, éga­lant par l’agilité du mot la promptitude du trait. Le nom de Voltaire est au bout de ma plume. — Les autres sont nés avec le tempérament oratoire. Ils portent en toute chose la plénitude de la pensée, du mot et de la phrase. Ils ne courent pas d’un bond si agile à la surface des choses. Ils s’y arrêtent plus volontiers, insistant sur la preuve et la présentant sous les formes les plus riches et les plus variées. Ils ne manquent pas de mouvement, mais le mouvement de leur parole ou de leur style vient plutôt de la passion qu’ils mettent aux choses que de cette mobilité qui court à travers les idées. Ils ont l’abon­dance, ils ont l’éclat. Ils ont l’image hardie et neuve, la chaleur, la verve de la parole intérieure; car ils parlent toujours, même quand ils écrivent. Ils sont encore ora­teurs la plume à la main. Cicéron est le vieux et aimable type de ce genre d’esprits, si heureusement doués, à qui rien ne manque, peut-être, que la sobriété.

Ozanam est de cette noble race. Il a l’ampleur de l’argument oratoire, le mouvement harmonieux de la pensée et de la passion, la force et l’éclat de l’imagina­tion. Il a le trait abondant et brillant, préparé souvent de loin et avec un rare bonheur. Peut-être, parfois, dési­rerait-on que l’écrivain concentrât davantage ses forces et ménageât un peu plus l’usage de ses dons brillants. Nous l’avons dit ailleurs et nous le répétons volontiers : C’était un vrai prodigue. Son fonds était inépuisable. Il répandait à pleines mains la source précieuse dans ses discours et dans ses écrits.

Nous arrivons au terme de cette longue étude et nous voudrions être assuré que nous avons fait estimer à sa juste valeur l’homme et le philosophe chrétien. Nous ne craignons pas d’avancer qu’il n’y a pas beaucoup d’écri­vains de ce temps que la postérité doive placer au-dessus de l’auteur de la Civilisation chrétienne au cinquième siècle et des Éludes germaniques. Si cette idée ne ressort pas des pages qui précèdent, elles trahissent déplorablement notre pensée. En entreprenant ce travail, nous vou­lions rendre à la fois justice et hommage : justice à des œuvres éminentes, encore peu connues, hommage à une aimable et chère mémoire.

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