Préface du R. P. Baudrillart de l’Oratoire
Vous me demandez d’écrire quelques lignes en tête de cette biographie d’Ozanam que vous avez retracée avec autant de talent que d’intelligente sympathie, et vous me le demandez à l’heure amère où, frappé dans tout ce à quoi j’ai donné ma vie, par la condamnation que les sectaires nos maîtres viennent de prononcer contre l’Oratoire, je laisserais volontiers tomber la plume de mes mains. Mais c’est dans votre livre même et dans l’exemple de celui qui en est le héros que je puiserai la force de vaincre la tristesse et le découragement. Ah ! le moment est bien choisi pour parler d’Ozanam. Après soixante années d’efforts et de progrès, les catholiques, vaincus par un retour offensif de la barbarie politique et soi-disant scientifique fille du XVIIIe siècle, vont pour un temps se retrouver dans la situation douloureuse dont ce noble chrétien les avait aidés à sortir et que Lacordaire a dépeinte en cette page inoubliable (vous en avez vous-même donné l’excellent commentaire) : « Quand Ozanam arrivait à Paris, on sortait de la guerre terrible que l’opposition politique avait faite à la religion, au nom de la liberté. Tout, sous la main de ce parti, .avait été une arme •contre le christianisme : la tribune, la presse, Venseignement, la poésie ; et, par un malheur digne d’être pleuré, aucune voix populaire ne s’était élevée pour le Christ durant la tempête; non pas que l’Eglise de France eût manqué d’orateurs et d’écrivains, mais parce que tous avaient marché, bannière déployée, dans le sens contraire à celui qui emportait la nation. La voix du comte de Bonald, du comte de Maistre, de l’abbé de La Mcnnais ne parvenait à la foule que comme l’écho perdu d’un passé sans retour. C’était la plainte de Cassandre sur les ruines de Troie. C’était moins encore, parce que c’était davantage, et que les vainqueurs, n’étant pas sur le trône, gardaient dans la victoire les craintes et les passions des vaincus. Un seul homme, le vicomte de Chateaubriand, avait conservé, malgré sa foi de royaliste et de chrétien, an immuable ascendant sur l’opinion. Mais il était seul, sorte de lépreux haï des siens et portant au front le Génie du christianisme comme une cicatrice immortelle qm ne parlait que pour lai. A côté de ces grands esprits sans faveur ou sans puissance l’Eglise avait eu encore pour défenseurs les hommes maladroits, ceux qui outrent les fautes en croyant les rendre fortes, et qui, avec les meilleures intentions de tout sauver, perdraient Dieu lui-même, s’il pouvait être perdu. Que Von juge, entre ces deux camps, du sort des jeunes générations. Condamnées à un enseiguement qui ne dissimulait même plus son hostilité, elles sortaient de l’enfance en méprisant l’Evangile, et la liberté, accourant au-devant d’elles, couvrait de son image généreuse l’impiété qui les dévorait. Le reste, c’est-à-dire quelques âmes échappées par hasard, se trouvait recueilli dans une association pieuse, protégée par des noms illustres, et où la faveur, qui semblait promise pour récompense à leur foi, attirait le soupçon, la haine et l’insulte. Encore ce fragile et douloureux édifice ne subsistait-il plus : la révolution de 1830 l’avait heurté du pied, et Ozanam arrivait, pur, sincère, ardent, au milieu d’un abîme vide et muet. »
Que de traits dans cette page redeviennent pour notre époque d’une vérité trop aiguë ! Tout, sous la main du parti au pouvoir, n’est-il pas derechef une arme contre le christianisme ? Quelque attitude qu’en une question quelconque prennent les catholiques, ne sont-ils pas d’avance honnis, vilipendés ? N’invoque-t-on pas contre eux jusqu’à cette liberté dont ils sont les martyrs ? Les vainqueurs n’ont-ils pas gardé dans la victoire, avec la brutalité du conquérant, les craintes et les passions des vaincus ? Et, de notre côté, si des hommes d’un grand talent et d’un noble caractère ont pris la défense de VE- glise, la voix vraiment populaire et retentissante s’est-elle jusqu’à présent rencontrée? N’avons-nous pas, encore une fois, compté de ces champions maladroits qui perdraient Dieu lui-même, s’il pouvait être perdu? Les jeunes générations enfin ne courent-elles pas tout juste le même risque qu’elles coururent dans les années qui suivirent 1830 ? La guerre implacable faite à la liberté d’enseignement ne va-t-elle pas les jeter toutes vives entre les mains de maîtres qui, comme alors, ne prennent même plus la peine de dissimuler leur hostilité, qui leur proposent un idéal nouveau fait en partie de haine contre le christianisme et d’impiété calculée ?
Si les temps se ressemblent, daigne la Providence faire naître VOzanam qui, l’un des premiers, changera la défaite en victoire ! Quelle nous rende le guide éloquent, l’apôtre sympathique, le juste apologiste, qui soulèvera la jeunesse des écoles !
De l’apologiste et dél’apologiste-apôtre, Ozanam, vous l’avez montré, eut toutes les qualités.
La vocation d’abord, avec la belle confiance et l’invincible ardeur qu’elle entraîne, lorsqu’elle est profonde et vraie. A dix-huit ans, dites-vous fort joliment, il écrit la préface du livre auquel il devait travailler toute sa vie; il réfute en une brochure les doctrines saint-simoniennes que des adeptes de la religion nouvelle sont venus prêcher à Lyon.
Il a le courage. Simple étudiant, il ose, avec quelques amis qu’il recrute, adresser aux maîtres les plus illustres les observations très respectueuses mais très fermes que lui suggèrent les attaqués peu fondées contre la doctrine chrétienne dont il est l’auditeur; il amène un Jouffrog à désavouer ce qu’involontairement il avait avancé au préjudice de la vérité : «.Messieurs, ajoute le maître, il y a cinq ans, je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme; les doctrines spiritualistes éprouvaient la plus vive résistance; aujourd’hui les esprits ont bien changé, l’opposition est toute catholique. »
Courage de l’apôtre qui est aussi celui du missionnaire ou du soldat. « Tous les jours, dira-t-il, nos amis, nos frères se font tuer comme soldats ou comme missionnaires sur la terre d’Afrique ou devant le palais des mandarins. Que faisons-nous, nous autres, pendant ce temps-là ? Croyez-vous donc que Dieu ait donné aux uns de moui’ir au service de la civilisation et de l’Eglise, aux autres la tâche de vivre les mains dans leurs poches ?Ah ! Messieurs, travailleurs de la science, gens de lettres chrétiens, montrons que nous ne sommes pas assez lâches pour croire à un partage qui serait une accusation contre Dieu qui l’aurait fait, et une ignominie pour nous qui l’accepterions. Préparons-nous à prouver que, nous aussi, nous avons nos champs de bataille où parfois l’on sait mourir. »
Il a l’intelligence du besoin présent des âmes et des moyens qui permettent de les atteindre. L’apologiste nest pas un homme de tous les temps et de tous les pays ; il est l’homme d’un temps et d’un pays ; la vérité qu’il défend est éternelle et immuable; mais ses aspects sont multiples et divers; elle séduit et attire tantôt par l’un, tantôt par l’autre ; elle a des affinités avec tout état d’esprit sérieux et sincère. Ozanam, comme Lacordairc, comprit que le dogme pur était une nourriture encore trop forte pour ses contemporains ; et ce fut par le tableau de la civilisation tirée de l’histoire et des lettres qu’il entreprit de leur faire comprendre et aimer la doctrine du Sauveur. Le romantisme, épris du moyen âge, les avait précisément conduits sur le terrain où Ozanam les voulait placer.
Mais l’histoire suppose l érudition et, si cette base lui manque, elle nest qu’un édifice sans fondements; sa valeur apologétique est nulle aux yeux de ceux qui savent. Ozanam fut érudit et ne négligea rien pour l’être à fond.
Rien de plus rare, a fait remarquer Lacordaire, qu’un érudit éloquent; or l’apologiste qui professe a besoin d’éloquence. Par une grâce singulière, Dieu avait départi à Ozanam l’un et l’autre don, l’un et l’autre à un degré éminent. Ce que de pénibles recherches lui avaient révélé par parcelles, son imagination le revoyait d’ensemble et sa parole le rendait vivant.
L’apologiste encore, s’il est apôtre, doit être sympathique; et, pour qu’il le soit dans toute la force du terme, il importe que le caractère soit chez lui à la hauteur du talent. Sympathique, qui jamais le fut plus qu Ozanam, et qui jamais mérita plus que lui de l’être ? Il eut cette candeur de Vâme, cette absolue sincérité, qui engendre la vraie conviction et la fait respecter même de l’adversaire. Il aima les ornes, et leur abandonna, quand il le fallut, jusqu’aux heures les plus sacrées de son travail personnel. Il ne sacrifia ni aux intérêts de famille, ni aux intérêts de parti, ni aux intérêts d’école, en toutes choses honnête et droit. Il sut être juste même envers l erreur, et, sans la partager jamais, l’excuser toujours chez ceux qui en étaient de bonne foi les victimes. Faut-il s’étonner qu’Ozanam ait été aimé, que dis-je ? qu’il ait connu tes douces et enivrantes joies de la popularité ?
Enfin, ce qui est la condition dernière de l’absolue sincérité chez l’apologiste et le sceau de l’esprit apostolique, Ozanam s’oublia lui-même, ne rechercha jamais le succès ni la gloire, et pratiqua jusqu’au bout Vévangélique vertu de l’abnégation. Vous nous avez conté en termes touchants sa dernière leçon, ses suprêmes adieux à l’auditoire qui, douze ans, lui avait été fidèle : « Notre vie vous appartient, nous vous la devons jusqu’au dernier souffle, et vous Taurez. Quant à moi, Messieurs, si je meurs, ce sera à votre service. »
Voilà ce qui, en dépit des années écoulées, a préservé de l’oubli le nom d’Ozanam et lui vaudra dans la postérité ce surcroît de renommée qu’une mort trop prompte lui avait ravi. Voilà ce qui fait l’intérêt d’un genre tout particulier qui s’attache et s’attachera toujours à sa mémoire. Voilà surtout ce qui lui a permis, à lui universitaire et professeur de Sorbonne, d’être un des ouvriers les plus puissants de ce mouvement catholique où ne-figuraient guère alors que des ennemis de l’Université. Et c’est là encore ce qui nous autorise à le présenter pour modèle aux chrétiens de notre temps. Je le disais tout à l’heure, nous nous retrouvons précisément en face des difficultés dont il a triomphé; empruntons-lui donc les qualités qui lui ont valu la victoire : le courage entreprenant, l’intelligence des besoins de notre époque et du langage qui lai convient, le labeur assidu; qu’il nous apprenne à demeurer justes — en ce temps de persécution, le mérite n’est pas mince, — à l’égard de ceux qui nous combattent ; auprès de lui, persuadons-nous que, fussions-nous les plus obscurs des travailleurs, nulle de nos œuvres n’est perdue quand elle est faite avec conscience et pour la cause du divin Maitre.
« J’écris, disait Ozanam, comme travaillaient ces ouvriers des premiers siècles qui tournaient des vases d’argile ou de verre pour les besoins journaliers de l’Eglise, et qui, d’un dessin grossier, g figuraient le bon Pasteur ou la Vierge avec des saints. Ces pauvres gens ne songeaient pas à l’avenir ; cependant quelques débris de leurs vases, trouvés dans les cimetières, sont venus, quinze cents ans après, rendre témoignage et prouver l’antiquité d’un dogme contesté. Nous sommes tous des serviteurs inutiles ; mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu’une goutte de ses rosées. »
Et maintenant, mon cher ami, f ai hâte de vous laisser la parole ; car, tout ce que je dis là, les faits que vous avez exposés le proclament bien plus éloquemment. Souffrez seulement que je vous félicite et vous remercie d’avoir, en ramenant un rayon d’actualité sur une si noble figure, contribué vous aussi à cette œuvre apologétique pour laquelle Ozanam a donné jusqu’à sa vie.
Alfred BAUDRILLART.
Ces pages sur Frédéric Ozanam n’ont pas la prétention de retracer une biographie complète de l’illustre fondateur de la Société de Saint- Vincent-de-Paul. Elles ont été écrites dans le simple espoir de rappeler une mémoire trop oubliée aujourd’hui, trop négligée par les catholiques eux-mêmes.
De l’aveu d’un de ses disciples les plus fidèles, Ozanam n’arriva jamais de son vivant à cette renommée, à cette notoriété publique à laquelle tant de ses contemporains Ont pu prétendre. « Son nom, dit M. Caro, jouissait de la plus haute estime dans cette partie de Paris dont on pourrait déterminer la géographie intellectuelle en tirant une ligne de Saint-Sulpice à la Sorbonne et de la Sorbonne à l’Institut. Je doute que ce nom ait jamais, dans ce temps-là, passé les ponts1.» Cette iniquité fut aux trois quarts réparée : une édition complète des œuvres d Ozanam, publiée peu de temps après sa mort, répondait à l’indifférence de la foule par la mise en lumière de travaux parfois inégaux, mais qui montraient un grand talent au service d’une grande idée.
Aujourd’hui, le souvenir d’Ozanam est bien loin : si son nom n’est pas ignoré de la plupart, la place qu’il occupe justement dans l’histoire de l’Église au xixe siècle reste étrangère à beaucoup. Cette place est cependant glorieuse.
Frédéric Ozanam fut un homme de bien, un érudit consciencieux,un grand apologistechrétien. Il ne faut laisser dans l’ombre aucun de ces points de vue ; et si sa mémoire a pu sembler s’effacer, n’est-ce pas un peu la faute de ces biographes imprudents qui n’ont vu dans cette vie si laborieusement remplie qu’un exemple d’édification? Certes, il fut un grand chrétien, qui à tous les instants de son existence lutta pour la grande cause du christianisme ; mais à côté du chrétien nous trouvons un savant, un écrivain, un artiste, un homme enfin, dont la vive sensibilité se développa au milieu des inquiétudes qui le haï celèrent sans trêve.
Nous avons suivi Ozanam au milieu des différentes phases de son existence, nous reportant sans cesse à cette correspondance pleine d’amour et de cœur qui forme la plus belle biographie qu’il soit possible d’écrire. Nous nous sommes enfin efforcés de mettre en lumière l’idée maîtresse de ses œuvres.
Cet essai est un humble hommage à une grande figure; et notre dessein nous semblera pleinement accompli si ces pages réveillent chez quelques- uns le souvenir de Frédéric Ozanam.
– B. F.
15 février 1903.