Chapitre IV: Les idées politiques
C’est au moment où tout semblait réussir à Ozanam, même au delà de tous ses vœux, alors qu’il se prodiguait partout où la cause catholique semblait le réclamer, que l’heure du sacrifice commença à sonner pour lui.
Au mois de juillet 1846, étant allé respirer pendant quelques semaines l’air des bois de Mcudon, il fut atteint d’une fièvre pernicieuse qui mit un instant ses jours en danger. Epuisé par un travail excessif et incessant, il offrait une proie facile à la maladie. La convalescence fut très longue ; sa santé avait reçu un coup fatal dont elle ne se releva jamais complètement.
A la rentrée des Facultés, Ozanam se trouvait dans l’impossibilité de reprendre son cours, et les médecins déclarèrent qu’un repos complet d’une année restait la seule chance de salut. Mais comment obtenir de son activité une année consacrée complètement au repos ?
M. de Salvandy, alors ministre de l’Instruction publique, instruit de la situation, chargea Ozanam d’une mission littéraire en Italie. C’était le seul moyen de l’arracher à ses travaux sans nombre ; mais on craignait, non sans raison, que ce ne fût pour lui qu’un changement de fatigue.
Ozanam partit avec sa femme à la fin de novembre 1846. Après une excursion dans le midi de la France, ils gagnèrent à petites journées Gênes, puis Florence, se dirigeant sur Rome où ils devaient passer tout l’hiver. A Florence, ils s’arrêtèrent quelque temps : Ozanam voulait rendre visite à quelques membres de sa famille, qui habitaient encore cette ville, mais surtout il désirait y travailler et y entreprendre quelques recherches dans les bibliothèques. Il se ménagea si peu qu’à son arrivée à Rome il fut pris d’un malaise nerveux qui heureusement, sous l’influence bienfaisante du climat, disparut rapidement. De ce voyage en Italie nous possédons des notes et de nombreuses lettres qui constituent un véritable journal.
C’est encore le même enthousiasme à la vue de Rome, la même ivresse devant les chefs-d’œuvre connus, les monuments préférés.
A Rome, il continua ses travaux : ce fut là qu’il mit la dernière main à la préface de son livre sur les Germains, qu’il écrivit son Rapport sur les écoles en Italie au temps des barbares, et qu’il recueillit les documents inédits pour servir à l’histoire littéraire de l’Italie, du huitième au treizième siècle.
Aussitôt après les fêtes de Pâques, il partit seul pour se livrer à quelques recherches dans la célèbre bibliothèque des moines du Mont-Cassin. Il en revint fatigué et désappointé : oc Dans un lieu qu’on s’attend à trouver tout rempli de souvenirs de l’antiquité chrétienne, on ne voit qu’une église du dix-huitième siècle, riche en marbres, en dorures, mais sans un tableau, sans une statue de prix. »
Le 21 avril de cette année 1847, Rome célébra l’an 2600 de sa fondation ; le peuple fêta cet anniversaire par un grand banquet donné près des thermes de Titus, prétexte à harangues et à discours. Il en fut prononcé plusieurs, entre autres par le célèbre professeur Orioli et le gendre de Manzoni, le marquis d’Azeglio. Le lendemain de cet anniversaire réservait une surprise. Le Pape, par une circulaire du cardinal Gizzi, ordonna que chaque province envoyât les noms de trois notables parmi lesquels le gouvernement en choisirait un qui représenterait sa province à Rome d’une manière permanente et qui pourrait donner toutes les informations nécessaires à une réforme des institutions municipales. L’enthousiasme suscité par cette ordonnance fut indescriptible. Sans mot d’ordre, le peuple se porta en masse sur la place del Popolo pour se rendre de là en cortège à la place de Monte-Cavallo. Là, du haut de son balcon, Pie IX donna sa bénédiction au milieu des acclamations et des ovations de la ville entière.
Ozanam fut vivement frappé de cette manifestation spontanée. Il applaudissait d’autant plus à la conduite du Souverain Pontife qu’il y voyait un acheminement à la réalisation de son idéal, de son credo politique. Il quitta la place du Quirinal avec les derniers groupes du peuple, à travers les rues calmes et solitaires de Rome endormie. Quelques jours après, écrivant à ses frères le récit de ce qu’il venait de voir, il terminait ainsi sa lettre : « Ces Romains étaient allés dormir comme d’honnêtes enfants qui, avant de dormir, avaient voulu dire bonsoir à leur père. » Ozanam dit, quelque part, qu’il ne s’est jamais senti un homme politique. Il le prouva dans cette circonstance : là où il ne crut voir que respect et amour, il ne sut pas distinguer les symptômes alarmants d’une révolution qui se préparait.
A leur départ de Rome, Ozanam et sa femme traversèrent l’Ombrie, s’arrêtant à Sienne et à Assise.
« Il semble, écrit-il, qu’il ait suffi d’ensevelir un saint quelque part pour que tous les arts vinssent fleurir alentour. » Mais de tous les sanctuaires qu’il visita, aucun ne devait lui procurer une impression plus profonde que la triple église d’Assise. « C’est une fidèle image du Saint qu’on y honore ; c’est pauvre et beau. «Avec attendrissement il parcourut les sentiers de la colline où il lui sembla retrouver les traces des pas de saint François : son amour pour les pauvres l’attirait vers ce modèle de la pauvreté et de la charité évangélique. A ce séjour à Assise, nous devons rattacher ce volume charmant où, après avoir étudié les débuts de la poésie populaire en Italie, il s’arrête avec complaisance sur saint François et ses disciples, ces poètes franciscains de l’Italie du XIIIe siècle chez qui tout est charme et amour Les voyageurs arrivèrent à Venise vers la fin de mai. Ils y passèrent dix jours, qu’Ozanam vécut au milieu d’un rêve : « Le jour est venu . dix fois je l’ai vu se lever sur Venise, et dix fois j’ai trouvé que mon rêve n’était pas évanoui. Venise m’a tenu bien plus que je ne m’en étais promis. » Aucune église d’Italie ne lui sembla comparable à Saint-Marc.
Le temps s’écoulait, et il fallait songer au retour. Après avoir traversé la Suisse, remonté le Rhin et parcouru rapidement la Belgique, ils rentrèrent en France.
La santé d’Ozanam semblait rétablie, et il était impatient à l’idée de recommencer son cours, les vacances terminées.
Il le fit avec un redoublement de zèle comme pour compenser l’année de repos qu’il avait dû prendre. Tout en s’occupant de son enseignement et de la publication prochaine de son ouvrage sur la civilisation chrétienne chez les Francs, il suivait avec anxiété les événements qui se précipitaient.
Ce fut pour lui l’occasion de prononcer un discours au cercle catholique, discours reproduit plus tard dans le Correspondant, sur les dangers de Rome et ses espérances. Ce discours n’était pas fait pour flatter son auditoire : les plaintes qu’il souleva le prouvèrent abondamment; mais Ozanam crut ainsi remplir un véritable devoir, persuadé que nombre de ses amis faisaient fausse route. D’un côté, il désapprouvait hautement la politique intransigeante et violente de certaines feuilles catholiques ; de l’autre, il cherchait à secouer le découragement d’un autre parti dont la politique impopulaire trouvait alors un certain écho dans le Correspondant.
Ce discours était une apologie de la réforme pacifique accomplie par le libéral Pic IX. Il se terminait par un mot qui souleva une campagne de presse, de véritables cris d’indignation de la part de quelques-uns : « Passons aux barbares ! Suivons Pie IX1 ® C’était une véritable profession de foi politique. Ozanam voulait dire par là qu’il se préparait à suivre le Souverain Pontife dans la nouvelle oie qu’il s’était tracée par scs récentes réformes. Pie IX s’était mis à la tête du mouvement libéral qui embrassait 1 Europe entière, et Ozanam engageait les catholiques à suivre ce mouvement en se joignant aux barbares, c’est- à-dire « en abandonnant le camp des monarques et des hommes d’Etat pour aller au peuple et l’entraîner vers l’Église. » Il rêvait ainsi d’une république idéî ’e où chacun jouirait de toute la liberté possible, assurée par l’Église.
Appartenant au parti que M. Lenormant appelait le parti de la confiance, il s’était laissé abuser par cette conspiration des ovations faites à Pie IX pendant son séjour à Rome et qui l’avait si profondément touché. A côté de la saine philosophie, du grand jugement qu’on relève dans les actes comme dans les œuvres d’Ozanam, trouvaient place un fond d’utopie et des illusions dans lesquelles il gardait une croyance entière. Il avait foi dans l’avenir de la démocratie, qui lui apparaissait comme une marée montante, qu’aucune volonté ne pouvait arrêter. Mais dans cette future démocratie essentiellement libre, — car la liberté que le monde catholique réclamait était pour lui le droit primordial et impérieux, — l’élément de cohésion indispensable dans un Etat serait la religion. L’Eglise ainsi donnerait à la société le pouvoir de se gouverner elle-même et montrerait à ses adversaires qu’elle seule pourrait donner et sauvegarder la liberté.
Ces théories expliquent l’enthousiasme qui le saisit à la proclamation de la Consulta par le Souverain Pontife. N’était-ce pas là le premier pas fait vers l’accomplissement de son idéal : l’Eglise donnant la liberté au peuple, qui, désormais christianisé, se gouvernera sans révolutions avec sécurité et stabilité ? Ce règne de justice et de liberté lui paraissait d’autant plus possible que pour lui l’humanité en général, les Français en particulier, étaient facilement gouvernables. Il ne croyait pas à l’erreur volontaire, à la haine ; pour lui, il n’y avait que des égarés et des trompés, qui, une fois la vérité connue, ne demandaient qu’à revenir au bien. Derrière les barricades même, il ne voyait que « des pauvres diables abusés, mais qui sont chrétiens de cœur et prêts à se rendre devant une parole de bonté ». Cette parole de bonté et de vérité, l’Eglise se chargeait de la leur donner. Constatons, pour la seconde fois, combien Ozanam disait vrai quand il se trouvait l’homme le moins politique du monde : chez lui la a perfection théorique de son idéal » lui faisait oublier les moyens pratiques d’y arriver, les passions, la nature humaine elle-même. Il rêvait, comme tant d’autres, d’une république idéalisée dont l’élément religieux, après avoir réformé le peuple, formerait le centre et l’union. Noble pensée, mais profonde utopie !
Il était convaincu que la force d’un peuple était en raison de la liberté qu’on pouvait lui donner sans porter préjudice pour l’ordre établi. Nouvelles raisons de son enthousiasme pour « cette révolution de fleurs et de poésie » dont il avait été àRome le spectateur ravi. « Ne méprisons pas ces populations qui marchent vers la liberté à travers des rues enguirlandées de fleurs et ornées de drapeaux, s’écrie-t-il… Ne levons point les épaules comme les hommes qui ne croient qu’à la puissance de l’épée. Nous pouvons attendre de grandes choses d’un peuple qui charme ainsi les premières heures de son émancipation ; qui se contente de peu ; qui n’est ni blasé, ni fatigué de la vie, parmi lequel on ne s’as- sassine pas par vanité ou par paresse; un peuple qui a peu d’expérience, mais beaucoup d’enthousiasme, et qui s’en tient fermement à la foi, qui est le vrai principe de l’ordre, et à l’amour, le vrai principe de la liberté. »
La liberté lui apparaissait un bien tellement supérieur qu’il regardait comme de nobles aspirations tous ces grands mouvements révolutionnaires qui traversèrent l’histoire du monde; et pour lui l’histoire devait se résumer dans la marche de l’humanité, conduite par le christianisme vers cette liberté, but suprême.
Jamais il ne devait abandonner cet idéal qu’il s’était forgé.
Ces théories, cinquante ans d’histoire contemporaine nous les font juger sévèrement. Le tort d’Ozanam fut de généraliser outre mesure dans un ordre d’idée qui ne supporte guère la généralisation : l’histoire politique du monde. Il vivait dans le passé, dans le moyen âge, et là il avait puisé s.cs idées démocratiques. Il a cru retrouver chez ses contemporains de 1843 l’âme des peuples d’autrefois, leur respect de l’autorité, leur foi dans leurs chefs ; il confondait la république d’alors avec les républiques du moyen âge, sans penser que dans ces dernières l’élément aristocratique dirigeait le gouvernement. Il gardait enfin dans l’humanité une confiance aveugle et décevante.
Si les théoriespolitiques d’Ozanam nous paraissent sujettes à caution et ne lui permirent jamais de devenir « un des hommes de la situation » ; nous devons cependant remarquer la clarté avec laquelle il sut comprendre, se distinguant en cela de plusieurs personnalités de son parti, que la question sociale, bien plus que la question politique, devait alors fixer l’attention.
Dès 1836, il écrivait à un ami : « Si la question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes ni une question de formes politiques, mais une question sociale ; si c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop ; si c’est le choc violent de l’opulence et de la pauvreté qui fait trembler le sol sous nos pas, notre devoir, à nous chrétiens, est de nous interposer entre ces ennemis irréconciliables, et de faire que les uns se dépouillent comme pour l’accomplissement d’une loi, et que les autres reçoivent comme un bienfait ; que les uns cessent d’exiger et les autres de refuser; que. l’égalité s’opère autant que possible parmi les hommes ; que la communauté volontaire remplace l’impôt et l’emprunt forcés ; que la charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire. » Ne trouvons-nous pas dans ces quelques lignes le plan que se proposèrent, soixante ans plus tard, certains hommes politiques catholiques ?
Lorsque la révolution de 18-18 vint à éclater, révolution que, dans sa sagacité, il avait entrevue, il répétait ce qu’il avait déjà dit n’étant encore que simple étudiant : <£ C’est une question sociale ; christianisez le peuple, et vous mettrez fin aux révolutions. »
La révolution éclatait le 24 février ; elle trouva Ozanam calme, les yeux toujours fixés avec confiance sur ce qu’il croyait l’avenir. Il revêtit son uniforme de garde national, prêt à remplir son devoir. Mais là n’était pas sa place : il le sentait bien quand il écrivait, quelques jours plus tard, à M. Foisset une longue lettre, où se trouvent exprimés tous les sentiments qui devant les événements remplissaient son cœur : « Jamais je n’ai mieux senti ma faiblesse et mon incompétence. Je suis moins préparé que tout autre aux questions qui vont occuper les esprits, je veux dire à ces questions de travail, de salaire, d’industrie, d’economie, plus considérables que toutes les controverses politiques. L’histoire même des révolutions modernes m’estàpeuprés étrangère. Je m’étais renfermé avec une sorte de prédilection dans ce moyen âge que j’étudiais passionnément; et c’est là que je crois avoir trouvé le peu de lumière qui me reste, dans l’obscurité des circonstances présentes. Je ne suispashomme d’action; je ne suis né ni pour la tribune, ni pour la place publique. Si je puis quelque chose, et bien peu de chose, c’est dans ma chaire ; c’est peut-être dans le recueillement d’une bibliothèque, c’est tout au plus de tirer de la philosophie chrétienne de l’histoire des temps chrétiens, une suite d’idées que je puisse proposer aux jeunes gens, aux esprits troublés et incertains, pour les rassurer, les ranimer, les rallier, au milieu de la confusion du présent et des incertitudes de l’avenir. Je ne sais si je m’abuse ; mais il me semble que ce plan de Dieu, dont nous apercevions les premières traces, se déroule plus rapidement que nous n’avions cru, que les événements de Vienne achèvent d’expliquer ceux de Paris et de Rome, et qu’on entend déjà la voix qui dit : Ecce fucio cœ- los novos et terram novam. Depuis la chute de l’Empire romain, le monde n’a pas vu de révolution pareille à celle-ci. Je crois encoreà l’invasion des Barbares, maisjusqu’icij’y voisplus de Francs et de Goths que de Huns et de Vandales. Enfin je crois à l’émancipation des nationalités opprimées et plus que jamais j’admire la mission de Pie IX, suscitée si à propos pour l’Italie et pour le monde. En un mot, je ne me dissimule ni les périls du temps, ni la dureté des cœurs ; je m’attends à voir beaucoup de misère, de désordre et peut-être de pillages, une longue éclipse pour les lettres auxquelles j’avais voué ma vie. Je crois que nous pouvons être broyés, mais que ce sera sous le char de triomphe du christianisme1. »
Dans cette longue et intéressante lettre nous retrouvons toujours ce mélange de jugement, de clairvoyance et d’utopie que nous avons déjà constaté chaque fois qu’Ozanam parle d’avenir et de politique.
C’est dans cette persuasion que la démocratie chrétienne était le terme naturel du progrès politique, et que Dieu y menait le monde, qu’Ozanam devint un des plus ardents fondateurs d’un journal dont le titre significatif résumait le but poursuivi : l’Ere nouvelle. Les prospectus de ce nouvel organe chrétien parurent le 1er mars, et le premier numéro fut distribué le 15 avril suivant. La tentative était encouragée par Mgr Affre, qui prit sous sa protection cette publication naissante. Lacordaire nous raconte qu’un jour où il délibérait avec lui-même sur les mesures à prendre devant les événements, M. l’abbé Maret et Ozanam frappèrent à sa porte2. « Ils venaient me dire, raconte-t-il, que le trouble et l’incertitude régnaient parmi les catholiques ; que les points de ralliement disparaissaient dans une confusion qui pouvait devenir irrémédiable, nous rendre hostile le régime nouveau, etnous ôterles chances d’obtenir de lui les libertés que le gouvernement antérieur nous avait obstinément refusées. La République, ajoutaient-ils, est bien disposée pour nous ; nous n’avons à lui reprocher aucun des actes d’irréligion et de barbarie qui ont signalé la révolution de 1830. Elle croit, elle espère en nous : faut-il la décourager ? Que faire d’ailleurs? Et à quel autre parti se rattacher ? Qu’y a-t-il devant nous, sinon des ruines ? Et qu’est-ce que la République, sinon le gouvernement naturel d’une société quand elle a perdu toutes ses ancres et toutes ses traditions?» Ozanam ajoutait à ses pensées d’autres raisons de circonstance, d’autres vues plus hautes et plus générales, puisées dans l’avenir de la société européenne et dans l’impuissance où semblait la monarchie d’y retrouver jamais des principes de solidité. Lacordaire n’allait pas si loin qu’Ozanam: il n’acceptait la République que comme une nécessité du moment. La divergence était profonde, et ne permettait guère untravail commun. Néanmoins lepérilpressait, et de cette entrevue naissait VEre nouvelle. Le nouveau journal fut pendant quelque temps extraordinairement répandu : il en fut vendu jusqu’à dix mille exemplaires dans les rues de Paris. Mais les rédacteurs qui s’étaient proposé de se mettre au-dessus des partis, pour pouvoir amener plus facilement la pacification religieuse, s’aperçurent bientôt qu’ils n’aboutissaient qu’à une lutte à outrance. Les uns applaudissaient et cherchaient à donner à l Ère nouvelle une teinte encore plus démocratique ; d’autres se plaignaient de voir ce journal dévoué en tout à la cause de la République. Le Père Lacordaire, devant ce résultat si peu prévu, se retira de la rédaction. Ozanam continua à s’y intéresser, bien qu’en y collaborant de façon moins active. Le journal cessa de paraître au mois d’avril de l’année suivante, et ce fut pour répondre aux insinuations malveillantes de certains qu’Ozanam écrivait alors : «… Si je croyais pouvoir me tromper en politique, je ne craignais pas d’errer en religion… La vérité est que la divine Providence ne nous a pas encore livré le secret de cette formidable année 1848, que les meilleurs esprits peuvent s’y perdre, et que le parti le plus sage, entre chrétiens, est de ne pas se haïr pour des raisons si controxersables. »
Plusieurs des articles composés par Ozanam pour YEre nouvelle se retrouvent dans les Œuvres complètes. Nous citerons seulement ceux sur le divorce, l’aumône, les causes de la misère, les origines du socialisme.
Le nom d’Ozanam avait été inscrit sur plusieurs listes de candidats aux élections à l’Assemblée nationale. Il déclina d’abord avec force toute candidature ; il ne se sentait pas fait pour la vie parlementaire ; il ne voulait pas assumer la responsabilité qui s’attache à toute part prise dans le gouvernement. Il était dans ces dispositions quand il reçut l’offre d’une candidature à Lyon : on le conjurait d’accepter avec une telle insistance qu’il se laissa convaincre. Son nom cependant ne devait pas réunir le nombre dcvoix nécessaire.
Lorsque l’insurrection de Juin éclata, bien qu’il eût mille raisons de se soustraire au service de garde national, Ozanam tint à le remplir ponctuellement : « Ma conscience était en règle, écrivait-il à son frère, et je n’aurais pas reculé devant le péril. Cependant je dois avouer que c’est un terrible moment que celui où l’on embrasse sa femme et son enfant, en pensant que c’est peut-être pour la dernière fois. »
Le dimanche 25 juin, il était de service en compagnie de MM. Cornudet et Bailly. Ils s’entretenaient de la prolongation de cette lutte sinistre dont Paris était le théâtre, lorsque l’intervention possible de l’archevêque de Paris leur vint à l’esprit. Ils allèrent aussitôt trouver un des vicaires généraux, M. l’abbé Buquet, qui leur donna une lettre pour pénétrer à l’archevêché. Mgr Affre, très anxieux, après avoir écouté le motil de leur visite, leur déclara qu’il était hanté par la même idée, mais qu’il doutait de pouvoir arriver jusqu’aux insurgés. Les trois amis répondirent à toutes les objections en assurant à l’archevêque que partout il serait reçu avec vénération. La décision de Mgr Affre était prise. A l’instant où il s’apprêtait à quitter l’archevêché, un prêtre entra, apportant les plus mauvaises nouvelles. Mais rien ne devait plus ébranler sa résolution. Il était prêt à partir, lorsque ces messieurs insistèrent pour qu’il mît sa soutane violette. Docile, il la revêtit aussitôt et partit pour l’Assemblée nationale, afin de faire part de sa résolution au général Cavaignac. Le peuple ne démentit point les promesses d’Ozanam et de ses amis : partout l’archevêque fut l’objet de marques de vénération et de respect. Le général Cavaignac reçut larchevêque et lui remit une proclamation aux insurgés et une promesse d’amnistie s’ils mettaient bas les armes. On sait le reste : Mgr Affre qui avait voulu que personne ne l’accompagnât, tomba victime de son dévouement. Le sang du pasteur fut le dernier versé. La nouvelle de cette mort glorieuse ne fut connue que le lendemain. Ozanam en fut douloureusement affecté : à ses regrets se mêlaient des remords, et il ne pouvait se consoler de la part involontaire qu’il avait eue dans cette catastrophe.
Ces événements auxquels il se trouvait mêlé ne réussirentpointà décevoir son idéal politique: loin d’être découragé,il restait fermement convaincu de la possibilité delà démocratie chrétienne. Ce fut à ce moment,après les terribles journées de Juin,que sa collaboration à l’jÈre Nouvelle fut la plus active.
Il y avait bien des ruines à relever, bien des découragements à consoler : il s’y employa de toutes ses forces. Le 3 juillet il écrivait à son frère que depuis dix jours il avait dû faire cinq articles. Il en était récompensé en constatant que plus de huit mille exemplaires avaient été vendus dans une seule journée. Nous avons vu plus haut combien devait être courte la durée de ce journal. Son histoire résume bien d’autres destinées. Né d’un élan de générosité, de patriotisme et de foi, il ne disparut pas sous les coups d’adversaires, sous la rancune d’un gouvernement ; il fut consumé par la mauvaise foi et par la discorde du parti qu’il prétendait défendre.