Attitude du nouveau gouvernement vis-à-vis de la religion. Essai de définition de l’événement providentiel.
Lyon, 29 novembre 1830.
Mon cher ami,
Qu’elle m’a fait de plaisir et de bien ta franche et touchante lettre. Je savais bien que, si quelquefois l’enthousiasme t’entraînait un peu loin, ta raison mûre et sage te ramènerait toujours, je savais bien que, loin de t’offenser en t’épanchant mes sentimens, je ne saurais que te faire plaisir et te donner une preuve d’amitié et toi, tu m’en donnes une non moins grande par ta sincère profession.
Je me réjouis, ô mon ami, de ce que ta religion n’est pas ébranlée; je me réjouis de penser que nous traverserons ensemble ce désert de la vie, pour arriver à la terre de promission, que nous nous servirons d’appui l’un à l’autre et que ni l’un ni l’autre ne fera le long de la route une chute grave.
Oui, mon ami, la Religion s’accorde avec la Liberté : vois les Suisses, vois les Polonais, vois les Américains du Sud! La Religion et la jeune France devraient se rapprocher, se réunir, mais malheureusement je les vois se séparer, se repousser mutuellement tous les jours par une malveillance réciproque. D’un côté, paroles et actions dangereuses, suspectes de la part du clergé; du côté de l’autorité, abnégation du catholicisme comme religion de l’Etat, injures publiées contre la religion sans aucune répression de la part du gouvernement, suppression du traitement des cardinaux, contre la stipulation du Concordat, renversement scandaleux des croix de mission, dénomination extraordinairement âcre de M. Pons de l’Hérault, tout cela contribue à augmenter le mécontentement mutuel. Au lieu d’entrer dans une voie de conciliation et de se faire des concessions réciproques, on se chicane, on se vexe, on se harcelle, on dirait des ennemis en la présence et la cause de cela? Le préjugé commun que la religion catholique est la sœur du Despotisme, l’ennemie de la Liberté.
J’adopte parfaitement tes idées providentielles, mais je fais une distinction. Je regarde comme légitime tout ce qui est providentiel, comme providentiel tout ce qui est durable. Ainsi je regarde comme providentiel 89 parce qu’il dure encore, parce qu’il continue son action. Je regarde comme purement humain 93 qui n’a duré qu’un an. Je regarde comme providentiel et légitime le règne de Napoléon et comme humaine et illégitime sa domination de cent jours. C’est pour cela encore qu’aujourd’hui que tous les jeunes proclament la glorieuse révolution, je tâche de me faire vieux et je regarde, j’attends, j’observe : dans dix ans d’ici je te dirai ce qu’elle a renfermé de légitime et d’illégitime, de providentiel et d’humain. Et puis si je tiens encore à la famille déchue, au blanc drapeau des lys, c’est, je l’avoue, parce que je suis vieux, j’ai beaucoup vécu dans le passé, je ne vois pas clair dans l’avenir, je tiens aux souvenirs de la vieille France et c’est avec douleur et respect que je salue l’oriflamme qui s’en va. A une autre fois une profession de foi politique plus détaillée, seulement je te déclare que je crois personnellement Philippe beaucoup plus habile que Charles; je le crois même bon, mais je crains son fils, etc…
Mon cher ami, en te donnant un petit témoignage d’amitié qui était à la veille de ton départ pour Paris, loin de moi l’idée de te faire éprouver la moindre gêne; je sais ce que c’est que des finances basses, non ignara mali. Et puis des cadeaux ne sont pas des échanges, la surprise en fait tout le mérite; tu sens que je serais bien fâché de te faire faire banqueroute : reçois donc mon petit Lamartine comme un petit présent du cœur qui n’attend de retour que du cœur aussi, et que je serai bien content si tu veux bien songer à moi lorsque tu l’ouvriras à tes heures de méditations poétiques.
Ton ami :
OZANAM.
Original : Archives Laporte.