Amitié renforcée par la similitude des caractères. Lutte contre des défauts identiques.
Lyon, juin 1830.
Mon cher ami,
Voilà donc notre amitié cimentée, décidée; nos confessions mutuelles en sont le gage certain.. Tu commences à être heureux et moi aussi, mon ami; je sens mon cœur se remplir, j’éprouve un sentiment calme et doux, un sentiment paisible qui ne s’énonce point au dehors par des expressions vives. Car il faut que tu me connaisses bien à fond; je peux quelquefois paraître froid, mes sentiments sont souvent renfermés en moi-même, j’ai une sorte de respect humain ou de timidité qui m’empêche de les laisser éclater devant d’autres personnes; ne t’alarme donc point si quelquefois je peux avoir avec toi un air réservé, soit à la maison, soit au milieu des rues: ce sera dans nos promenades, dans nos délicieuses promenades solitaires, ce sera alors surtout que mon cœur versera dans le tien ses peines et ses plaisirs et recevra de ces douces consolations une effusion de joie, une surabondance de joie inexprimable. Oh, comme elle va être heureuse et belle, la vie que nous allons vivre. Tu as bien raison de dire que nous étions faits l’un pour l’autre. Tous deux nous désirions cette amitié et nous n’osions pas tous deux, nous voulions une confession mutuelle et nous craignions de la faire, tous deux nous sommes heureux de l’avoir faite; tous deux nous avons des parents à pleurer, tous deux nous sommes quelquefois portés à la tristesse, tous deux nous voudrions être pieux, tous deux nous éprouvons les mêmes tentations, les mêmes sécheresses jusque dans la très sainte communion. Tout ce que tu m’as dit dans ta dernière lettre sur ta bizarrerie, sur tes accès de piété, sur tes attaques ou tes éloges en fait de religion, sur tes sécheresses à la confession1 et à la Sainte Table, sur tes pensées voluptueuses, tout cela est mon histoire, ma fidèle histoire; comme toi, je suis tour à tour malicieux, contrôleur ou panégyriste du clergé et de la religion, selon que les personnes avec qui je me trouve professent des opinions opposées; comme pour toi, il résulte de là pour moi satisfaction ou remords; comme toi, des pensées voluptueuses m’assiègent sans cesse, mais je n’ai pas comme toi la force d’en éviter les occasions; je ne sais pas mettre une garde à mes yeux et je m’arrête souvent à regarder des gravures ou des personnes qu’il ne faudrait pas regarder. Je ne sais pas non plus m’empêcher de lire des comédies, etc. etc. que je devrais m’interdire, qu’on m’a même interdites, mais je me fais de bonnes raisons ou plutôt des raisons apparentes; je m’efforce de me tromper moi-même; en général, cette faiblesse-là est bien grande chez moi et elle s’étend à tout.
J’ai de plus le défaut d’un peu de jalousie, quand on vante quelqu’un devant moi avec beaucoup d’ostentation. Je ne dois pas même te cacher que j’en ai eu pour toi, qu’il m’est même arrivé d’affaiblir les éloges qu’on me faisait de toi, mon ami; cet aveu coûte beaucoup à mon cœur, mais je le devais à ton amitié.
Ajoute à cela qu’il m’arrive quelquefois de parler peu charitablement du prochain, de rire, par exemple, de ce pauvre M. Idt2, de sacrifier quelquefois la vérité au respect humain, de parler ou de penser un peu témérairement sur des personnes ou des choses religieuses, qui ne me regardent pas. Maintenant tu sais tout, sauf, comme je t’ai dit, les particularités journalières, tu sais le fond de mon cœur et de mon caractère; tu sais mes besoins, tu sais mes souffrances, j’espère en toi, j’espère en tes conseils, j’espère en l’avenir qui s’ouvre devant moi. Je dois te dire aussi que quelquefois mes pensées voluptueuses ont donné lieu à des actions innocentes en elles-mêmes peut-être et tout à fait puériles, mais le motif était honteux et en somme je ne puis m’empêcher d’avoir pitié de moi en y songeant.
OZANAM.
Original : Archives Laporte.