Lorsque Ozanam, épuisé avant quarante ans par un surmenage sans trêve, dut interrompre son enseignement et ses travaux littéraires pour aller demander au ciel de l’Italie un trompeur espoir de guérison, il continua, dans les diverses étapes de ce voyage funèbre, à s’occuper avec sollicitude de la Société de Saint-Vincent de Paul. Dans sa prière inspirée du cantique d’Ezéchias, sans doute un des plus sublimes cris de douleur et de résignation qu’un chrétien ait jetés en face de sa tombe entr’ouverte, il envisageait la perspective de renoncer à la science et à la littérature pour vouer à la charité tout ce qui lui demeurerait de loisirs et de forces : « Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, et, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant ? Peutêtre, mon Dieu, ne le voulez-vous point. Vous n’acceptez pas ces offrandes intéressées : vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C’est moi que vous demandez. Il est écrit, au commencement du livre, que je dois faire votre volonté. Et j’ai dit : «Je viens, Seigneur».
C’est donc sans arrière-pensée, c’est avec le désintéressement et le détachement le plus parfait, qu’il visita les conférences le long de sa route, comme il avait accoutumé de faire dans ses déplacements d’études. «Notre petite Société de Saint-Vincent de Paul, » écrivait-il à son ami Cornudet, «tient une grande place dans les préoccupations et les consolations de mon voyage. » A Toulouse, à Marseille, à Nice, à Gênes, il s’émerveilla des progrès réalisés et exhorta les confrères à persévérer. Il fit davantage en Toscane, où il était appelé à passer le premier semestre de l’année 1853. Lors d’un précédent voyage, en 1847, ses appels étaient demeurés sans écho : on lui avait donné à entendre qu’une oeuvre nouvelle serait superflue dans un pays si prospère et d’ailleurs si richement doté d’institutions de bienfaisance. Depuis lors était survenue la leçon de 1848, qui là aussi avait révélé bien des lacunes et mis à nu bien des plaies. Un vif enthousiasme s’était manifesté pour la fondation des conférences; mais les obstacles venaient maintenant du gouvernement grand-ducal, hanté de l’obsession des complots révolutionnaires, et redoutant dans les conférences autant d’« ateliers » de carbonari. Ozanam, en proie à une crise des plus graves, lit l’héroïque effort de se lever pour aller trouver la grande- duchesse douairière, de passage à Pise: séduite par la réputation littéraire du commentateur de Dante, touchée de la chaleur pathétique, presque fiévreuse, mise par ozanam à défendre son oeuvre de prédilection, la princesse promit de s’employer à faire lever le veto, et elle tint parole.
La conférence de Florence réclama, pour sa séance d’ouverture, la présence et la parole de celui à qui elle devait ‘l’exister. Ozanam ne se sentit pas le courage de refuser : Les larmes de joie me viennent aux yeux, » écrivait-il à Foisset, «quand je trouve à ces distances notre petite famille, toujours petite par l’obscurité de ses oeuvres, mais grande par la bénédiction de Dieu. » Usant de la langue italienne qui lui était familière, il évoqua, comme s’il eût éprouvé le pressentiment sa fin prochaine, le souvenir des humbles débuts de 1833; puis il montra, avec plus de dialectique et plus d’onction que jamais, les grâces de réconfort attachées à la pratique (le la charité. Il ne craignit point, lui qui d’habitude avait horreur de parler de lui, d’entrer dans la voie des confidences personnelles : « Oh! combien de fois moi-même, accablé de quelque peine intérieure, inquiet de ma santé mal affermie, je suis entré plein de tristesse dans la demeure du pauvre confié à mes soins, et là, à la vue de tant d’infortunés plus à plaindre que moi, je me suis reproché mon découragement, je me suis senti plus fort contre la douleur, et j’ai rendu grâces à ce malheureux qui m’avait consolé et fortifié par l’aspect de ses propres misères ! Et comment dès lors ne l’aurais-je pas d’autant plus aimé!» — Le 1er mai 1853, alors qu’il se savait perdu, qu’il avait rédigé ses dernières dispositions et fait le sacrifice de sa vie, il haranguait les membres de la conférence de Livourne. — Plus tard encore, le 19 juillet, jour de la fête de saint Vincent de Paul, il écrivait une longue, éloquente et persuasive lettre à un religieux qu’il voulait décider à fonder une conférence dans la jeunesse universitaire de Sienne : «ous avez des enfants riches. 0 mon Père, l’utile leçon pour fortifier les coeurs amollis, le bienfaisant spectacle de leur montrer des pauvres, de leur montrer Notre-Seigneur Jésus-Christ non seulement dans des images peintes par les plus grands maîtres, ou sur des autels éclatants d’or et de lumière, mais de leur montrer Jésus-Christ et ses plaies dans la personne des pauvres!»
Les nouveaux confrères (l’Italie, pour lesquels il dépensait ses dernières forces, le payaient d’une touchante gratitude. C’est un trait digne (le cette légende franciscaine qu’Ozanam aimait tant, que la délicate attention de deux membres de la conférence de Livourne, cheminant une partie de la nuit pour apporter au petit jour une provision (le glace dans le village de pécheurs où le malade était brûlé par la fièvre.
La vigilance avec laquelle Ozanam continuait à se tenir au courant des intérêts de la Société faisait illusion à ses confrères parisiens. Le 8 août, un mois juste avant la fin de ses souffrances, le président Baudon le remerciait d’une lettre écrite pour la fête de saint Vincent de Paul ; il le renseignait copieusement, minutieusement sur le détail des affaires, comme si Ozanam avait dû en étudier la suite à son prochain retour.
C’était au contraire le grand départ qui se préparait. On en sait les vicissitudes, les adieux à Antignano, la traversée paisible, le débarquement du mourant à Marseille. Pendant la soirée du 8 septembre 1853, la chambre voisine de celle où agonisait Frédéric Ozanam était remplie des membres des conférences de Marseille, priant et pleurant en silence. Il jeta le dernier cri du Sauveur sur la Croix : «Mon Dieu !Mon Dieu! Ayez pitié de moi !» et alla retrouver ceux dont il avait écrit quelques semaines auparavant: «Nous avons assurément une conférence au Paradis, car plus de mille des nôtres, depuis vingt ans que nous existons, ont pris le chemin d’une meilleure vie».
DE LANZAC DE LABORIE