Frédéric Ozanam et la civilisation de l’amour (VII)

Francisco Javier Fernández ChentoFormation VincentienneLeave a Comment

CREDITS
Author: .
Estimated Reading Time:

Federico-Ozanam-5Les événements de 1848 stimulèrent davantage encore l’activité charitable d’Ozanam. D’une part, le conflit social éclatait, qu’il avait depuis longtemps prévu et au­quel il avait assigné comme remède l’observation de la fraternité évangélique. De l’autre, au cours de la formi­dable insurrection parisienne de juin 1848, le président général Randon, qui défendait la cause de l’ordre dans les rangs de la garde nationale, fut très grièvement blessé, et condamné à garder le lit pendant de longs mois. Le soin de le suppléer incombait à Ozanam, alors en pleine maturité d’intelligence et de talent : il prononça à cette époque quelques allocutions qui sont de vrais chefs-d’oeuvre d’éloquence, d’émotion et d’amour des pauvres.

C’étaient lui et Cornudet, son collègue à la vice-prési­dence, qui avaient pris la liberté de suggérer à l’arche­vêque de Paris, Mgr Affre, la démarche de pacification que le prélat accomplit avec une héroïque simplicité et qui lui coûta la vie. Lors de la première assemblée des conférences parisiennes tenue après l’insurrection, Oza­nam, sans parler bien entendu de son initiative, célébra la mort du pasteur donnant sa vie pour ses brebis: « Dieu a permis qu’en ce moment suprême l’humble Société de Saint-Vincent de Paul fût représentée auprès de l’archevê­que de Paris par un de ses membres, qui porta le drapeau de parlementaire; nous ne rappelons sa présence que pour ajouter, pour ainsi dire, un témoignage domestique et une tradition de famille au récit de cette mort que l’histoire célébrera. Beaucoup d’entre nous se souviennent du jour où un prédicateur que nous aimons tous, portant In parole à Notre-Dame devant Mgr Affre, alors vicaire général du diocèse, s’écriait avec une pieuse liberté: Donnez-nous des saints, mon Dieu, il y a si longtemps que nous n’en avons vu». Dieu est généreux, messieurs: vous lui demandiez des saints, il vous donne des martyrs!».

Dans le tumulte d’idées consécutif à la Révolution de 1848, nombre de sophistes démagogues s’étaient déchainés contre l’aumône, qu’ils prétendaient avilissante pour  l’assisté. Ozanam fit appel à toute son éloquence, à sa plus pénétrante dialectique, pour réhabiliter et venger la charité chrétienne : il s’y employa dans sa campagne de presse de l’Ere nouvelle comme clans ses allocutions aux conférences de Paris, dont les membres avaient besoin d’être prémunis contre cette entreprise de dénigrement : « Quand vous dogmatiserez contre la charité, fermez du moins la porte aux mauvais coeurs, qui sont heureux de s’armer de vos paroles contre vos importunités. Mais sur­tout fermez la porte aux pauvres, ne cherchez pas à leur rendre amer le verre d’eau que l’Evangile veut que nous leur portions. Nous versons le peu que nous avons d’huile dans leurs blessures : n’y mettez pas le vinaigre et le fiel. Non, il n’y a pas de plus grand crime contre le peuple que de lui apprendre à détester l’aumône et que d’ôter au malheureux la reconnaissance, la dernière richesse qui lui reste, mais la plus grande de toutes, puisqu’il n’est rien qu’elle ne puisse payer … Surtout ne croyez pas ceux qui réprouvent l’aumône comme un des plus déplorables abus de la société catholique, comme une consécration de l’inégalité, comme un moyen de cons­tituer le patriciat de celui qui donne, l’ilotisme de celui qui reçoit. Oui, sans doute, l’aumône oblige le pauvre, et quelques esprits poursuivent en effet l’idéal d’un état où nul ne serait l’obligé d’autrui, où chacun aurait l’or­gueilleux plaisir de se sentir quitte envers tous : où tous les droits et les devoirs sociaux se balanceraient comme les recettes et les dépenses d’un livre de commerce. C’est ce qu’ils appellent l’avènement de la justice substituée à la charité : comme si toute l’économie de la Providence ne consistait pas dans une réciprocité d’obligations qui ne s’acquittent jamais; comme si un fils n’était pas l’éternel débiteur de son père ; un père, de ses enfants; un citoyen, de son pays, et comme s’il y avait un seul homme assez malheureux, assez abandonné, assez isolé sur la terre pour pouvoir se dire en se couchant le soir qu’il n’est l’obligé de personne ! »

En haranguant ses confrères, Ozanam pulvérisait l’ob­jection déjà courante alors, qui opposait aux oeuvres de la Société de Saint-Vincent de Paul les écoles de régénéra­tion sociale. Sa décision en matière de réformes sociales, son zèle pour améliorer la condition légale du petit et du pauvre, lui donnaient le droit, sans manquer à l’humilité chrétienne, de le prendre de haut avec ceux qui tenaient de tels propos : « On dira souvent aux plus nouveaux venus parmi vous, déjà on leur dit chaque jour : « Jusques à quand irez-vous dans les associations catholiques pratiquer la charité du verre d’eau? Qu’allez-vous faire parmi des hommes qui ne savent que soulager la misère sans en tarir les sources? Que ne venez-vous plutôt vous asseoir dans ces réunions plus hardies où l’on travaille à déraciner le mal d’un seul coup, à régénérer le inonde, à réhabiliter les déshérités ? » Ce langage n’est pas nouveau pour nous. C’est celui que nous tenaient, il y a quinze ans, les écoles saint-simoniennes et phalansté­riennes, lorsqu’en si petit nombre nous fondions la Société de Saint-Vincent de Paul. Assurément nous ne sommes pas contents de nous-mêmes, et le ciel nous préserve de nous louer de nos oeuvres ! Mais quand nous comparons ce que nous aurions fait dans les rangs de ceux qui nous pressaient de leurs reproches, et les besoins que nous avons secourus, les larmes que nous avons essuyées, les unions légitimées, les enfants élevés, peut-être les crimes prévenus, les colères adoucies, ah! nous n’avons pas de regret du choix que Dieu nous inspira de faire. Choisissez de même, messieurs, et clans quinze ans vous ne vous en repentirez pas… Oui, sans doute, c’est trop peu de soula­ger l’indigent au jour le jour : il faut mettre la main à la racine du niai, et par de sages réformes diminuer les causes de la misère publique. Mais nous faisons profes­sion de croire que la science des réformes bienfaisantes s’apprend moins dans les livres et aux tribunes des assem­blées qu’en montant les étages de la maison du pauvre, qu’en s’asseyant à son chevet, qu’en souffrant du même froid que lui, qu’en lui arrachant dans l’effusion d’un entretien amical le secret d’un coeur désolé. Quand on s’est acquitté de ce ministère, non pendant quelques mois, mais de longues années; quand on a ainsi étudié le pau­vre chez lui, à l’école, à l’hôpital, non clans une ville seu­lement, mais dans plusieurs, mais dans les campagnes, mais clans toutes les conditions où Dieu l’a mis, alors on commence à connaître les éléments de ce formidable pro­blème de la misère ; alors on a le droit de proposer des mesures sérieuses, et au lieu de faire l’effroi de la société, on en fait la consolation et l’espoir».

Mais après avoir nettement et éloquemment rétabli la dignité de l’aumône, Ozanam exhortait ses confrères à la pratiquer de façon à désarmer les défiances : « En des temps moins orageux, nous n’aurions qu’à faire la cha­rité, aujourd’hui nous avons à la réhabiliter. Oui, la con­fusion s’est faite à ce point dans les idées et dans le lan­gage des hommes, qu’au moment où la fraternité est inscrite sur la façade de tous nos monuments, la charité, c’est-à-dire l’expression la plus tendre de la fraternité chrétienne, est devenue suspecte aux oreilles du peuple, et que, pour lui en parler, il faut des détours et des péri­phrases. Ah! c’est que la charité fut compromise par ceux qui la pratiquèrent mal, par la philanthropie plus prodigue de discours que de sacrifices, par la bienfaisance dédai­gneuse, par le zèle indiscret. C’est à nous de retrancher les vices qui rendent l’aumône humiliante au pauvre et stérile devant Dieu; c’est à nous de supprimer les froideurs qui gâtent un bienfait, les vivacités et les imprudences qui le compromettent, et de ramener la charité, telle que l’Évan­gile la veut, parmi ce peuple qui n’attend que de la voir sous ses traits véritables pour la reconnaître et la bénir».

Pour commencer, Ozanam demandait aux membres des conférences de Paris, un mois à peine après la défaite de l’insurrection de juin, de jouer ce rôle pacificateur qu’il avait depuis longtemps rêvé pour la Société de Saint-Vin­cent de Paul; il les engageait à s’offrir en grand nombre pour distribuer les secours de chômage alloués par les pouvoirs publics, et à opérer cette distribution avec autant d’impartialité que de discrétion : « A l’heure où nous sommes, et quand nous avons la charge de fermer les bles­sures des derniers combats, comment laisserions-nous échapper un mot qui pût les rouvrir ? Ne demandons point aux ouvriers s’ils ont fréquenté les clubs, mais si leurs enfants vont aux écoles ; entretenons-les d’abord de leurs intérêts, puis de leurs affections et leurs devoirs. Trou­vons dans notre expérience un conseil pour assainir le logement insalubre, pour rappeler dans le ménage le travail qui manque, pour ramener à l’ordre le fils qui se dérange. N’introduisons la religion dans nos entretiens qu’au moment où elle y sera naturellement amenée, où elle viendra comme d’elle-même pour consoler une douleur qui n’aurait pas de consolation terrestre, ou pour expliquer aux esprits aigris l’apparente injustice des desseins de la Providence. Sachons attendre à cet égard les questions et les ouvertures qui ne manqueront pas de la part de ceux que nous visitons, s’ils nous trouvent bons et affables. Craignons qu’un zèle impatient de faire des chrétiens ne fusse que des hypocrites. »

Ardent à encourager ses confrères, Ozanam n’hésitait point non plus à les reprendre avec une cordiale liberté. Quand les craintes de bouleversement social s’éloignaient, leur reprochait vivement, presque durement, leur médiocre générosité : «Je sais la gène dont toutes les fortunes se sont ressenties ; mais je sais aussi, et je puis le dire dans la familiarité de cet entretien, qu’il y a un an, si Dieu nous eût demandé le quart de ce que nous possé­dions eu nous garantissant le reste, nous aurions souscrit des deux mains un engagement si avantageux. Un peu plus tard, la tranquillité renaissant, nous aurions traité pour un huitième; mais pour peu que la sécurité publique se ici a Misse tout à fait, nous ne voudrons plus entendre parler de sacrifices. Voilà ce qui nous accuse devant Dieu et devant nos consciences.

Il regrettait encore, et il regrettait tout haut, que cer­tains chrétiens, au lieu de trouver dans les troubles révo­lutionnaires un rappel au devoir de fraternité évangéli­que, en eussent été incités à se cantonner dans la politique, une politique étroite, acerbe et vindicative : « Beaucoup d’esprits, même chétiens, ont le tort de pousser la pas­sion de la justice jusqu’à l’oubli de la charité, et de s’occu­per d’affaires et de périls plutôt que d’oeuvres et de sacri­fices. La politique ne tient compte que de la justice, et comme l’épée qui en est le symbole, elle frappe, elle retranche, elle divise. La charité, au contraire, tient compte des faiblesses ; elle cicatrise, elle réconcilie, elle unit. Sans cloute la politique a sa place et son temps dans la société chrétienne, mais la charité est de tous les lieux et de tous les temps : et cette chose éternelle est en même temps souverainement progressive, puisqu’elle a ceci de propre de ne se contenter d’aucun progrès, de ne pas trouver de repos tant qu’il reste un mal sans remède… Quand les temps sont si difficiles, les problèmes si graves, les desseins de Dieu si cachés, comment les meilleurs citoyens ne se diviseraient-ils pas et ne porteraient-ils pas dans leurs opinions opposées toute la chaleur de leur patriotisme? Le cœur cependant a besoin de repos, et la charité d’un asile où ne pénètre pas le bruit des disputes. La Société de Saint-Vincent de Paul vous offre ce refuge. En entrant clans nos paisibles conférences, on laisse les passions politiques à la porte ; on se trouve une fois ras­semblés, non pour se combattre, non pour se déchirer, mais pour s’entendre, pour se voir, en quelque sorte, parles bons côtés, pour y traiter de questions charitables, capables, par conséquent, de calmer pour un moment toutes les irri­tations, de faire oublier tous les froissements du coeur. Quand chaque matin vingt journaux s’occupent d’attiser nos colères, il est bon qu’au moins une fois par semaine nous allions les apaiser en parlant des pauvres».

La crise économique et politique, en restreignant l’acti­vité industrielle, en tarissant même certains revenus, avait multiplié le nombre de ceux qu’on désigne du nom expres­sif de pauvres honteux. Ozanam y voyait une occasion pro­videntielle, non seulement d’étendre la secourable acti­vité des conférences, mais même d’en retremper, d’en épurer l’esprit : « Nous trouverons quelque instruction, messieurs, et quelque utilité à visiter des hommes autre­fois nos égaux ; nous apprendrons par là quel fond il faut faire sur les espérances du monde. Nous apprendrons surtout à porter dans le bienfait cette délicatesse qui fait oublier à l’assisté son infériorité apparente. Nous nous déferons de ces habitudes d’ascendant, de patronage, de domination peut-être, que nous contractons dans le com­merce ordinaire des indigents, qui s’excusent par la diffé­rence d’éducation et de lumières, mais qui n’en coulent pas moins d’un secret amour-propre, principe corrupteur de toutes les bonnes oeuvres». Il fut déçu à cet égard, et les conférences de Paris s’adonnèrent peu à une forme d’assistance trop différente sans doute de celle dont elles avaient l’habitude. En revanche, le choléra de 1849 provo­qua un magnifique élan de dévouement. Moins terrifiante que celle de 1832, l’épidémie était encore très meurtrière, surtout dans certains quartiers populeux : «Dans le XIIº ar­rondissement», constatait Ozanam, « les ravages de l’épi­démie égalèrent pendant quinze jours tout ce qu’on raconte du mal des ardents et de la peste noire. » Cent douze membres de la Société de Saint-Vincent de Paul se présentè­rent pour visiter et soigner les victimes de la contagion : répartis en neuf sections, se concertant avec les médecins et les Sœurs de charité, ils remplirent l’office d’infirmiers volontaires auprès de plus de deux mille malades, dont un quart environ succomba ; ces derniers furent ensevelis et conduits à la dernière demeure par les confrères. L’assis­tance matérielle se doubla, cela va sans dire, d’enseigne­ments, d’exhortations morales et religieuses : presque tous les mourants et beaucoup de convalescents furent réconciliés avec le Dieu de leur enfance.

Ozanam, en relatant les faits, ne prononçait naturelle ment aucun nom (sauf celui de l’unique confrère à qui sa courageuse charité avait coûté la vie); mais il en profitait pour montrer comment, sans manquer à l’humilité tradi­tionnelle, il convenait de stimuler par des récits analo­gues le zèle et l’entrain des membres de la Société de Saint-Vincent de Paul : «Ranimons l’intérêt des confé­rences, et rompons la monotonie d’une distribution de bons de pain par de fréquents rapports sur les oeuvres communes, par des récits qui, en montrant quelquefois les fruits de la persévérance, raffermiraient les faibles et consoleraient les découragés. Car la charité n’a pas de tentations plus dangereuses que l’apparente stérilité de ses oeuvres, et le ministère de l’aumône devient bien in­grat si de temps à autre un exemple éclatant ne montre comment Dieu se réserve de faire fructifier à la fin, et quelquefois à l’heure de la mort, une semence qui sem­blait perdue».

DE LANZAC DE LABORIE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *