Le mariage d’Ozanam coïncida presque avec son établissement définitif à Paris, comme suppléant, puis comme titulaire d’une chaire à la Sorbonne. Le brillant et bientôt célèbre professeur n’était pas homme à se désintéresser de l’oeuvre qu’avait créée huit ans auparavant le jeune étudiant. Dans cette existence si absorbée, on peut dire si surmenée, une part, et une part importante, fut réservée comme par le passé à la Société de Saint-Vincentde Paul. A travers les réticences de la correspondance d’Ozanam, réticences inspirées par sa coutumière humilité, on peut discerner qu’il travailla efficacement à l’organisation et à la mise en fonctionnement du conseil général, qui jusqu’alors n’avait guère existé que pour la forme. Il fut l’âme de ce conseil, et ne tarda point à devenir vice-président général. Par deux fois, en 1844 et 1847, il déclina la présidence devenue vacante : en dehors des prétextes qu’alléguait sa modestie, il lui semblait à plus juste titre qu’en raison du développement déjà pris par les conférences, la direction de la Société réclamait désormais une vie libre d’occupations professionnelles ; c’est ainsi qu’il fit choisir une première fois un ancien magistrat, Jules Gossin, qui résuma les principes essentiels de la Société dans quelques circulaires remarquables par la hauteur des vues et la distinction du style, et ensuite un très jeune confrère, Adolphe Baudon, homme de zèle et de loisir, appelé à guider la Société pendant près de quarante ans au milieu de circonstances souvent difficiles. Lieutenant discret, fidèle et docile, Ozanam, tout en demeurant soigneuse- fuma à la seconde place, n’en exerça pas moins une action considérable, et souvent prépondérante. De même qu’il avait fait entendre aux confrères de Lyon la parole de Lacordaire, il convia les membres des conférences de Paris venir écouter une allocution à eux spécialement destinée par le P. de Ravignan ; il devaitmettre plus que personne en pratique l’émouvante péroraison où le saint religieux, conviant ses auditeurs à se dépenser sans compter au service de Dieu et des pauvres, s’écriait en montrant le ciel : « Nous nous reposerons là-haut! » Quand l’avènement de Pie IX fit tressaillir d’espoir le monde chrétien, c’est Ozanam que le conseil chargea d’exprimer dans une lettre latine ses hommages et ses voeux. Appelé par ses recherches érudites à voyager souvent à l’étranger, il prenait plaisir à assister partout aux réunions de ses confrères, à les encourager, à entretenir cet esprit d’union pour le bien qui avait été dès l’origine le caractère distinctif de la Société.
Comme aux premiers temps de la première conférence, le progrès, le développement lui semblaient la marque la plus désirable de la vitalité. Dans les grandes villes, et à Paris notamment, il rêvait de fédérer les conférences par quartier ou par arrondissement, projet qu’il était réservé au xx° siècle de réaliser. Une autre vue d’avenir lui faisait souhaiter la multiplication des conférences rurales, si différentes en apparence de l’entreprise ébauchée par les étudiants (le 1833 : « Rien, » disait-il aux confrères de Paris, « rien n’est plus honorable et plus encourageant pour l’oeuvre (le Saint-Vincent de Paul que de pénétrer ainsi au delà des villes, au delà des professions libérales où elle a d’abord cherché son recrutement, et de s’établir au milieu de ces populations laborieuses qui sont la force de la nation comme de l’Eglise, et plus rapprochées de Dieu par la simplicité de leur foi, et plus rapprochées des pauvres par la simplicité de leur vie».
Prompt à recueillir et même à rechercher toutes les innovations utiles, Ozanam n’en mettait ni moins d’ardeur ni moins d’énergie à défendre les principes traditionnels de la Société, notamment la tolérance religieuse et l’absence de toute inquisition à l’égard des pauvres. Son jeune ami l’abbé Perreyve a raconté une scène qui avait laissé un profond souvenir chez tous les assistants. Un pasteur protestant, chargé de destiner une somme d’argent à quelque oeuvre de bienfaisance, en avait confié la distribution à Ozanam, sur sa réputation de chrétienne philanthropie. Ozanam porta l’argent à sa conférence, et en expliqua l’origine; un membre crut faire preuve de largeur d’esprit en exprimant le voeu qu’après avoir prélevé la plus grosse part pour les familles catholiques indigentes, les plus nombreuses, on distribuât le reste entre des pauvres protestants. « Pendant qu’il parlait, raconte l’abbé Perreyve, je voyais le visage d’Ozanam se contracter par l’impatience et je devinais, au frémissement de sa main qu’il passait et repassait dans ses longs cheveux, l’approche d’une de ces explosions dont il pouvait rarement comprimer les flammes.
Messieurs, s’écria-t-il tout à coup, si cet avis a le malheur de prévaloir, s’il n’est pas bien entendu que nous secourons les pauvres sans distinction de culte, je vais « de ce pas reporter aux protestants les secours qu’ils m’ont remis, etje leur dirai : Reprenez-les ; nous n’étions pas «dignes de votre confiance». — La chose ne fut pas même mise aux voix. Prodigue de conseils et d’encouragements en matière de charité, Ozanam prêchait surtout d’exemple. Le professeur applaudi, l’érudit dont l’opinion comptait dans les controverses historiques, le gracieux et éloquent écrivain se délassait de ses travaux en grimpant dans des mansardes. Par les impressions de quelques jeunes confrères qu’il initiait à la pratique fondamentale de la Société de Saint-Vincent de Paul, par le récit de certains de ses protégés, on entrevoit qu’il fut un visiteur modèle. Au seuil du logis des pauvres, comme en accueillant les étudiants dans son cabinet, il dépouillait cette physionomie austère, presque rébarbative, qui lui faisait du tort auprès des indifférents et des mondains. Le chapeau à la main et le sourire aux lèvres, il pénétrait dans l’humble logis, prenait le siège qu’on lui offrait, et sans familiarité comme sans affectation de protection ou de prédication, se mettait à ratiner gaiement, simplement, des menus incidents de la vie quotidienne de ses protégés : les confidences arrivaient d’elles-mêmes, sans qu’il eût l’air de les provoquer et tout naturellement aussi les conseils, les encouragements, les remontrances au besoin intervenaient dans sa conversation. Tout en se montrant prodigue de son temps et de son coeur, trésors également précieux, il trouvait moyen, malgré l’exiguïté de ses revenus, malgré ses obligations professionnelles et familiales, de pratiquer l’aumône la plus méritoire devant Dieu, celle qu’on dispense au prix d’une privation. Sa charité avait de ces délicatesses dont l’assistance officielle est incapable : à côté du bon réglementaire, il s’ingéniait de temps à autre à placer une gâterie, une attention, une surprise, un de ces procédés qui partent du coeur et qui vont au coeur, pour le réconforter, pour le relever, pour le convertir. Nul n’a plus profondément senti ni décrit en termes plus pénétrants le gain spirituel qui résulte pour le visiteur du contact avec le pauvre, les grâces de résignation, de détachement, de conformité à la volonté divine. Dans une prière admirable, où quelques mois avant sa mort il énumérait les bienfaits reçus d’en haut, il n’avait garde d’omettre « une inspiration qui me pousse à voir mes pauvres un jour de mauvaise humeur, et qui me fait descendre de chez eux tout humilié de mes misères d’imagination devant l’effroyable réalité de leurs maux». Il invoquait une expérience intime et prolongée le jour où, réfutant les sophistes qui représentaient l’aumône comme onéreuse et offensante pour la dignité du pauvre, il rispostait éloquemment : «Quand vous redoutez si fort d’obliger celui qui reçoit l’aumône, je crains que vous n’ayez jamais éprouvé qu’elle oblige aussi celui qui la donne. Ceux qui savent le chemin de la maison du pauvre, ceux qui ont balayé la poussière de son escalier, ceux-là ne frappent jamais à sa porte sans un sentiment de respect».
DE LANZAC DE LABORIE