Le 16 août 1836, une conférence s’était fondée à Lyon, toute composée de jeunes gens qui avaient pratiqué l’oeuvre à Paris : quand il s’agit d’élire un président, les suffrages se portèrent unanimement sur Ozanam, qui était absent, mais dont on escomptait le prochain retour dans sa famille. C’était lui d’ailleurs dont les encouragements avaient déterminé la fondation de la première conférence lyonnaise.
Frédéric Ozanam s’installa en effet à Lyon au mois d’octobre 1836. Heureux de se retrouver dans le milieu où il avait grandi, sa pensée se reportait pourtant avec un certain attendrissement vers la période désormais close de mes années d’étudiant à Paris ; mais les souvenirs qu’il évoquait à peu près exclusivement, ceux en tout cas où il se complaisait avec prédilection, c’étaient ceux qui se rapportaient à la conférence de charité et aux amitiés chrétiennes dont elle avait été le lien : « … Les réveillons de Noël, les processions de la Fête-Dieu, les églantines qui fleurissaient si jolies sur le chemin de Nanterre, les reliques de saint Vincent de Paul portées sur nos épaules à Clichy, et puis tant de bons offices échangés, tant de fois le trop plein du coeur épanché en des conversations que la complaisance de l’un permettait à l’autre de rendre longues ; les conseils, les exemples, les pleurs secrets versés au pied des autels quand on s’y trouvait ensemble ; enfin jusqu’aux promenades autour des lilas du Luxembourg, ou sur la place Saint-Etienne-du-Mont, quand le clair de la lune en dessinait si bien les trois grands édifices».
Si l’âme d’Ozanam se répandait naturellement en effusions poétiques ou éloquentes, il n’était point de la famille morale de ces chrétiens qui s’absorbent clans des rêveries ou des réminiscences. « Les idées religieuses, » avait-il écrit à l’âge de vingt et un ans, « ne sauraient avoir aucune valeur si elles n’ont une valeur pratique et positive. La religion sert moins à penser qu’à agir, et si elle enseigne à vivre, c’est afin l’enseigner à mourir. » Le devoir actuel pour lui, au point de vue chrétien, c’était la direction de la jeune conférence de Lyon : il s’y appliqua de son mieux.
Des difficultés se présentèrent, auxquelles son expérience parisienne ne l’avait pas préparé. A Paris, à part le scepticisme éphémère de l’abbé Olivier, ou les préventions plus éphémères encore de l’abbé Faudet, la conférence n’avait rencontré que bienveillance clans les milieux catholiques : bénie et encouragée par Mgr de Quélen, elle avait obtenu l’approbation ou même l’adhésion active des laïques en vue comme Montalembert. A Lyon, les dispositions se manifestaient très différentes: le clergé semblait favorable, ou plus exactement ne témoignait aucune hostilité; les laïques au contraire, plus fervents en général que les Parisiens, mais aussi plus exclusifs, plus attachés à la routine sous le nom vénérable de tradition, plus défiants des innovations, se montraient disposés à dénoncer, comme de néfastes brouillons, cette poignée de jeunes gens qui obéissaient à des influences suspectes et menaçaient de compromettre la prospérité des oeuvres existantes ‘. En racontant à un parent, à un confrère, les débuts de la conférence lyonnaise, Ozanam peignait sur le vif l’étroitesse d’esprit à laquelle se heurtait sa largeur de coeur, et il rendait compte aussi de sa méthode pour faire chrétiennement face à l’orage : « Nous nous réunissons le mardi soir à huit heures. Nous avons, comme à Paris, la table, le tapis vert, les deux chandelles, les bons, les vieux habits, etc. Mais la salle est encore peu remplie, la bourse aussi. Nous avons éprouvé les petites contrariétés que nous avions prévues. Des personnes pieuses, et même des personnes graves, se sont effrayées ; elles ont cru, elles ont dit qu’une cabale de jeunes gens Lamenaisiens, qui avaient réussi à imposer M. Lacordaire à l’archevêque de Paris, voulaient s’établir en maîtres à Lyon ; qu’ils avaient sollicité toutes les Soeurs de charité de la ville pour obtenir des listes de pauvres, qu’ils étaient au moins trente, qu’il y en avait parmi eux qui n’étaient pas même chrétiens, qu’ils allaient discréditer toutes les autres oeuvres de charité par la mauvaise manière dont ils conduiraient la leur, etc., etc. Suivant les avis de notre règlement, nous nous sommes faits bien petits, bien humbles, nous avons protesté de nos intentions inoffensives, de notre respect pour les autres oeuvres, et présentement on ne dit plus rien contre nous, sinon que nous ne réussirons pas… J’espère que, malgré les sinistres prophéties, nous réussirons, non par le secret, mais par l’humilité ; non par le nombre, mais par l’amour ; non par les protections, mais par la grâce de Dieu».
Le succès ne tarda pas en effet à récompenser tant de vaillance charitable, d’humilité chrétienne, de prudente discrétion. Le prélat qui administrait le diocèse de Lyon pendant l’exil indéfini du cardinal Fesch, Mgr de Pins, se déclara nettement sympathique aux nouveaux disciples de saint Vincent de Paul. Certaines défiances laïques furent plus obstinées; elles inspiraient au président en 1838 une boutade fameuse, qui n’a pas perdu tout à-propos, et qui prouve qu’Ozanam eût été un maître ironiste si la charité ne l’avait pas presque toujours retenu sur cette pente:
…Gros bonnets de l’orthodoxie ; pères de conciles en frac et en pantalons à sous-pieds ; docteurs qui prononcent entre la lecture du journal et les discussions du comptoir, entre la poire et le fromage; gens pour qui les nouveaux venus sont toujours les mal venus, pour qui tout ce qui arrive de Paris est présumé pervers, qui font de leur opinion politique un treizième article du symbole, qui s’approprient les oeuvres de charité comme leur chose, et disent, en se mettant modestement à la place de Notre-Seigneur : « Quiconque n’est pas avec nous est « contre nous. » Vous ne sauriez croire les mesquineries, les vilenies, les arguties, les minuties, les avanies dont ces gens-là, avec la meilleure foi du monde, ont usé contre nous. Les plus estimables ont été entraînés par la foule, et nous avons dû beaucoup souffrir de ceux mêmes qui nous aimaient. Au reste, nous n’avons pas à nous plaindre quand nous avons affaire à un inonde où M. Lacordaire est anathématisé, M. de Ravignan déclaré inintelligible et l’abbé Coeur suspect».
La prudence chez Ozanam ne confinait jamais au manque de courage : il ignorait ou il méprisait cette habileté qui fait qu’on désavoue ou qu’on tient à distance un ami compromettant. Quand Lacordaire, en mars 1839, s’achemina vers Rome pour y revêtir la blanche robe du Frère Prêcheur, une séance exceptionnelle de la conférence de Lyon fut convoquée en son honneur. Il improvisa, sur la charité laïque, sur l’apostolat religieux que lui-même méditait de développer en restaurant en France l’ordre de saint Dominique, sur le sacrifice indispensable à quelque degré dans toute vie chrétienne, une allocution familière qui laissa aux assistants un ineffaçable souvenir.
Les confrères de Lyon en furent affermis dans leur zèle charitable. A la visite des pauvres, à l’instruction religieuse des enfants, ils avaient joint l’évangélisation des utilitaires, particulièrement opportune dans une ville de nombreuse garnison, à une époque où le service de sept ans soustrayait le soldat pour toute sa jeunesse à l’influence familiale et le séquestrait même très à part de la population civile. Aussi était-ce dans une certaine mesure une exploration en pays inconnu qu’entreprenait la conférence de Lyon: «Dans ces communications fréquentes avec le soldat, » écrivait Ozanam au conseil général, « nous avons beaucoup appris. Jamais nous n’aurions pu croire combien d’excellents coeurs battaient sous l’uniforme, gardaient encore un tendre attachement à la foi de leur mère, aux impressions de leur première communion, aux bons avis de leur bon vieux curé, aux exemples des vertus de leurs soeurs. Mais combien aussi ils sentaient ces heureuses dispositions refoulées par le respect humain! Quelles souffrances accompagnaient cette crainte des hommes plus puissante que la crainte de Dieu ! Quelles apostasies extérieures intérieurement désavouées, quels remords, et quelles résolutions pour un meilleur avenir! Et souvent ces terreurs sont réciproques, et celui qui se perd à cause de l’impiété présumée de son frère d’armes le perd à son tour… Nous leur offrons donc un rendez-vous ; nous aimons à les voir s’étonner de se rencontrer là».
Fidèle aux prescriptions du règlement nouvellement édicté, Ozanam ne manquait point, trois ou quatre fois par an, d’adresser au conseil général le compte rendu des travaux de la conférence de Lyon ; il sollicitait en échange des avis, (les observations auxquelles il s’engageait à se conformer. Mais cette humilité très sincère ne saurait nous donner le change sur la vraie marche des choses. En réalité, c’est Ozanam qui de Lyon continuait à guider la Société fondée par lui, à prodiguer les exhortations, à suggérer des solutions pour les cas embarrassants. Les preuves en abondent dans sa correspondance avec son ami Lallier, devenu secrétaire général. Un jour, il lui résumait en quelques lignes l’abrégé des devoirs de sa charge: «Soyez souvent présent aux assemblées particulières; voyez de temps à autre les présidents ; tenez la main aux réunions du conseil de direction; sti’ululez quelquefois le calme trop grand du président général; ne négligez pas la correspondance avec les conférences de province. » Une autre fois il lui adressait, sur la convenance de concilier l’humilité avec le dévouement, des réflexions qui, lues par Lallier à une assemblée générale des conférences de Paris, enthousiasmaient tous les assistants et entraînaient l’adhésion jusque là hésitante de l’abbé Dupanloup. Quand Lallier, le dernier des fondateurs demeuré à Paris, fut à son tour mandé en province par les exigences de sa carrière, c’est à Ozanam que le nouveau secrétaire général adressait un cri d’appel et presque de détresse. «Il (Lallier) était pour nous le dernier représentant du noyau fondateur de notre Société, qui en était pour ainsi dire l’âme et la vie. Voilà donc tous nos aillés dispersés et nous autres, vos frères cadets, restés seuls à la maison paternelle : il nous faut garder le foyer de la charité que vous aviez su y allumer… Pourquoi faut-il que de telles distances nous séparent que vous ne puissiez nous venir en aide et consolider vous-même l’ceuvre de vos mains ? Oh! si nous pouvions encore réunir ici quelques amis comme vous, au coeur chaud et à l’âme ardente, que nous nous trouverions forts, et combien nous entreprendrions avec courage ! Mais au moins donnez-nous l’appui de vos conseils : ce sera encore beaucoup pour nous».
En fait, dans bien des lettres écrites pendant ce séjour à Lyon, Ozanam, alors âgé de vingt-trois à vingt-huit ans, a marqué avec autant de sûreté dans le jugement que de force et même d’éloquence dans l’expression les traits distinctifs, le but et ce qu’on peut bien appeler « l’esprit » permanent de la Société de Saint-Vincent de Paul, esprit qui veut, aujourd’hui comme alors, « que la Société ne soit ni un parti, ni une école, ni une confrérie, qu’elle soit profondément catholique sans cesser d’être laïque », Il insistait notamment, en esquissant pour Lallier le thème d’une circulaire, sur la nécessité de concilier l’humilité avec l’absence, avec l’horreur de la clandestinité : « Il faudrait insister sur les caractères de l’humilité et montrer comme elle doit exclure cet orgueil collectif qui se cache souvent sous le nom d’amour de corps, et ces manifestations imprudentes à l’égard des étrangers sous prétexte d’édification et de prosélytisme. D’une autre part, on remarquerait que le secret n’est point la forme nécessaire de l’humilité véritable, que souvent même il lui est contraire, car on ne tait guère que ce que l’on croit important, et l’on se dédommage entre soi de l’admiration que l’on ne peut pas chercher au dehors. » Comment cette humilité, qualité primordiale du confrère de Saint- Vincent de Paul, doit l’escorter et l’inspirer surtout au foyer du pauvre, comment il lui faut bannir tout soupçon de charité altière ou pharisaïque, c’est ce qu’Ozanam indiquait en termes inoubliables : « Comment prêcher aux malheureux une résignation, un courage dont on se sent dépourvu ? Comment leur adresser des reproches dont on se sent digne ? Voilà, messieurs, la difficulté principale de notre position ; voilà ce qui fait qu’au milieu des familles que nous visitons, souvent le silence se fait sur nos lèvres et la confusion dans notre coeur, parce que nous nous voyons égaux en infirmités et souvent inférieurs en vertus à ceux qui nous entourent ; et nous reconnaissons avec saint Vincent de Paul « que ces pauvres de « Jésus-Christ sont nos seigneurs et nos maîtres, et que « nous ne méritons pas de leur rendre nos petits services. »
Ozanam avait encore le mérite, en un temps où l’individualisme était à peu près exclusivement en honneur, de vanter les bienfaits de la solidarité chrétienne, de la communion des saints, pour lui donner son vrai nom : « On a besoin en nos jours courts et mauvais de mettre en commun le peu de bien que chacun réalise. Les sociétés de charité où les mérites s’accumulent ainsi et se confondent pour rapporter une usure immense au jour de la rémunération, ne peut-on pas dire qu’elles sont les caisses d’épargne de l’éternité? » Avec une érudite compréhension, du passé, il fallait une intuition quasi-géniale de l’avenir pour discerner et définir, dès 1836, le rôle pacificateur de la charité dans les luttes sociales qui déchireraient bientôt le monde moderne : « Hélas ! si au moyen âge la société malade ne put être guérie que par l’immense effusion d’amour qui se fit surtout par saint François d’Assise; si plus tard de nouvelles douleurs appelèrent les mains secourables de saint Philippe de Néri, de saint Jean de Dieu et de saint Vincent de Paul : combien ne faudrait-il pas à présent de charité, de dévouement, de patience, pour guérir les souffrances de ces pauvres peuples, plus indigents encore que jamais, parce qu’ils ont refusé la nourriture de l’âme en même temps que le pain du corps venait à leur manquer ! La question qui divise les hommes de nos jours n’est plus une question de formes politiques, c’est une question sociale, c’est de savoir qui l’emportera de l’esprit d’égoïsme ou de l’esprit de sacrifice : si la société ne sera qu’une grande exploitation au profit des plus forts, ou une consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la protection des faibles. Il y a beaucoup d’hommes qui ont trop et qui veulent avoir encore ; il y en a beaucoup plus d’autres qui n’ont pas assez, qui n’ont rien, et cette lutte menace d’être terrible : d’un côté, la puissance de l’or ; de l’autre, la puissance du désespoir. Entre ces armées ennemies, il faudrait nous précipiter, sinon pour empêcher, au moins pour amortir le choc.
La Société de Saint-Vincent de Paul ne comptait pas encore cinq années d’existence, qu’Ozanam lui remontrait l’utilité « des inspirations nouvelles, qui, sans nuire à son esprit ancien, préviennent les dangers d’une trop monotone uniformité ». Dans une allocution prononcée en 1840 au cours d’un voyage à Paris, il rappelait « les traditions primitives d’une oeuvre l’ondée il y a huit ans et qui déjà rouait tant d’hommes de bonne foi de tous drapeaux, parce qu’elle n’en a qu’un, la croix, qui étend ses bras sur tout l’univers. Que cette oeuvre ne devienne pas une pédagogie, une institution philosophique, une bureaucratie chrétienne, où les papiers sont tout et les coeurs peu de chose ! » Il insistait plus fortement encore en 1841 sur les dangers do l’ostentation et de la paperasserie : « Une seule chose pourrait nous arréter et nous perdre : ce serait l’altération de notre premier esprit; ce serait le pharisaïsme qui fait sonner la trompette devant lui : ce serait l’estime exclusive de soi-même qui méconnaît la vertu en dehors des rangs de la corporation préférée; ce serait un excès de pratiques et de rigueur, d’où résulteraient la lassitude et le relâchement; ou bien une philanthropie vertueuse plus empressée de parler que d’agir, ou encore des habitudes bureaucratiques qui entraveraient notre marche, en multipliant n..)s rouages. Mais ce serait surtout d’oublier l’humble simplicité qui présida d’abord à nos rendez-vous, nous fit aimer l’obscurité sans chercher le secret, et nous valut peut-être nos accroissements ultérieurs. Car Dieu se plaît surtout à bénir ce qui est petit et imperceptible, l’arbre dans sa semence, l’homme dans son berceau, et les bonnes oeuvres dans la timidité de leurs débuts».
Ces dernières lignes, si touchantes et si fortes, sont extraites d’une lettre d’amour, qu’Ozanam adressait à sa fiancée. Dès que le mutuel engagement avait été échangé, Mlle Soulacroix avait témoigné le désir d’être mise et tenue au courant de tout ce qui occupait et intéressait celui dont elle devait partager la vie : comment, dans ces graves et affectueuses confidences, Ozanam n’aurait-il pas fait une place de choix à la Société de Saint- Vincent de Paul? « Vous saurez un jour, » écrivait-il encore en exagérant sans doute sa fragilité d’antan, « combien je dois à cette Société, qui fut l’appui et le charme des plus périlleuses années de ma jeunesse.
A l’inverse, la jeune Société devait beaucoup à son principal fondateur. C’est pour acquitter cette dette sans cesse grossissante, c’est aussi pour faire montre de leur cordial attachement au président qu’ils allaient perdre, que les confrères de Lyon se pressaient au grand complet à la cérémonie nuptiale du 23 juin 1841. Ozanam, qui a si éloquemment parlé de l’amitié chrétienne, devait ainsi, à toutes les étapes de sa trop courte vie, se sentir escorté des sympathies de ceux qu’il avait plus que personne contribué à grouper.
DE LANZAC DE LABORIE