Quand vinrent les vacances scolaires de l’année 1834, la conférence ne suspendit point ses séances : plusieurs membres qui ne quittaient pas Paris, Le Prévost entre autres, redoublèrent de zèle pour suppléer leurs confrères. Ceux-ci de leur côté s’employèrent comme l’année précédente à racoler des recrues : « Nous vous amènerons, » écrivait Ozanam, « une bande de bons Lyonnais qui grossiront toutes nos réunions. » A la rentrée de novembre 1834, le nombre des membres ne tarda pas à dépasser la centaine’. Les séances s’en trouvaient notablement allongées, et l’ordre matériel devenait même malaisé à maintenir, malgré le bon esprit dont faisaient preuve tous les jeunes gens.
Ces quelques semaines furent décisives dans l’histoire de la Société de Saint-Vincent de Paul. En ouvrant leurs rangs à les camarades chrétiens et charitables comme eux, les premiers fondateurs avaient déjà assuré l’extension de leur oeuvre au delà de toute prévision : si la conférence demeurait unique et isolée, elle sauvegarderait la persévérance religieuse d’une centaine d’étudiants parisiens. C’était un résultat fort appréciable sans doute, mais singulièrement limité encore. D’autre part, à se scinder en plusieurs sections, à essaimer au dehors, ne risquait-on point d’altérer ce caractère d’intimité qui avait fait non seulement l’attrait, mais le lien des réunions durant la première année écoulée?
Ozanam eut le mérite, doublement appréciable à l’âge de vingt et un ans, de prévoir avant tous les autres que ces graves questions se poseraient nécessairement, et de préconiser, contre les résistances passionnées de certains doses plus chers amis, la solution d’avenir, celle qui devait entraîner une large expansion de la charité catholique dans le monde. Dès le 29 avril 1834, au sortir d’une séance trop bruyante à son gré, il arpentait longuement la place du Panthéon avec Devaux et Lallier, les entretenant pendant une grande heure de l’opportunité prochaine d’un dédoublement, de façon à restituer à chaque section ce cachet (te familiarité que la conférence unique était en train de perdre. Cette préoccupation le suivit au cours des vacances « Comme il est probable qu’au renouvellement de l’année scolaire notre nombre augmentera et s’élèvera à une centaine, nous serons obligés de nous diviser et de former plusieurs sections, qui auront périodiquement une assemblée commune».
C’était donc un projet très mûri qu’Ozanam déposait à la séance du 16 décembre 1834 : la conférence devait se diviser en trois sections, dont chacune aurait ses séances distinctes ; une fois par mois se tiendrait une assemblée générale, qui aurait seule le droit d’allouer des secours extraordinaires et d’admettre de nouveaux membres. La proposition souleva des débats très vifs, et presque orageux; tandis qu’elle était chaudement soutenue par Lallier et Arthaud, d’autres membres, comme Le Taillandier et surtout Drac de la Perrière, un Lyonnais, protestaient qu’il fierait désastreux, sinon criminel, de briser l’unité qui avait cimenté de si douces et précieuses amitiés: sans sortir de son rôle d’impartial arbitre, M. Bailly laissait comprendre que la motion ne lui agréait guère. Une commission fut nommée, qui à la séance suivante (23 décembre) conclut à un ajournement indéfini. Mais les partisans de la division ne se tinrent point pour battus ; un appui inattendu leur vint de l’impétueux et alors très influent abbé Combalot: à l’issue de la messe de minuit, célébrée dans l’église des Carmes, le célèbre missionnaire, tout en partageant le modeste et amical réveillon des confrères, employa sa chaude éloquence à leur démontrer les avantages du sectionnement’. Aussi, le 30 décembre, Arthaud reprenait-il la proposition d’Ozanam. Le président nomma une nouvelle commission, qui se réunit dès le lendemain 31, en présence de plusieurs autres membres, que la question passionnait: le débat se rouvrit, ardent, pathétique, entretenu par la bonne foi même dont on était animé de part et (l’autre ; il menaçait de s’éterniser, quand sonnèrent les douze coups de minuit. Alors M. Bailly intervint sur un ton d’affectueuse autorité : « Depuis quelque temps, ces discussions et ces incertitudes ébranlent ma santé; je me sens incapable de les prolonger. Une nouvelle année commence; embrassons-nous et laissez-moi le soin de prendre des dispositions convenables pour donner satisfaction à tous les voeux. » On se sépara en effet sur une joyeuse et générale accolade ; un peu plus tard, Ozanam éloigné de Paris se plaisait à évoquer le souvenir (le « cette fameuse séance du dernier décembre 1834, où l’on discuta la division, où Le Taillandier pleurait, où La Perrière et moi nous nous traitâmes d’une dure façon, où l’on finit par un embrassement plus amical que jamais en se souhaitant la bonne année du lendemain ».
Fidèle à sa promesse, M. Bailly reprit le 6 janvier 1835 l’examen de la question : il eut la singulière idée de nommer cette fois deux commissions, composées l’une de partisans et l’autre d’adversaires de la proposition Ozanam-Arthaud. Les nouveaux pourparlers aboutirent à un compromis, que le président sanctionna dans les séances des 17 et 24 février : deux sections ou divisions devaient tenir séance à la même heure dans deux salles distinctes de la maison de la place de l’Estrapade, puis se réunir pour le vote des secours extraordinaires, l’admission des nouveaux membres et la quête; Ozanam était nommé vice-président de la première section, celle qui visitait des pauvres dans le XII° arrondissement et l’île de la Cité. Au bout de quelques semaines, la nécessité s’imposa de renoncer aux réunions plénières hebdomadaires, qui présentaient les mêmes inconvénients pratiques que l’ancienne conférence unique. D’ailleurs, des sections se fondaient dans des quartiers éloignés, au Roule et sur la paroisse Bonne-Nouvelle. Les assemblées générales furent dès lors réservées pour les quatre fêtes annuelles, où on entendait la messe en commun, où on s’entretenait de la marche et des intérêts de la jeune Société. Cette distinction fut consacrée par le règlement écrit, dont le besoin commençait à se faire sentir, et qui fut promulgué à l’assemblée générale du 8 décembre 1835. Le préambule était l’oeuvre de M. Bailly, qui s’était inspiré d’un opuscule peu connu de saint Vincent de Paul; Lallier avait rédigé les articles. Le conseil de direction ou conseil général fut constitué à cette occasion, avec quatre membres seulement : M. Bailly, qui devenait président général, nomma vice-président Le Prévost (en raison notamment de son âge), secrétaire général Brac de La Perrière, trésorier Devaux. Ozanam fut confirmé dans la présidence de la conférence Saint-Etienne-du-Mont.
Les idées qu’il avait préconisées passaient dans le nouveau règlement, et recevaient en outre la consécration du succès : niais il n’était point homme à goûter les jouissances de l’amour-propre personnel. Ce qui l’exaltait dans le cours de cette année 1835, c’était la vision de plus en plus nette du rôle réservé à la charité dans le monde contemporain. Il insistait soigneusement sur l’humilité, l’abnégation, qui devaient toujours la distinguer de la philanthropie purement humaine « La philanthropie est une orgueilleuse pour qui les bonnes actions sont une espèce de parure et qui aime à se regarder au miroir. La charité est une tendre mère qui tient les yeux fixés sur l’enfant qu’elle porte à la mamelle, qui ne songe plus à elle-même et qui oublie sa beauté pour son amour. » Il indiquait surtout, en termes d’une admirable éloquence, comment les chrétiens laïques pouvaient et devaient se conformer à la parabole évangélique en portant remède aux blessures de leurs frères : « L’humanité de nos jours me semble comparable au voyageur dont parle l’Evangile. Elle aussi, tandis qu’elle poursuit sa route dans les chemins que le Christ lui a tracés, elle a été assaillie par des ravisseurs, par des larrons de la pensée, par des hommes méchants qui lui ont ravi ce qu’elle possédait : le trésor de la foi et de l’amour; et ils l’ont laissée nue et gémissante, couchée au bord du sentier. Les prêtres et les lévites ont passé, et cette fois, comme ils étaient des prêtres et des lévites véritables, ils se sont approchés de cet être souffrant et ils ont voulu le guérir. Mais, dans son délire, il les a méconnus et repoussés. A notre tour, faibles Samaritains, profanes et gens de peu de foi que nous sommes, osons cependant aborder ce grand malade. Peut-être ne s’effraiera-t-il point de nous; essayons de sonder ses plaies et d’y verser de l’huile ; faisons retentir à son oreille des paroles de consolation et de paix; et puis, quand ses yeux se seront dessillés, nous le remettrons entre les mains de ceux que Dieu a constitués les gardiens et les médecins des âmes, qui sont aussi, en quelque sorte, nos hôteliers dans le pèlerinage d’ici-bas, puisqu’ils donnent à nos esprits errants et affamés la parole sainte pour nourriture et l’espérance (l’un inonde meilleur pour abri. »
Cette exhortation était adressée par l’étudiant de vingt- deux ans à l’un de ses contemporains, fondateur de la première conférence qui eût été créée hors de Paris. La réunion parisienne comptait à peine une année d’existence, qu’Ozanam rêvait déjà de foyers analogues vivifiant et réchauffant l’ensemble du territoire français : « Je voudrais que tous les jeunes gens de tête et de coeur s’unissent pour quelque oeuvre charitable, et qu’il se formât par tout le pays une vaste association généreuse pour le soulagement des classes populaires. » Durant les vacances de 1834, il s’ouvrit de cet espoir à un jeune Nîmois, de passage à Lyon ou dans les environs. Léonce Curnier n’était jamais venu à Paris, mais Ozanam lui fit de la conférence de charité une description si fidèle et en même temps si engageante que, de retour à Nîmes, il se mit résolument au travail : « Notre association, » pouvait-il écrire le 24 octobre 1834, « commence comme a commencé la vôtre : elle n’est encore composée que de sept membres, mais, comme vous, nous prierons le Ciel de bénir notre œuvre, et Dieu, qui lit au fond de nos coeurs, ne rejettera pas notre prière. » Ozanam lui répliqua par un cantique d’actions de grâces : « Le champ est devant vous, la misère y a tracé de larges sillons; vous y sèmerez des bienfaits à pleines mains, vous les verrez grandir et fructifier. Dieu et les pauvres vous béniront; et nous, que vous aurez surpassés, nous serons fiers et joyeux de compter de tels frères. Le voeu que nous formions est donc accompli : vous êtes le premier écho qui ait répondu à notre faible voix; d’autres s’élèveront bientôt peut-être ; alors le plus grand mérite de notre petite société parisienne sera d’avoir donné l’idée d’en former de pareilles. Il suffit d’un fil pour commencer une toile ; souvent une pierre jetée dans les eaux devient la base d’une grande fin. » Mais en même temps, avec une surprenante sûreté de coup d’oeil, le jeune homme établissait la distinction entre la première conférence parisienne, qui groupait et protégeait des étudiants arrachés au foyer paternel, déracinés, comme nous dirions à présent, et les futures conférences de province, où le soulagement matériel et moral des indigents serait un but plus immédiat : « La terre un chancelle pas sous vos pieds ; vous n’avez pas besoin de nouveaux efforts pour vous affermir; votre foi et votre vertu n’ont pas besoin de l’association pour se maintenir, mais seulement pour se développer ; ce n’est point une nécessité pour vous, c’est l’action libre, spontanée, d’une volonté libre et solide. Vous agirez directement pour les pauvres. » A quatre-vingts ans de distance, on peut estimer que le provincial Ozanam jugeait avec quelque optimisme les moeurs et les caractères de la province; qu’à Nîmes et dans la plupart des autres villes de France, la lutte contre le. respect humain, l’indifférence, la sensualité, s’imposait comme à Paris. II n’en demeure pas moins qu’il eut le mérite et la sagacité, tout en travaillant à l’expansion de la Société de Saint-Vincent de Paul, de discerner les conditions de cette expansion : l’esprit de simplicité, de foi, de dévouement aux pauvres, de cordialité fraternelle devrait subsister comme aux premiers jours, Mais un groupement d’étudiants ferait place à une Société d’hommes qui pourraient différer entre eux par l’âge, par la carrière, par la condition sociale, et qui seraient unis par le seul lien de la charité chrétienne.
Ozanam souhaitait cette expansion, non seulement comme un moyen d’accomplir plus de bien, mais comme une condition indispensable de vitalité pour l’oeuvre existante : « Tâchons, » écrivait-il en novembre 1834 à son cousin Pessonneaux, « tachons de ne pas nous refroidir, mais souvenons-nous que dans les choses humaines il n’y a de succès possible que par un développement continuel, et que c’est tomber que (le ne pas marcher. » L’évènement fit mieux que confirmer ces espérances : il les dépassa largement et rapidement. Dès 1836, Ozanam avait la joie de constater l’existence de huit conférences, dont une à Home. En 1838 et 1839, ses ambitions s’étendaient et se précisaient à la fois : « Nous verrons peut-être un jour les enfants de notre vieillesse trouver un large abri sous cette institution dont nous avons vu les frêles commencements… Il m’est évident que la Société de Saint-Vincent de Paul grandit sans cesse en importance, qu’une mission magnifique lui est donnée, qu’elle seule, par la multitude et la condition de ses adhérents, par son existence sur tant de points divers, par l’abnégation de tout intérêt philosophique ou politique, peut rallier la jeunesse dans des voies droites, porter peu à peu dans les plus hautes classes et dans les fonctions les plus influentes un esprit nouveau, tenir tête aux associations secrètes qui menacent la civilisation de notre pays, et peut-être enfin sauver la France». Mais pour, Ozanam, cette action sociale et nationale ne devait être que la conséquence et la résultante de l’application aux humbles travaux de la charité quotidienne: «Avant de régénérer la France, nous pouvons soulager quelques-uns de ses pauvres». Cependant les progrès étaient de plus en plus merveilleux : eu 1845, rappelant à Lallier combien au début on avait fait de façons et formulé d’objections avant d’admettre un huitième adhérent, Ozanam constatait que la Société comptait à présent neuf mille membres.
DE LANZAC DE LABORIE